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Je me souviens, Notes de lecture 2021

Je me souviens de : « Simulacron 3 » (Daniel F. Galouye)

Le vertige philosophique de la simulation détaillée du comportement du consommateur, dès les années 60, par un petit maître parfois oublié de la science-fiction.

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Galouye

Dès le lendemain, Siskin commença à récolter le fruit de ses efforts de promotion. Deux programmes TV du matin avaient déjà donné des commentaires « confidentiels » sur un événement imminent dans le domaine de la simulectronique. Les trois journaux du soir publiaient en première page des articles sur Réactions & Co et son « incroyable » simulateur total d’environnement, le Simulacron 3. Je ne découvris qu’une seule allusion à la disparition de Morton Lynch. Dans l’Evening Press, Stan Walters terminait son article par ces lignes : Il semble que la police s’inquiète – en surface – de la « disparition » de Morton Lynch, superviseur de la sécurité interne dans la fabuleuse et nouvelle société appartenant au richissime Horace P. Siskin : Réactions & Co. Personnellement, il nous étonnerait que l’on déploie de grands efforts pour le retrouver. Mr Lynch aurait « disparu » au cours de la réception donnée par Siskin la nuit dernière dans son appartement. Nul n’ignore que les sensationnelles réceptions de Siskin ont été le théâtre d’événements autrement incroyables.
J’étais allé raconter mon histoire à la police, évidemment. Qu’aurais-je pu faire d’autre ? Quand on voit un homme disparaître, on ne peut simplement s’en laver les mains.
L’intercom sonna sur mon bureau, mais je n’y prêtai pas garde, car j’observais un transport aérien qui venait de se poser sur l’îlot d’atterrissage au milieu de la chaussée. Une douzaine d’hommes portant des brassards de l’Association des Enquêteurs certifiés en descendirent.
Ils se postèrent à intervalles réguliers le long de la façade de la REACO, brandissant des écriteaux qui proclamaient :
LES ENTREPRISES SISKIN NOUS MENACENT :
D’UN CHÔMAGE MASSIF !
DE DÉSORDRES SOCIAUX !
DU CHAOS ÉCONOMIQUE !
Et voilà : la réponse impulsive à la promesse d’une nouvelle application de la simulectronique permettant d’économiser de la main-d’oeuvre. Le monde avait déjà connu de tels bouleversements – lors de la révolution industrielle et du passage à l’automation.

Premier semestre 1981, classe de première scientifique. Alors que je découvre pour la première fois (en traduction française) les délices troublants et vertigineux de James Joyce à travers son « Ulysse », en même temps que « Le rivage des Syrtes » de Julien Gracq, et que le programme du bac français m’emmène plutôt du côté de Stendhal et de Voltaire, je continue bien entendu à lire de la science-fiction, mais désormais à un rythme moins soutenu que les deux ou trois années précédentes. Ayant plus ou moins fait le tour de ce qui est alors disponible de Philip K. Dick, et n’ayant curieusement (mais fermement) aucune envie de me plonger dans sa « Trilogie divine », dont le premier tome, « SIVA », vient tout juste d’être publié (en mars) chez Présence du Futur, je farfouille dans le si précieux « Catalogue des âmes et cycles de la SF » de Stan Barets, paru deux ans plus tôt, et m’y laisse aisément convaincre – la notice mentionnant dans mon lointain souvenir d’époque une parenté thématique avec le Dick du « Dieu venu du Centaure », de « Ubik » ou de « Au bout du labyrinthe » – de me plonger dans « Simulacron 3 », très court roman de Daniel F. Galouye, publié en 1964, traduit en français en 1968 par Frank Straschitz chez Galaxie Bis (avant d’être réédité une première fois chez J’ai Lu en 1977, édition que je me procure donc en 1981, pour finir désormais chez Folio SF depuis 2010, après une révision de la traduction par Julie Pujos).

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Plusieurs jours passèrent avant que je puisse tenter d’approfondir l’énigme Lynch-Fuller- guerrier grec.
La mise au point définitive et la programmation de toutes les fonctions du simulateur d’environnement prenaient tout mon temps.
Siskin ne nous laissait pas en paix. Il voulait le système prêt à fonctionner dans les trois semaines, bien qu’il y eût encore plus de mille circuits de réactions subjectives à y incorporer pour porter sa « population » initiale à dix mille.
Comme notre simulation d’un système social voulait être l’équivalent exact d’une communauté autonome, des milliers de maîtres-circuits devaient être dotés d’un environnement complet, comprenant des détails tels que modes de transport, écoles, associations de jardinage, animaux domestiques, organismes gouvernementaux, entreprises commerciales, parcs et toutes autres institutions nécessaires à la vie urbaine. Bien entendu, tout cela était réalisé simulectroniquement – impressions sur bandes, polarisation des grilles, notations sur des tambours à mémoire.
Le résultat final était l’analogie électromathématique d’une agglomération-type, établie dans un monde simulé. Au début, il m’était impossible de croire que dans ces kilomètres de connexions, ces myriades de transducteurs et de potentiomètres de précision, ces dizaines de milliers de transistors, de générateurs fonctionnels et de systèmes d’acquisition d’information – que, dans ces innombrables constituants, reposait en puissance une collectivité entière, prête à réagir à tout stimulus que l’on pourrait programmer dans ses circuits d’entrée.
Ce ne fut qu’après avoir branché un système de surveillance et vu la machine à l’œuvre que je fus convaincu.

J’ignorais totalement à l’époque que « Simulacron 3 » avait été adapté à la télévision allemande en 1973, sous le titre « Le monde sur le fil », par Rainer Werner Fassbinder (ce sera un délice inattendu de la savourer en 2010, à sa sortie en dvd, grâce à Carlotta Films), avant d’être transformé au cinéma par Josef Rusnak (« The Thirteenth Floor », 1999). Quoi qu’il en soit, ce petit roman longtemps passé relativement inaperçu (Daniel F. Galouye, ancien pilote de l’US Navy et longtemps journaliste au Times-Picayune de La Nouvelle Orléans, vivait un peu à l’écart du milieu science-fictif de son époque, et bien que prolifique auteur de nouvelles, il n’écrira que cinq romans au fil de sa carrière, celui-ci étant le troisième), constitue bien une exploration incisive et rusée des univers virtuels et de leurs emboîtements, certes cinq ans après « Le temps désarticulé » de Philip K. Dick, mais trente-cinq ans avant le « Matrix » des sœurs Wachowski

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Tous les organes de publicité visuelle de la ville-simulacre émettaient au même instant le même message. Les réactions de milliers d’entités individuelles étaient filtrées, analysées, pompées vers le registre de sortie, pour être ensuite emmagasinées, indexées, classées… Un geste suffirait pour obtenir leur répartition en catégories tenant compte de l’âge, du sexe, de la profession, des opinions politiques, etc.
En quelques secondes, le simulateur d’environnement total de Fuller aurait accompli ce qui exigeait normalement un mois d’efforts et une armée d’Enquêteurs Certifiés.

L’un des mérites centraux de l’ouvrage, me semble-t-il, intact en le parcourant à nouveau rapidement ces jours-ci, est sans doute, en une percée que ne pourrait évidemment pas renier le Mérovingien de « Matrix » et son désormais célèbre « Action/Réaction », d’avoir analysé rondement le fantasme concret que constitue l’homo œconomicus avec ses réactions automatiques et purement rationnelles, calculables, aux stimuli mettant en jeu ses intérêts sous n’importe quelle forme envisageable, fantasme concret qui vaut fondation idéologique aussi bien de toute la micro-économie contemporaine dominante que de son bras armé depuis les années 1950, la théorie du comportement du consommateur, massivement diffusée dans les cours de marketing des business schools du monde entier depuis les années 1970 – celle que Marshall McLuhan, avec son sens de la formule, rassemblait sous le nom de « La mariée mécanique – Folklore de l’homme industriel ».

C’est aussi, pure nostalgie personnelle, ce « Simulacron 3 » qui fut le premier texte de science-fiction que je me sentis capable d’insérer dans une dissertation de philosophie, en guise d’illustration d’un sujet sur la liberté, en 1983, engageant au passage par ce biais un captivant dialogue ultérieur avec Alain Etchegoyen, mon professeur de l’époque. Par ailleurs, les règles du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog sont ici.

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Discussion

5 réflexions sur “Je me souviens de : « Simulacron 3 » (Daniel F. Galouye)

  1. Elsie Turcotte une canadienne

    « L’apparition du chevreuil » de (2020, Alto, 160 p.). Il s’agit d’un roman de l’écrivaine canadienne Elise Turcotte (elle tient à ce féminin, qui n’est pas très heureux, à mon avis).
    Roman après des poésies, puis un premier roman « Le Bruit des Choses Vivantes » (1999, Actes Sud, Babel, 245 p.) et un second « La Maison Etrangère » (2014, Bibliothèque Québecoise, 222 p.) qui obtient le Prix du Gouverneur Général en 2003. Bon début. Un recueil de nouvelles aussi « Caravane » (2005, Bibliothèque Québecoise, 141 p.,) et plusieurs ouvrages pour la jeunesse.
    Louer un chalet isolé pour échapper au harcèlement sur les réseaux dits sociaux, fuir une famille dont le beau-frère se voudrait être le mâle dominant, avec pouvoir sur la sœur et leur enfant, et de là sur les autres membres de la famille. « C’est un modeste chalet en forêt où me voici enfin seule. Je regarde la danse des arbres dans la réalité ». Dehors, la neige qui arrive, la forêt où il n’arrive rien, le chalet vide d’à coté où seule la mérule est arrivée. « Nous sommes dans une forêt du Québec » « Oui, mais je n’ai jamais vu de chevreuils ». C’est Godot dans la Belle Province. Sauf que Vladimir et Estragon, ce n’est pas Aron, le bailleur, ni l’écrivaine (je maintiens le féminin). Alors que ressasser, sinon les frustrations et les harcèlements de la part de rock Dumont. Les difficultés du couple de sa sœur, où l’enfant est un enjeu permanent dans le couple. Les visites à « Elle » la psychologue. Et toujours pas de Godot qui sorte de la forêt. (ni de « masculiniste » d’ailleurs). Par contre on a droit à un « sénateur socialiste du Vermont » ou à des allusions à un président voisin pour le moins extravagant.
    Des extras comme l’histoire de l’ours, du chien, du fusil ou encore des vêtements, ou de la folie La visite au parc du héron. « Quelqu‘un va venir ». « L’enfant a dit d’abord que d’abord il a cru que sa mère serait morte. Sinon pourquoi son père aurait-il ce fusil. Le chien est mort »
    « Un soir, le chevreuil apparaît dans le halo du lampadaire »

    Publié par jlv.livres | 11 février 2021, 19:36
    • J’ai lu Simulacron 3 au début des années 70, et j’en ai encore un souvenir très vif comme d’autres livres phares.

      Le Rire de Bergson ou le Singe Nu de Morris Desmond, font partie de ces livres marquants qu’on lit d’une seule traite.

      L’Anomalie de Hervé le Tellier, que je viens de terminer, est une autre réponse à cette question sur ce qu’est la réalité, et c’est pourquoi à 50 ans d’intervalle, j’ai recherché sur le Web si Simulacron 3 avait encore un écho dans ce monde, et je suis tombé par hasard sur ce site.

      Merci !

      Publié par Delaborde | 2 Mai 2021, 13:30

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