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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Quand les dieux se moquent » (Alexandra Marinina)

Un groupe d’électro-pop moscovite, beaucoup de faux-semblants, une corruption ordinaire : une enquête joliment retorse d’Anastasia Kamenskaïa.

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Si l’on demandait à un panel de jeunes filles quel mot hante le plus leur imagination, il est probable que dans quatre-vingt-dix-huit pour cent des cas elles répondraient : amour, fiancé, mariage, prince charmant ou quelque chose du même genre. Evguenia, elle, faisait partie des deux pour cent qui diraient autre chose car, depuis qu’elle avait douze ans, le mot qui lui paraissait à la fois magique et mystérieux, séduisant et effrayant, était « prison ». Elle n’était encore qu’une petite fille qu’elle prenait plaisir à lire, en tremblant, Une journée d’Ivan Denissovitch, le roman autobiographique de Soljenytsine sur la vie dans les camps, ou Le Goulag des enfants de Leonid Gabychev. Adolescente, elle s’était ensuite plongée dans les œuvres documentaires et les articles sur la politique et la société. Elle achetait aussi des vidéocassettes de films américains, sur les mœurs en prison. Son père n’approuvait pas cette passion, mais n’osait pas contrarier sa fille qui lui disait vouloir devenir avocate et protéger les droits des hommes privés de liberté. Cela sonnait un peu comme l’annonce d’une future carrière, ce à quoi il n’avait rien à redire. Si Evguenia avait été honnête… Mais cela faisait longtemps qu’elle ne disait plus la vérité à son père.

Deux jeunes gens assassinés quasiment à la sortie d’un concert du groupe BBC, une formation d’électro-pop moscovite en train d’émerger péniblement du pur underground. Une jeune femme hautement couvée par son père pour lui éviter tous dangers et toutes tentations. Un couple très libre aux arrangements tendres et efficaces. Une chanteuse aussi romantique que matérialiste. Une brigade criminelle ayant entamé quelques bouleversements hiérarchiques, inexorables mais légèrement déstabilisants. Les ingrédients joliment disparates de « Quand les dieux se moquent » tissent un soigneux imbroglio entre pistes d’enquête authentiques, faux-semblants, non-dits, coïncidences qui n’en sont peut-être pas et ironies du sort, pour un résultat toujours aussi convaincant.

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Sourine détestait ces rencontres. Il lui semblait que communiquer par téléphone avec Roubtsov était beaucoup plus sûr. Pour lui, une affaire exposée dans une conversation téléphonique était simple par définition et ne dissimulait aucune menace, alors que dans un tête-à-tête, il fallait forcément s’attendre à des coups tordus. Comme de nombreux employés de l’Etat, Vassili Nikanorovitch Sourine n’avait rien contre le fait de recevoir de l’argent, mais il n’aimait pas du tout le récupérer en mains propres. Lorsque, la veille au soir, Roubtsov lui avait passé un coup de fil à son domicile pour lui déclarer qu’ils devaient se rencontrer, il s’était laissé gagner par une sourde inquiétude qui avait même troublé son sommeil. Le lendemain matin, il s’était réveillé en sueur, la bouche sèche et avec un arrière-goût dégoûtant, comme s’il avait bu plus que de raison et bouffé un paquet entier de cigarettes. En se liant avec l’entrepreneur et en lui rendant des services grassement rétribués, il avait mis le doigt dans un engrenage dont même la retraite ne le sauverait pas.

Publié en 2000, un an après « La septième victime », traduit en français en 2012 par Galia Ackerman et Pierre Lorrain (qui suivent l’aventure de cette série depuis le début, avec constance et brio, malgré les nombreux « sauts » chronologiques éditoriaux y ayant pris place dans notre pays), dans la collection Robert Pépin présente… de Calmann-Lévy, « Quand les dieux se moquent » est le vingt-deuxième épisode des enquêtes d’Anastasia Pavlovna Kamenskaïa, l’enquêtrice brillante, méticuleuse et opiniâtre de la brigade criminelle de la police moscovite, créée par Alexandra Marinina en 1992, et rapidement devenue l’une des lectures policières les plus populaires du monde russophone. Mélange toujours rusé de police procedural plongé dans les méandres parfois complexes de l’enquête criminelle sous juridictions multiples, officielles ou officieuses, de compte-rendu aussi authentique que discrètement conduit de la vie quotidienne des Moscovites après la chute de l’Union soviétique, dans la découverte d’un certain type de capitalisme néo-libéral, et d’ingrédients « classiques » du crime contemporain, ces enquêtes demeurent encore et toujours, huit ans après leur création, un exemple saisissant de ce que peut produire de meilleur une littérature hautement populaire, à cadence de production presque infernale, lorsque les ressorts socio-politiques, matériels et psychologiques qui mettent en route les situations et les personnages sont aussi parfaitement maîtrisés que par Alexandra Marinina.

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Tchebotaïev remarqua avec satisfaction que sa petite feinte avait marché. Avant de venir, il avait compilé toutes les informations possibles sur le groupe BBC et appris les noms et surnoms des gens liés à ses activités, de manière à ne pas interrompre la conversation pour poser des questions superflues. En plus des trois interprètes et de leur manager Paparov, il connaissait le chorégraphe, la maquilleuse, l’habilleur et le gars de la technique.
En tout cas, maintenant, Medvedeva et Beïssenov riaient tous les deux, plus détendus. Il savait très bien de quoi ils avaient peur et pourquoi ils ne voulaient pas parler sans la présence de Paparov. Ils ne faisaient pas la différence entre la Brigade criminelle et le service de lutte contre les crimes économiques. Pour eux, comme pour la plupart des gens, la milice était un organisme tentaculaire dont les représentants, interchangeables, pouvaient s’occuper tantôt des crimes de sang, tantôt des vols ou des détournements, tantôt encore de la délivrance de permis de port d’armes… S’il avait été question de travail au noir et de fraude fiscale, ce n’aurait pas été un flic de la Criminelle qui serait venu les voir. Pareilles subtilités échappant aux deux jeunots qui se trouvaient devant lui, Tchebotaïev décida d’apaiser leurs craintes, mais pas d’une manière stupide en leur disant quelque chose du genre : « Tout doux, mes agneaux, je ne viens pas pour les impôts. » Cela n’aurait fait que les hérisser et ils se seraient refermés comme des huîtres de peur de laisser tomber le moindre mot superflu. La solution était d’agir en finesse et en faisant peu à peu sentir que la conversation ne porterait pas sur des questions économiques.
– Pourquoi riez-vous ? demanda-t-il en roulant des yeux blancs. J’ai dit quelque chose d’idiot ?
– Non, vous avez touché juste à propos du papa, répondit Choura en reprenant un peu de son sérieux. En plein dans le mille.
– Je ne comprends pas, dit Tchebotaïev en fronçant les sourcils pour imiter une parfaite innocence.
– Le surnom de notre manager est justement Papa, expliqua Beïssenov. Il s’appelle Paparov.

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