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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Nietzsche et la philosophie » (Gilles Deleuze)

L’une des premières œuvres de Gilles Deleuze, et déjà un jalon essentiel, à la fois d’une certaine manière de pratiquer la lecture philosophique, et d’une tentative de compréhension combative d’une pensée complexe.

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RELECTURE

Nietzsche

Peu d’ouvrages d’exégèse créatrice, en matière de philosophie, m’auront autant marqué que ce « Nietzsche et la philosophie », publié par Gilles Deleuze en 1962, que j’ai découvert en 1983 parmi les lectures complémentaires conseillées du cours d’Alain Etchegoyen sur la liberté, et qui me rendit – comme à bien d’autres, il me semble – relativement accessible la pensée d’un penseur souvent complexe et parfois obscur, de prime abord.

Loin de moi l’idée de tenter un résumé même parcellaire de ce travail qui attaque les textes à bras-le-corps, pratiquant l’authentique spéculation philosophique de main de maître, et permettant à l’amatrice ou au profane d’aborder plus sereinement certaines obscurités apparentes – et de nombreuses touffeurs – de Friedrich Nietzsche : une modeste note de lecture n’y suffirait évidemment pas.

Le projet le plus général de Nietzsche consiste en ceci : introduire en philosophie les concepts de sens et de valeur. Il est évident que la philosophie moderne, en grande partie, a vécu et vit encore de Nietzsche. Mais non pas peut-être à la manière dont il l’eût souhaité. Nietzsche n’a jamais caché que la philosophie du sens et des valeurs dût être une critique. Que Kant n’a pas mené la vraie critique, parce qu’il n’a pas su en poser le problème en termes de valeurs, tel est même un des mobiles principaux de l’œuvre de Nietzsche. Or il est arrivé dans la philosophie moderne que la théorie des valeurs engendrât un nouveau conformisme et de nouvelles soumissions. Même la phénoménologie a contribué par son appareil à mettre une inspiration nietzschéenne, souvent présente en elle, au service du conformisme moderne. Mais quand il s’agit de Nietzsche, nous devons au contraire partir du fait suivant : la philosophie des valeurs, telle qu’il l’instaure et la conçoit, est la vraie réalisation de la critique, la seule manière de réaliser la critique totale, c’est-à-dire de faire de la philosophie à « coups de marteau ». La notion de valeur en effet implique un renversement critique. D’une part, les valeurs apparaissent ou se donnent comme des principes : une évaluation suppose des valeurs à partir desquelles elle apprécie les phénomènes. Mais, d’autre part et plus profondément, ce sont les valeurs qui supposent des évaluations, des « points de vue d’appréciation », dont dérive leur valeur elle-même. Le problème critique est : la valeur des valeurs, l’évaluation dont procède leur valeur, donc le problème de leur création. L’évaluation se définit comme l’élément différentiel des valeurs correspondantes : élément critique et créateur à la fois. Les évaluations, rapportées à leur élément, ne sont pas des valeurs, mais des manières d’être, des modes d’existence de ceux qui jugent et évaluent, servant précisément de principes aux valeurs par rapport auxquelles ils jugent. C’est pourquoi nous avons toujours les croyances, les sentiments, les pensées que nous méritons en fonction de notre manière ou de notre style de vie. Il y a des choses qu’on ne peut dire, sentir ou concevoir, des valeurs auxquelles on ne peut croire qu’à condition d’évaluer « bassement », de vivre et de penser « bassement ». Voilà l’essentiel : le haut et le bas, le noble et le vil ne sont pas des valeurs, mais représentent l’élément différentiel dont dérive la valeur des valeurs elles-mêmes.

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Dès les premières pages, le ton de l’analyse conduite ici est donné : incisif et minutieux, et néanmoins créatif et enlevé. Pour mener à bien ce travail de clarification, d’explicitation et – déjà – de pesée différentielle des plus importants concepts nietzschéens, Gilles Deleuze s’appuie fort logiquement, au premier chef, sur le plus nettement dissertatif des textes du philosophe, sa « Généalogie de la morale » (1887), dont il se sert en continu comme du filtre littéral permettant d’apprécier les constructions plus secrètes de « Par-delà bien et mal » (1886), certains des fragments les moins contestables (parmi les manipulations posthumes opérées sur les cahiers) du texte abandonné en 1888 de « La volonté de puissance », ou, surtout, les récits métaphoriques de « Ainsi parlait Zarathoustra » (1885). Le recours à « Humain, trop humain » (1878), à « L’Antéchrist » (1888) ou à « Ecce Homo » (1888) est, comme l’on pouvait le présager, plus anecdotique, tandis que « La Naissance de la tragédie » (1872) joue bien son rôle fondateur lorsqu’il s’agit d’aborder les concepts les plus directement liés à la figure de Dionysos, rôle utilement complété par plusieurs incursions dans les plus rarement cités « Dithyrambes dionysiaques » (1889).

Nous ne trouverons jamais le sens de quelque chose (phénomène humain, biologique ou même physique), si nous ne savons pas quelle est la force qui s’approprie la chose, qui l’exploite, qui s’en empare ou s’exprime en elle. Un phénomène n’est pas une apparence ni même une apparition, mais un signe, un symptôme qui trouve son sens dans une force actuelle. La philosophie tout entière est une symptomatologie et une séméiologie. Les sciences sont un système symptomatologique et séméiologique. À la dualité métaphysique de l’apparence et de l’essence, et aussi à la relation scientifique de l’effet et de la cause, Nietzsche substitue la corrélation du phénomène et du sens. Toute force est appropriation, domination, exploitation d’une quantité de réalité. Même la perception dans ses aspects divers est l’expression de forces qui s’approprient la nature. C’est dire que la nature elle-même a une histoire. L’histoire d’une chose, en général, est la succession des forces qui s’en emparent, et la coexistence des forces qui luttent pour s’en emparer. Un même objet, un même phénomène change de sens suivant la force qui se l’approprie. L’histoire est la variation des sens, c’est-à-dire « la succession des phénomènes d’assujettissement plus ou moins violents, plus ou moins indépendants les uns des autres ». Le sens est donc une notion complexe : il y a toujours une pluralité de sens, une constellation, un complexe de successions, mais aussi de coexistences, qui fait de l’interprétation un art. « Toute subjugation, toute domination équivaut à une interprétation nouvelle. »

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En cinq chapitres, il s’agit donc bien d’expliciter le mieux possible, de préciser et d’interpréter des notions soit déjà balisées avant Nietzsche, soit jaillies de son propos complexe empruntant si souvent des techniques différentes de communication, soit – dans certains cas – transmutées (il y a en effet des pièges de vocabulaire et certains faux amis qui n’échappent pas à Gilles Deleuze, pour notre plus grand bénéfice de lectrice ou de lecteur) : le tragique, la généalogie, le sens, la volonté, la dialectique, l’existence, l’innocence, le hasard, l’éternel retour, le coup de dés, l’actif et le réactif, la volonté de puissance, la critique, la vérité, la morale, l’art, le ressentiment, la mauvaise conscience, l’idéal ascétique, le nihilisme, tels sont les principaux concepts tour à tour pesés, comparés et décryptés, parfois de manière particulièrement audacieuse, par le jeune philosophe de trente-sept ans, après neuf ans sans publication, nourrissant le développement de sa pensée propre en décortiquant de son mieux Nietzsche, après son immersion initiale chez Henri Bergson et chez David Hume.

L’interprétation révèle sa complexité si l’on songe qu’une nouvelle force ne peut apparaître et s’approprier un objet qu’en prenant, à ses débuts, le masque des forces précédentes qui l’occupaient déjà. Le masque ou la ruse sont des lois de la nature, donc quelque chose de plus qu’un masque et une ruse. La vie, à ses débuts, doit mimer la matière pour être seulement possible. Une force ne survivrait pas, si d’abord elle n’empruntait le visage des forces précédentes contre lesquelles elle lutte. C’est ainsi que le philosophe ne peut naître et grandir, avec quelque chance de survie, qu’en ayant l’air contemplatif du prêtre, de l’homme ascétique et religieux qui dominait le monde avant son apparition. Qu’une telle nécessité pèse sur nous, n’en témoigne pas seulement l’image ridicule qu’on se fait de la philosophie : l’image du philosophe-sage, ami de la sagesse et de l’ascèse. Mais plus encore, la philosophie elle-même ne jette pas son masque ascétique à mesure qu’elle grandit : elle doit y croire d’une certaine manière, elle ne peut que conquérir son masque, lui donnant un nouveau sens où s’exprime enfin la vraie nature de sa force anti-religieuse. Nous voyons que l’art d’interpréter doit être aussi un art de percer les masques, et de découvrir qui se masque et pourquoi, et dans quel but on conserve un masque en le remodelant. C’est dire que la généalogie n’apparaît pas au début, et qu’on risque bien des contresens en cherchant, dès la naissance, quel est le père de l’enfant. La différence dans l’origine n’apparaît pas dès l’origine, sauf peut-être pour un œil particulièrement exercé, l’œil qui voit de loin, l’œil du presbyte, du généalogiste. C’est seulement quand la philosophie est devenue grande qu’on peut en saisir l’essence ou la généalogie, et la distinguer de tout ce avec quoi, au début, elle avait trop d’intérêt à se confondre. Il en est ainsi de toutes choses : « En toute chose, seuls les degrés supérieurs importent. » Non pas que le problème ne soit pas celui de l’origine, mais parce que l’origine conçue comme généalogique ne peut être déterminée que par rapport aux degrés supérieurs.

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Cette troisième lecture, en 2019, d’un texte qui fut pour moi aussi fondateur (en dehors de toute prétention à la pratique philosophique, qui n’est bien entendu pas mon propos) ne devait rien au hasard : ayant voulu relire « La horde du contrevent » d’Alain Damasio, au moment d’aborder ses « Furtifs » (les notes de lecture en sont à présent également en approche), je voulais aussi,  presque quinze ans plus tard, comparer plus en profondeur mes impressions de jadis et de maintenant, et vérifier les heuristiques présentes chez Nietzsche, mais peut-être plus encore chez Deleuze lisant Nietzsche (le présent ouvrage) et chez Deleuze sublimant et subvertissant Nietzsche pour en faire autre chose, d’authentiquement neuf (je vous parlerai logiquement de « Mille plateaux » dans quelque temps) pour mieux saisir les contours complexes d’un roman d’aventures et d’imaginaire dont la poésie métaphorique est certainement l’une des plus riches et des plus-complexes-qu’il-n’y-paraît de la littérature contemporaine. Indéniablement, la compréhension de la Horde, au-delà même de son usage direct et tardif du chameau, du lion et de l’enfant, ou de ses nombreux et fabuleux filigranes du Christ, d’Ariane et de Dionysos, se nourrit puissamment d’une familiarité retrouvée avec des concepts, rendus plus accessibles par Gilles Deleuze il y a maintenant quarante ou cinquante ans, concepts qui alimentent tour à tour, au strict minimum, la nature même – si difficile d’abord à appréhender pleinement chez Alain Damasio, par la magie du contournement poétique – du vif, celle, presque plus secrète encore, du travail, celle de la danse et du jeu, ou encore les rôles et les positions d’avatars essentiels tels que le scribe Sov Strochnis, le troubadour Caracole, le combattant-protecteur Erg Machaon, l’aéromaître Oroshi Mélicerte, ou bien entendu le traceur Golgoth. Au même titre par exemple que le récent « Qu’est-ce que la pop’ philosophie ? » de Laurent de Sutter, cet ouvrage nous prouve à nouveau, s’il en était besoin, les liens étroits qu’entretiennent, qu’ils soient manifestes ou plus cachés, la grande littérature et la philosophie créatrice.

Chez Nietzsche, jamais le rapport essentiel d’une force avec une autre n’est conçu comme un élément négatif dans l’essence. Dans son rapport avec l’autre, la force qui se fait obéir ne nie pas l’autre ou ce qu’elle n’est pas, elle affirme sa propre différence et jouit de cette différence. Le négatif n’est pas présent dans l’essence  comme ce dont la force tire son activité : au contraire, il résulte de cette activité, de l’existence d’une force active et de l’affirmation de sa différence. Le négatif est un produit de l’existence elle-même : l’agressivité nécessairement liée à une existence active, l’agressivité d’une affirmation. Quant au concept négatif (c’est-à-dire la négation comme concept), « ce n’est qu’un pâle contraste, né tardivement en comparaison du concept fondamental, tout imprégné de vie et de passion ». À l’élément spéculatif de la négation, de l’opposition ou de la contradiction, Nietzsche substitue l’élément pratique de la différence : objet d’affirmation et de jouissance. C’est en ce sens qu’il y a un empirisme nietzschéen. La question si fréquente chez Nietzsche : qu’est-ce que veut une volonté, qu’est-ce que veut celui-ci, celui-là ? ne doit pas être comprise comme la recherche d’un but, d’un motif ni d’un objet pour cette volonté. Ce que veut une volonté, c’est affirmer sa différence. Dans son rapport essentiel avec l’autre, une volonté fait de sa différence un objet d’affirmation. « Le plaisir de se savoir différent », la jouissance de la différence : voilà l’élément conceptuel nouveau, agressif et aérien, que l’empirisme substitue aux lourdes notions de la dialectique et surtout, comme dit le dialecticien, au travail du négatif. Que la dialectique soit un travail et l’empirisme une jouissance, c’est les caractériser suffisamment. Et qui nous dit qu’il y a plus de pensée dans un travail que dans une jouissance ? La différence est l’objet d’une affirmation pratique inséparable de l’essence et constitutive de l’existence. Le « oui » de Nietzsche s’oppose au « non » dialectique ; l’affirmation, à la négation dialectique ; la différence, à la contradiction dialectique ; la joie, la jouissance, au travail dialectique ; la légèreté, la danse, à la pesanteur dialectique ; la belle irresponsabilité, aux responsabilités dialectiques. Le sentiment empirique de la différence, bref, la hiérarchie, voilà le moteur essentiel du concept plus efficace et plus profond que toute pensée de la contradiction.

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Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Nietzsche et la philosophie » (Gilles Deleuze)

  1. Et voilà, j’ai envie à mon tour de le relire, et de relire la Horde, et Mille Plateaux (ce ne serait pas un luxe puisque sa lecture en intensité et en montagne russe nous expulse parfois sur la Lune et parfois au profond de la terre).

    Publié par Raphmaj | 1 juin 2019, 11:11

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