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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Trio pour un monde égaré » (Marie Redonnet)

Les voix ineffaçables de Marie Redonnet pour résister au chaos d’un monde en perdition.

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Les trois protagonistes principaux dont les voix s’entrelacent dans le «Trio pour un monde égaré» de Marie Redonnet,  paru le 4 janvier 2018 aux éditions Le Tripode, portent des noms aux consonances hybrides – Willy Chow, Douglas Marenko et Tate Combo – qui ne les rattachent pas clairement à une nationalité ou une aire géographique précise et font d’eux des représentants d’une humanité entière précipitée dans l’égarement. Leurs noms énigmatiques reflètent leurs identités multiples et menacées, la fragilité de leur vie dans le chaos d’une humanité marquée par des conflits et des guerres incessantes, par l’effacement de la mémoire et du sens.

Marie Redonnet donne voix aux personnages qui l’habitent, avec une écriture ainsi proche du théâtre, toujours présent dans son œuvre, en parallèle de ses romans. Le premier de ce trio de solitaires, qui se présente sous le nom de Willy Chow, homme aux vies et aux identités multiples, a acheté et vit sur un domaine isolé à proximité d’une ville frontalière. La nature est retournée à l’état sauvage et la plupart des bâtiments tombent en ruine dans ce lieu inhospitalier et beau, où les stigmates d’une guerre hors champs n’ont volontairement pas été effacés. Même si la paix règne dans la région, elle semble fragile et les forces menaçantes du conflit couvent, invisibles mais présentes.
Le deuxième personnage est un scientifique, interpellé sous le nom de Douglas Marenko à proximité de la frontière, emprisonné dans une cellule aveugle, éclairée vingt-quatre heures sur vingt-quatre par de la lumière artificielle, pour effacer son passé et son identité, à coups de torture et de médicaments.

® Laetitia Tura, Disparitions

«Tous ces souvenirs me reviennent dans cette barque qui dérive sur le lac recouvert de flocons givrés face au chalet où mystérieusement je me retrouve tel que j’étais il y a cinquante ans. Ma mémoire me réchauffe le cœur et me remplit de joie. Comment ai-je pu passer toute ma vie accrochée à une recherche qui m’a rendu fou ? Je sens mon pouls qui s’affole. Je suis pris de vertige. Surtout ne pas tomber dans le lac ! M’accrocher à la barque jusqu’à ce que le malaise ait disparu ! Mais alors cette recherche pour laquelle j’ai tout sacrifié et que j’ai crue essentielle à ma vie ne serait qu’une chimère de mon esprit malade ? Je me serais trompé du tout au tout. J’aurais vécu ma vie comme si j’écrivais la suite des romans que maman me lisait. Il n’y avait jamais de fin. J’attendais toujours la suite, brutalement interrompue par sa mort. J’aurais continué de me la raconter sans m’en rendre compte comme si je vivais ma propre vie ?»

Incendies de Wadji Mouawad (au théâtre de Lise-Guèvremont à Montréal, 2012)

Comme la comédienne Lora Sander dans «La femme au colt 45» fuyant le harcèlement de la dictature, Tate Combo a pris le chemin de l’exil pour échapper au massacre des siens dans son village natal de Mokambé. Rescapée et résistante, elle échappe à l’emprise d’un photographe qui l’a transformée en jouet et en cobaye rentable en lui faisant subir pendant cinq années, à coups d’opérations et de traitements, une douloureuse métamorphose. Le jour de sa délivrance, dans le chaos et les destructions, elle s’enfuie vers le quartier des Brumes, menacé de démolition.

«J’ignore tout des habitants du quartier des Brumes. Ils m’ont acceptée mais je ne suis pas des leurs. Ma métamorphose a fait de moi doublement une étrangère. Ils se réunissent chaque dimanche dans l’église, non pas pour assister à la messe (il n’y a jamais eu de prêtre) mais pour jouer de la musique et chanter. Ceux qui ne participent pas sont de fervents supporters. Le répertoire est connu de tous. Mais bizarrement ils le transforment, le dénaturent jusqu’à ce qu’il devienne méconnaissable. Les paroles des chansons perdent leur sens, les mélodies sont fausses et désaccordées. Et pourtant ils sont contents d’être là ensemble au concert du dimanche. Je ne comprends pas ce qui se passe. Johnny me donne une explication : les habitants du quartier des Brumes seraient en train de perdre la mémoire. Le dérèglement de leur concert serait un signe prémonitoire. Johnny a de drôles d’idées ! Sa réponse me trouble. Depuis que je vis à Long Fow, moi aussi je suis en train de perdre la mémoire. J’ai oublié la jeune fille de Mokambé, comme si elle n’avait jamais existé. Et Sira, la déesse photographiée par Bram Rift dans Stars of the World pendant les cinq années de ma métamorphose, je veux l’oublier aussi. Mais comment vivre si on perd la mémoire ?»

® Josef Koudelka

Loin de l’incandescence du «Feu pour feu» de Carole Zalberg, et comme l’auteure s’en explique dans sa passionnante postface autobiographique, la langue dépouillée de Marie Redonnet a une apparence faussement simpliste, délestée de tout effet et de tout pathos, qui laisse par son étrangeté en lisière du fantastique s’ouvrir un espace béant d’où sourdent les menaces.

«Ma langue minimale, qui est déjà celle des trois livres précédents, accentue l’effet d’étrangeté. On pourrait la croire rescapée d’une catastrophe, amnésique d’une histoire de la littérature française et de sa langue si riche que par mes études, mes lectures et ma réflexion personnelle je me suis appropriée, sans pour autant m’en reconnaître l’héritière. Je n’ai pu devenir écrivain qu’en travaillant dans la langue française une langue littéraire autre, réduite à l’essentiel (« langue mineure », comme l’appelle Deleuze dans son essai sur Kafka), ressourcée à l’oralité et à l’imaginaire, branchée sur le réel. Vidée des outils de la rhétorique, de la richesse du vocabulaire et de la complexité de la syntaxe, ma langue d’écrivain se cherche à partir du vide et de la perte. Elle est faussement simple et innocente puisqu’elle n’ignore pas la longue histoire de la littérature française, qu’elle continue à sa façon. Elle n’est pauvre qu’en apparence puisque cette pauvreté rend possible une expérience poétique.»

Avec les trois voix singulières de ses personnages souterrainement reliés, Marie Redonnet réussit à capter et condenser la noirceur et le chaos de l’espace-monde contemporain, la violence que subissent les exilés et avant tout les femmes, la violence du contrôle et de l’emprise sur l’intime, la violence de ces frontières qui ne sont plus des lieux de passage mais des lieux d’interdiction, des figures menaçantes du bannissement et de la persécution qui menacent l’être humain jusque dans ses grands fonds.

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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