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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Les miroirs obscurs » (Martin Winckler)

Une présentation tonique et intelligente des grandes séries américaines des années 1995-2005.

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Dans « Normal Again », un des plus beaux épisodes de Buffy contre les vampires, l’héroïne se retrouve tiraillée entre deux mondes : le premier est celui de la série où, en héroïne épique, elle lutte contre des monstres de toute nature ; le second ressemble au monde réel, au monde qui est le nôtre : là, ses parents n’ont pas divorcé, et elle est internée dans un asile psychiatrique dont les médecins remettent en cause l’existence de tout ce qui, depuis six ans, la fait vivre – les monstres qu’elle combat, mais aussi ses amis et ses proches. Sommée de choisir entre les deux, l’héroïne doit, comme le spectateur, choisir de rester dans son univers imaginaire et fantasmagorique où les combats sont rudes mais où le bien triomphe (parfois) du mal… ou de retourner vers un monde « réaliste », aseptisé et sinistre, où le lot quotidien est une lutte constante contre l’enfermement et l’aliénation. Buffy choisit finalement de vivre et de combattre dans celui des deux mondes où, même si les causes sont désespérées, imagination et engagement vont de pair.
Les auteurs de ce livre ont fait le même choix qu’elle.

Publié en 2005 chez Au Diable Vauvert, ce deuxième tome de l’histoire des séries américaines contemporaines entreprise par Martin Winckler succédait aux « Miroirs de la vie » (2002), et les quelques mots d’introduction dont est tiré l’extrait ci-dessus donnent d’emblée le ton : en confiant à quelques plumes supplémentaires le soin d’approfondir certaines séries mentionnées dans le tome précédent, ou de renforcer et compléter son propre discours, l’auteur a souhaité ici amplifier son analyse, au moment où les séries, américaines tout particulièrement, commencent à atteindre une popularité et un statut jusqu’alors inconnus en France pour cette forme artistique.

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Denys Corel, Antoine de Froberville et Ronan Toulet nous proposent ainsi une analyse très fine de Buffy the Vampire Slayer, dont on sait déjà qu’elle compte parmi les préférées de Martin Winckler (et l’on trouvera ici plus d’un lien avec la superbe fiction de Chloé Delaume, « La nuit je suis Buffy Summers », en 2007); Antoine de Froberville offre un bel éclairage sur son spin-off Angel, qui apparaît bien ici comme bien davantage qu’un habile complément de la série principale ; Fanny Couturier et Hélène « Joey » Frobard Dourlent, avec leur « Comment j’ai grandi avec Buffy », nous expliquent avec brio l’impact décisif que cette série a pu et peut avoir sur certaines spectatrices et certains spectateurs ; Denys Corel nous révèle certaine des profondeurs secrètes de Roswell, tandis que Henri Larski replace fort pertinemment Smallville dans un contexte puissant et beaucoup plus général.

Alain Carrazé présente un très pédagogique article intitulé « Comment on produit des séries à Hollywood », qui éclaire habilement les liens entre contraintes financières et techniques, d’une part, modalités de narration et de cinématographie retenues, d’autre part.

Diane Arnaud nous guide dans le labyrinthe foisonnant de Twin Peaks (qu’il faut absolument rapprocher des pages précieuses que consacre Pacôme Thiellement à cette série, notamment dans son « Pop Yoga » de 2013). Guillaume Dessaix réalise un superbe essai à propos de The Sopranos. Martin Winckler ajoute à cette partie un morceau de bravoure portant sur l’extraordinaire Six Feet Under, et Louise Kelso nous parle pour finir de Dead Like Me.

De notre point de vue, Twin Peaks devient immédiatement un point d’attache et d’ancrage pour qui aime marcher à la frontière du connu et de l’inconnu, de l’intérieur et de l’extérieur, du cliché et du singulier. La chaleur de l’endroit évoque autant le feu dévastateur des peurs archaïques logées dans les recoins de nos psychés que le réconfort sucré d’une tarte aux cerises et la sensation brûlante d’un café noir servis bien chauds au comptoir du diner local.

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Martin Winckler nous propose ensuite un rapide tour d’horizon de quelques séries inachevées, phénomène économique et esthétique toujours particulier à appréhender, avec Cop Rock, Profit, Leaving LA, et Now and Again, avant de consacrer un chapitre complet et passionnant à Oz, la première grande série produite par HBO, et le modèle quasiment absolu des séries carcérales contemporaines, devenues un genre presque à part entière.

[Oz] Diffusée aux États-Unis sur HBO, la principale chaîne du câble américain, à raison de huit épisodes par an seulement, et programmée sans coupure publicitaire, cette œuvre ne peut en aucun cas être réduite à une sorte de « série violente située dans une prison ». Elle est tout à la fois une description formidablement audacieuse de la culture et de la société américaines, une interrogation profonde sur la foi et la place de Dieu dans une société sans loi et une réflexion sur l’amitié et la loyauté entre les hommes. Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est également la chronique de plusieurs histoires d’amour, et la plus étonnante est celle qui unit Beecher, avocat déchu transformé en asocial par l’enfermement à Chris Keller, un assassin. Cette histoire étrange, à la fois violente et tendre, l’une des passions les plus singulières qu’il m’ait été donné de lire – et je dis bien lire, car ce sont les visages et les gestes qui la disent, plus que les paroles – fait voler en éclats toutes les figures imposées de la passion amoureuse.

Laure Mistral nous parle de Carnivàle, Sébastien Lafond de Law & Order : Criminal Intent, Martin Winckler proposant de surcroît ici un entretien avec Rene Balcer, créateur, producteur et scénariste de cette dernière série, avant que Brice Ferré et Mélanie Zaffran ne nous parlent de CSI: Crime Scene Investigation, Brice Ferré de CSI: Miami, Mélanie Zaffran de CSI: NY, et Séverine Barthes de The Shield.

Martin Winckler, sous le titre « Reconstruire le passé », traite ensuite de quatre séries pour certaines (mais pas toutes) moins connues du public français : Crossing Jordan, Boomtown, Without a Trace, et Cold Case, avant que Séverine Barthes ne reprenne le « cas » The X-Files, nous en offrant une vision fort intéressante (alors que Martin Winckler nous avait joliment fait part de tout son scepticisme à ce propos dans « Les miroirs de l’esprit »).

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Tandis que Denys Corel nous expose Taken et 24, et que Éric Bouche aborde Alias, Martin Winckler nous présente cinq nouvelles séries médicales, aux fortunes diverses : Northern Exposure, Diagnosis: Murder, Gideon’s Crossing, Everwood et Nip/Tuck. Christian Lehmann enchaîne avec The West Wing,

Sorkin est un homme de gauche, ce que les Américains  nomment un liberal (qui n’a rien à voir avec les libéraux ou ultralibéraux de notre côté de l’Atlantique). Avec The West Wing, il a offert à l’Amérique, et principalement à son aile la plus progressiste, un rêve éveillé, celui d’une grande nation, puissante, riche, guidée par un président intelligent et profondément moral. Autour de cet homme d’exception, une équipe d’hommes et de femmes dévoués à leur tâche, ne comptant ni leurs heures ni leurs efforts, forme un véritable plaidoyer pour le service public. Si ses détracteurs ont parlé à propos de la série de « surcharge d’information », ses zélateurs apprécient, au contraire, qu’on les traite en êtres intelligents, doués de conscience, et que les sujets débattus par ces pointures de la politique soient abordés dans toute leur complexité. On a souvent l’impression, comme dans Urgences, autre série produite par John Wells, d’assister réellement à des conversations de haut vol, auxquelles dans un premier temps on pense ne pas comprendre grand-chose, s’intéressant plutôt aux relations entre les personnages. Puis, et c’est la subtilité et le tour de force pédagogique de Sorkin, on réalise que sur des sujets aussi divers que la toxicomanie, le contrôle des armes, le recensement ou la déforestation, on vient d’assister à une présentation riche, inventive, respectant la complexité des problèmes. Car si Sorkin et la grande majorité des acteurs de la série ne masquent pas (ils auraient du mal) leur fort engagement du côté démocrate (allant pour certains d’entre eux jusqu’à s’impliquer dans la campagne d’Al Gore en 2000 et dans celle de John Kerry en 2004), la série ne présente pas une image aussi lisse et idyllique de ce gouvernement fictif qu’on pourrait le craindre.

Pour finir l’ouvrage,  Ronan Toulet évoque Star Trek: Deep Space Nine, et Jérôme Tournadre analyse Babylon 5, tandis que Séverine Barthes nous parle de diffusion des séries et d’internet en France, et que Denys Corel, Antoine de Froberville et Ronan Toulet, avec leur « Comment on dénature les séries : le sort de Buffy », reviennent avec brio sur les aberrations françaises décidées par une poignée de responsables de programmes incultes ou incompétents, avant de laisser Martin Winckler conclure en évoquant quelques-unes des innovations conceptuelles qui se profilaient à l’horizon télévisuel fin 2004.

Un ouvrage résolument stimulant, à la fois érudit et accessible, appliquant à l’art des (bonnes) séries la même rigueur que l’on aime en matière de critique littéraire de qualité, en se focalisant à nouveau sur la narration et la construction, sur le lien social et politique, plutôt que sur le symbolisme et les métaphores qui habitent, bien entendu, ces œuvres artistiques.

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À propos de Hugues

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