Colère et larmes d’encre contre les paquebots qui saccagent Venise.
«Venise n’est pas une ville de mer. Venise est lagune.»
Paru en 2015 et traduit en juin 2016 par Jérôme Nicolas pour les éditions de La Contre Allée, «Venise est lagune» est un texte court et percutant, un coup de colère contre les paquebots, ces montagnes d’acier titanesques et absurdes qui viennent quotidiennement dévaster la lagune de Venise, contre le tourisme de masse à bord de ces énormes centres commerciaux flottants et contre ceux qui, loin de se laisser émouvoir par la beauté de pierre et d’eau de la ville, considèrent Venise uniquement comme une gigantesque machine à sous.
«Quand mes yeux se lèvent et qu’ils ne sont pas encore connectés avec le paysage, le coup d’œil peut être trompeur. Te faire sursauter. On dirait un morceau de ville qui se détache du reste. Il vient juste de larguer les amarres du quai du port où il avait accosté, avec ses moteurs et ses groupes électrogènes continuellement en marche, il a rejeté dans l’air de la fumée noire qui se mélange aux fumées industrielles de Porto Marghera, pas loin derrière, il a fait vibrer les maisons tout autour, anéanti les téléviseurs et rendu muets les téléphones portables, dominés par ces tonnes d’acier, d’alliage et de champs magnétiques invincibles.»
Comme Patrick Deville le souligne dans sa préface, la démesure de ces monstres polluants qui impriment leur ombre noire sur le paysage est emblématique d’une marchandisation qui écrase et saccage le monde, sans considération pour l’histoire ni pour le paysage.
«Ce qu’on peut lire dans ces pages de Roberto Ferrucci c’est la déréalisation de notre monde, le refus de l’histoire et de la géographie que concrétisent et symbolisent le grand navire de croisière et la croisière touristique.»
Séjournant à Saint-Nazaire, Roberto Ferrucci se retrouve, à l’autre bout de la chaîne, observateur pendant des jours durant des paquebots qui se construisent, et ainsi confronté à la fierté compréhensible des habitants, car les imposants bateaux forment l’horizon de la ville et la preuve de la bonne santé des chantiers navals. Les observateurs naïfs ou intéressés à l’économie locale sont aveugles au statut de monstre marin destructeur des paquebots, qui devient évident dans le milieu fragile de la lagune vénitienne.
Alliant ses talents d’écrivain et journaliste, comme il avait su remarquablement le faire dans «Ça change quoi» (éditions du Seuil, 2010), Roberto Ferrucci crée une occasion de visite d’un de ces bateaux monstrueux, baptisé de manière incongrue du nom de Poesia. Le récit de cette visite, du décor intérieur, «une machine mange-fric», la description du personnel qui s’affaire dans les coulisses, à quelques jours seulement du départ du bateau, éclaire sous une lumière encore plus crue que ces monstres marins font partie de ces lieux où l’on n’est plus nulle part, apogée de la marchandisation globale, comme Dubaï, dont Mike Davis explicite l’endroit et l’envers du décor dans «Le stade Dubaï du capitalisme».
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