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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Carnet vénitien » (Liliana Magrini)

L’inquiétante et belle étrangeté de Venise, de jour et de nuit.

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Carnet vénitien

Publié en 1956 directement en français chez Gallimard, cet essai mythique affectant la forme d’un journal, ou d’annotations plus ou moins longues brodant sur des impressions ou des rencontres, constitue sans doute l’un des plus beaux textes consacrés à la Venise qui s’écarte quelque peu des sentiers battus, et de la ronde infernale des tour operators, pour goûter quelques moments plus rares, hors des saisons, des itinéraires ou des horaires les plus fréquentés.

Le dimanche, les pas retentissent dans le silence des calli presque vides. Une radio ou une voix chante à l’intérieur d’une maison : le tout espacé, dans une sorte d’assourdissement ouaté. Ce qu’ont de particulièrement poignant les bruits du dimanche, en dehors des quelques rues  à travers lesquelles s’écoule le fleuve lent des promeneurs, c’est leur accent de solitude. À Venise, ces bruits acquièrent peut-être, tant par le silence plus absolu que par l’écho, un isolement plus complet. Sans réponse. Rien n’accompagne – si ce n’est ce rai de soleil qui, au ras du mur, baigne une mince tranche de pavé où un chat s’étire.

Méditation en léger trompe-l’œil, réflexion dans l’immédiat après-guerre d’une Vénitienne qui n’affecte rien de désabusé, prise en compte intelligente de sensations fugaces comme de sentiments beaucoup plus installés, ces 160 pages incluent tout cela, comme des promenades sans but réel, des pauses auprès de personnes de fortune, ou des télescopages inattendus, au coin d’un campo ou d’un campiello, entre vieille histoire, art et actualité, comme Venise en secrète encore et toujours.

HR Venise 147

Mais la nuit, c’est plus sérieux. Dans la rue : son propre pas, si net parmi d’autres, qui de temps en temps le suivent, le croisent. Il était peut-être accompagné, puis on le retrouve, seul ; comme incertain d’abord, et presque entravé. Pas moyen de tricher avec sa peur si, à un tournant, il hésite, ni avec sa solitude, s’il traîne, comme à regret, quand on voudrait fuir. Mais parfois, il marque, vif, la joie de se retrouver soi-même : on en joue, en courant, comme on jouerait d’un tambour. Plus léger sur les ponts : l’air l’emporte et le dissout. Il s’arrête avec le tintement des clés dans le désert pierreux.
Mais dès qu’on est couché, ce sont les autres : de bonne heure, ils passent par bandes, ils rient, chantent. Ce n’est pas grave encore. On peut s’en distraire. Mais on ne se distrait pas de la conversation qui se poursuit entre deux hommes accoudés au parapet du pont, et dont les paroles vous parviennent ; et encore moins, plus tard, de l’homme seul. La respiration râlante de l’ivrogne, entrecoupée de gémissements, ou sa voix qui, résonnant contre les pierres, clame la malédiction ou promet le salut du monde ; les pas martelés de l’homme pressé, et le traînement de celui qui hésite à rentrer seul ; le mot échangé devant la porte, quelqu’un qui s’arrête le dos au mur, regarde peut-être, ou réfléchit : un raclement léger de temps en temps, ou un piétinement sur place… non, ces solitaires, on ne sait pas les quitter.
Il arrive parfois, passant dans les rues désertes d’autres villes, d’entendre les bruits nocturnes venant de l’intérieur des maisons ; jamais à Venise : chacun est seul sur cette scène qu’est la rue, les autres, derrière le mur, demeurant des spectateurs séparés.

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Comme chez Pasinetti, par ailleurs, et notamment dans son roman « De Venise à Venise », on trouvera aussi ici, au détour d’une phrase, ces éléments comme jetés au hasard qui tracent néanmoins l’évolution d’une société, d’un rapport à la ville et au temps, et d’une entrée bizarrement contournée dans une modernité qui n’est pas ici comme ailleurs, sans doute. Comme cette brève note sur la Giudecca de 1950, parlant du lieu où s’élève désormais le Hilton de Venise, disposant de l’une des trois piscines à ciel ouvert de la ville.

Est-ce ces écrasantes usines aux escaliers de fer que défendent, épais museaux rouges, de grands réservoirs, qui ont fait de la Giudecca, si proche pourtant de la ville, un monde séparé ? Le massif château nordique, dont une fantaisie 1900 a revêtu le plus grand moulin de Venise, y ajoute : et le morne front des prisons et des couvents. Ils ont les mêmes barreaux et, au-delà, dans le rez-de-chaussée aux relents aigres, les mêmes lourdes tentures de damas implacablement tirées. C’est ici que Michel-Ange choisit de se loger pour fuir les honneurs et les cérémonies dont on le menaçait. Aujourd’hui, la misère y domine : sans recours.
Le vent, ce matin, gifle sans pitié et sans répit l’étroit quai noir d’ombre et de suie.

[Ajout 2021] Longtemps épuisé, ce texte est réédité en novembre 2021 chez Serge Safran, et pourra désormais être acheté ici.

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Molino Giudecca

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « Carnet vénitien » (Liliana Magrini)

  1. Quel bonheur de lire ces lignes sur ce pur petit chef d’oeuvre ! Je viens une fois encore de le glisser ds ma valise avant de partir pour Venise .

    Publié par Delerm martine | 20 juin 2016, 16:25

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Note de lecture : « San Michele  (Thierry Clermont) | «Charybde 2 : le Blog - 22 février 2015

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