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Notes de lecture 2024, Nouveautés

Note de lecture : « Python » (Nathalie Azoulai)

Un étonnant et savoureux voyage improvisé en direction des complexités et des simplicités de la ligne de code. Souvent hilarant, le choc entre littérature et programmation s’y révèle sous un jour inattendu.

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Python

Nous nous apprêtons à déjeuner sur la terrasse de notre ami Pierre, nous sommes une dizaine de convives. C’est un beau jour de juin, ensoleillé, pas trop chaud, un jour qui donne envie de vivre longtemps. Un jour qui ressemble à celui vers lequel s’élance Clarissa, l’héroïne de Virginia Woolf, au début de Mrs Dalloway, avec juste ce qu’il faut de fraîcheur à des enfants sur une plage, comme elle dit.
Dans un coin de la terrasse, j’aperçois le fils de Pierre, Boris. Il est attablé devant un ordinateur, casque sur les oreilles. C’est un garçon vif et affable d’habitude, mais là, il nous sourit à peine, ne nous rejoint pas, ne fait même pas mine de vouloir se lever. Je me demande pourquoi il reste sur la terrasse et ne va pas s’enfermer dans une pièce de la maison s’il a tant à faire, mais peut-être qu’il reste là pour avoir juste ce qu’il lui faut de fraîcheur, comme des des enfants sur une plage.
Son père le dédouane. Il nous explique que Boris vient de se réveiller car il a passé la nuit à coder, il ne déjeunera pas avec nous. D’ailleurs, il ne déjeune jamais ces temps-ci. Il avale des barres de céréales et des pommes toute la journée devant son écran. Son clavier doit être tout collant, s’esclaffe Pierre, je n’arrête pas de lui dire d’aller courir, de bouger, mais que voulez-vous ? Il code il code il code. Pierre dit ça sans ponctuation, avec une pointe de fierté.

Autrice consacrée, « de plus de cinquante ans », la narratrice décide tout à coup – à la surprise des ses proches, qui semblent néanmoins plus ou moins coutumiers de ses saisies obsessionnelles – de plonger dans l’univers du code – de la programmation. Si elle-même ne parvient pas totalement à rationaliser ses justifications et ses motivations (souvent particulièrement savoureuses lorsque certaines se dévoileront au fil des pages et des questionnements), la lectrice ou le lecteur y discerneront pêle-mêle (même si certains subtils fils d’Ariane se dégageront peu à peu de son tableau mural d’investigation « à la Carrie Matheson ») le besoin de comprendre un univers comme marqué socialement par l’adolescence et la post-adolescence certes, mais aussi par la vitesse, tout simplement (ce sur quoi Hartmut Rosa et Paul Virilio comme le numéro 9 de La Moitié du Fourbi auraient sans doute leur mot à dire aussi). En jouant à opposer les apparences du code et celles de la littérature – tout particulièrement lorsqu’elle ancre son propre savoir dans les siècles classiques -, elle entreprend a contrario, presque par surprise, un étonnant travail d’élucidation dans la joie et la peine, de désignation du labeur et de l’élégance qui habitent les lignes structurelles invisibles sur les écrans – et parvient à saisir, depuis sa position même jugée si improbable, certaines des essences précieuses qui habitent là. Certainement pas un voyage au bout du code, mais à coup sûr une série de transgressions inattendues de tout ce que tracent zones de confort et préjugés, dont la narratrice sort, pour le moins, transformée.

Sur l’un des murs de mon bureau, il y a un grand tableau magnétique. Je l’ai installé après avoir vu la série Homeland, mais jusque-là, je n’y ai accroché que des pense-bêtes, des photos de mes filles, des numéros de téléphone que je n’ai jamais composés. J’enlève tout. Je cherche un portrait de Grace Hopper (avec vernis à ongles), je l’imprime et je l’accroche au centre du tableau. Juste à côté, je mets une photo de Boris, puis des images de jeunes hommes entre eux, dans la guerre, le rock, un vestiaire, une boîte, une chambrée, une salle de garde, un bar, une cité.
Je sais bien que je n’ai ni meurtre ni coupable à trouver mais j’ai un mystère à élucider. Je me prends pour Carrie Mathison (l’héroïne de Homeland), j’espère voir à force de regarder. J’adopte des poses de profileur, jambes légèrement écartées, bras croisés, tantôt concentrée tantôt distraite. Son tableau à elle est en liège et je lui envie le geste de punaiser rageusement de nouveaux éléments ; c’est plus vif que de faire glisser des aimants. Plus silencieux aussi.

Les écrivains ont déjà bien à faire comme ça pour ne pas en plus se mêler de technique et de science. Flaubert n’écrit pas sur la machine à vapeur, Proust ne cherche à comprendre ni l’électricité ni le téléphone. J’aime les métiers, j’aime les expertises (sans doute ai-je le sentiment de n’en avoir aucune). J’imagine ma grand-mère débarquer dans une usine de téléviseurs, exiger qu’on lui explique comment ça marche, et menacer de ne pas bouger tant qu’on ne le lui aura pas expliqué. Mais là, c’est différent. Ni la machine à vapeur ni le téléphone ne produisent de signes, aucune de ces inventions ne vient grossir la flotte graphique sur laquelle les humains transportent leur savoir, leur pensée, leur langage. Le code, ce sont des signes sous les signes, du langage avant, sous le langage, proto, infra, méta, comme on voudra. Une écriture qui précède l’écriture. Sous les claviers qui cliquettent, les doigts virtuoses, jaillissent une algèbre véloce, une grammaire multicolore, de vieilles polices de machine à écrire comme d’avant l’ordinateur, des signes de ponctuation, des caractères spéciaux, une langue vivante qui pourtant ne se parle pas. Une écriture qui succède à toutes les écritures au sens où elle les utilise toutes, les mélange, les combine, lettres, chiffres, tout.
On ne dirait pas comme ça mais le code fait la synthèse, c’est la troisième révolution graphique. Des révolutions, il y en a une tous les deux mille ans à peu près : la première invente l’écriture des langues (en – 3300), la deuxième celle de la monnaie frappée en – 620 (les nombres), et la troisième date de 1936, c’est le code qui traduit les lettres en nombres (même si c’est plus compliqué que ça). Tous les deux mille ans, c’est une scansion anthropologique qui balaie tout sur son passage, accroît la civilisation, la propulse en avant.

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Publié en janvier 2024 chez P.O.L., « Python » est la seizième œuvre de Nathalie Azoulai (on vous parlera certainement prochainement sur ce blog de sa septième, par exemple, « Titus n’aimait pas Bérénice »). Avec ce récit enlevé, à la première personne, elle réussit la prouesse de traiter, comme mine de rien, en toute drôlerie et légèreté apparentes, d’un sujet éminemment sérieux, celui de la place du code informatique dans nos vies, matérielles, quotidiennes ou plus fondamentales (on pourrait songer par moments au « LQI – Notre Langue Quotidienne Informatisée » de Yann Diener, si ce n’est que Nathalie Azoulai a délibérément choisi de se tenir à l’écart d’une tentation, celle de fustiger ce que l’on ne comprend pas, précisément), et de trouver sa concentration ailleurs, dans la tentative sincère d’approcher – avec les yeux, rares en la matière, de Chimène – cette autre espèce, celle des geeks et geekettes pour qui la programmation (en langage Python ou non) est une passion ou un métier, mais en tout cas une évidence. En nous conviant ainsi à l’étude d’un jeu de langage, nécessairement, comme nous le rappelait à sa manière si incisive Hugues Leroy, aussi bien dans son récent « Exercices de vide » que dans son plus ancien « Sur les vertus de la concision dans certains textes que personne ne lit » (dans les numéros 1 et 14 de La Moitié du Fourbi, encore), mais d’un jeu de langage qui peut avoir – et qui a – un impact colossal sur nos vies, Nathalie Azoulai nous offre un feu d’artifices inattendu, paradoxal et salutaire.

Les écrivains écrivent, les codeurs écrivent. Selon les jours, je les vois jouer un morceau à quatre mains, harmonieux, paisible, ou disputer un match enragé. Je vois le codeur plus inspiré que l’écrivain ne le sera jamais, obsessionnel, rivé à son ouvrage, promis à une nuit de feu perpétuelle qui produira des actions utiles au reste de l’humanité. Je vois l’écrivain accepter que son texte se fasse encoder (sertir dans des chaînes de caractères puis traduire, diviser, subdiviser), que ce qu’il soigne et compose devienne sous les doigts du codeur une sorte de logorrhée, de coulée numérique sans odeur ni saveur ni beauté particulière.
On me trouve naïve, trop sensible aux images, aux clichés des films américains, ce à quoi je réponds, mais c’est vous qui ne les voyez pas ces jeunes hommes qui communiquent avec un puits sans fond, outre-monde, au-delà, dark web, outre-tombe, ou avec Dieu, comme les membres fanatiques d’une yeshiva sans fenêtres (où on ne lirait pas mais où on écrirait) qui chercheraient à refonder les écritures pour verrouiller leur dialogue muet, inverser l’ordre des choses, qui sait, que Dieu fasse enfin ce qu’on lui demande. Deus in machina.
(…)
Les gens du pont ne savent pas ce qui se passe dans la soute quand les soutiers, eux, savent bien ce qui se passe sur le pont, mais les soutiers préfèrent rester dans le noir, faire avancer le bateau et laisser les autres deviser sur le paysage. Mais alors si tout le monde est content, quel est le problème ?
Je suis une femme, j’ai plus de cinquante ans, je suis écrivain et je veux apprendre à coder. Mes proches se moquent de moi, me rappellent que je panique au moindre bug. C’est vrai. j’ai toujours peur que la machine chauffe, implose, s’éteigne, et que dans cette extinction, elle emporte ma mémoire, mes textes, qu’elle me laisse en carafe avec des souvenirs foudroyés. C’est un syndrome récent chez moi, je m’attends toujours à ce que quelque chose explose et, quand je suis en voiture, qu’un choc terrible me percute, même sur une route tranquille. Soudain, l’air, le temps se compressent, avec toute mon existence dedans. En quelques secondes, je visualise mon corps qui s’écrase, s’enroule jusqu’à s’étrangler. Par où commencer ?

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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