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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « LQI – Notre Langue Quotidienne Informatisée » (Yann Diener)

Une stimulante réflexion sur ce que les chiffres et les codes du langage informatique banalisé qui déteint sur l’ensemble de la vie nous font, en surface et en profondeur. Davantage une indication de pistes qu’une analyse aboutie, toutefois.

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Diener

Quand j’ai commencé à travailler à l’hôpital – c’était il y a vingt-cinq ans -, il y avait un seul ordinateur dans le service : celui de la secrétaire. Et nous avions chacun un agenda « papier ». Aujourd’hui, chaque bureau de consultation est équipé d’une machine, et l’on doit s’y coller vingt fois par jour pour consulter l’agenda « électronique ». Je ne peux pas raturer ou biffer sur l’écran comme je le fais sur un agenda papier : je ne peux pas aussi simplement noter une remarque à côté du nom d’un patient, préciser les raisons d’une absence, ou encore marquer d’une flèche le trajet d’un changement de rendez-vous – autant de traces qui ont leur intérêt clinique, mais qui sont aujourd’hui effacées, englouties par la raison informatique.
Mon premier geste quand je commence mes séances à l’hôpital n’est donc plus de parler avec un patient, mais bien de communiquer avec un ordinateur.
(…)
Ni technophobe, ni technophile : je veux seulement prendre quelques notes pour les temps où nous ne pourrons plus du tout faire la différence entre la parole et la communication dont se contentent les abeilles, les ordinateurs et les DRH.

Psychanalyste, déjà auteur de « On agite un enfant » (La Fabrique, 2011) et de « Des histoires chiffonnées » (Gallimard, 2019), par ailleurs chroniqueur pour Charlie Hebdo, Yann Diener nous offrait en février 2022 ce « LQI – Notre Langue Quotidienne Informatisée », publié aux Belles Lettres. L’intention en est passionnante : tenter de décoder comment, pourquoi et avec quels effets le langage (ou les langages) de l’informatique, de ses origines à sa banalisation profuse contemporaine, oriente nos modes de de pensée, d’une manière à la fois de plus en plus intime et de plus en plus automatique.

Mon hypothèse : cette omniprésence du codage est la marque d’un traumatisme. Ce geste qu’on répète partout sans arrêt, cette folie des codes, c’est une répétition traumatique. Mais de quel trauma ? Pour répondre à cette question, il faut situer l’invention de l’ordinateur dans son contexte historique et politique – l’ordinateur qui aurait justement tendance à ne pas avoir d’histoire, et à fonctionner sans passé. Il y a bien peu d’historiens de métier qui ont choisi l’informatique comme objet de recherche, alors que l’invention et l’expansion de cette technologie sont déterminantes pour notre histoire politique récente. Il faudra aussi aller voir du côté de ceux qui ont inventé les langages informatiques, des langages qui organisent une prédominance du codage dans tous nos échanges, dans toutes nos productions, matérielles comme intellectuelles.

Cette centaine de pages fourmille de remarques réellement intéressantes, et indique plusieurs ébauches d’analyses comme autant de voies que l’on souhaiterait bien voir creusées. Mais dans le propos lui-même, Yann Diener ne parvient pas à (ou ne souhaite pas) émuler la rigueur d’historiens (rudement formés au contact de la micro-histoire chère à Carlo Ginzburg) tels que Christian Ingrao ou Johann Chapoutot qui, lorsqu’ils évoquent des convergences ou des accointances entre certaines données du nazisme et certains faits très contemporains, le pratiquent avec la prudence du véritable historien et la modestie des véritables enquêteurs qui savent exactement ce que coûte et vaut une hypothèse de travail – alors que la convocation ici de la « L.T.I. » de Victor Klemperer est plus largement péremptoire. Il ne déploie pas non plus le type de ferveur documentariste qui habite un Neal Stephenson lorsqu’il se lance à l’assaut du lien immatériel entre cryptographie de la deuxième guerre mondiale et capital-risque d’aujourd’hui (« Cryptonomicon », 1999), ni le brio à la fois rageur et incisif d’une Sandra Lucbert lorsqu’elle décortique les langues boisées du management contemporain (« Personne ne sort les fusils », 2020) ou de la dette-prétexte (« Le ministère des contes publics », 2021), ni le sens poétique malicieux d’un Hugues Leroy lorsqu’il se penche, dans le numéro 1 de la revue La Moitié du Fourbi, « Sur les vertus de la concision dans certains textes que personne ne lit ». Oscillant souvent entre le si lapidaire qu’il en devient caricatural et le (trop) faussement naïf, le texte bouillonne, mais nous laisse largement sur notre faim, sans doute installé trop confortablement dans sa tonalité dominante de billet d’humeur plutôt que d’enquête authentiquement construite.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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