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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Les aliénés » (Espedite)

Hilarant et décapant western urbain du vide de seconde zone.

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Du mystérieux auteur argentin Urbano Moacir Espedite, on connaissait les « Palabres », publiées en français en 2011 chez Attila à l’initiative des deux traducteurs Bérengère Cournut et Nicolas Tainturier, qui « avaient pu rencontrer l’auteur à Bonifacio, en Corse », et le convaincre de laisser publier en français ces textes jusqu’alors inédits même en espagnol… Quelques fuites, sur des blogs complices ou lors de rencontres dans certaines de ces librairies obscures qu’une partie des chroniqueurs de feue « Le Masque et la Plume » se plaisent à imaginer – les soirs d’hiver lorsque le vent s’engouffre dans ce vaste vide désolé logé entre leurs oreilles – avaient même pu laisser entendre que d’auteur, il n’y en avait point, et que dans les inquiétants et drôlatiques reflets de ces « Palabres », il fallait voir l’œuvre au noir des traducteurs eux-mêmes.

À propos de ce deuxième texte apparaissant tout à coup, un dense roman de 120 pages chez Christophe Lucquin Éditeur, publié en mai 2015, des sources le plus souvent bien informées nous affirment que si le tapuscrit vient à nouveau de Corse, Bérengère Cournut n’y serait cette fois pour rien, ce qui ne laisserait peut-être qu’un seul coupable possible à cette très luther-blissettienne entreprise.

Elle porte le pistolet sur sa tempe d’une main tremblante. Elle sent, alors qu’elle appuie sur la détente, que le recul détourne son bras. La détonation lui détruit le tympan. La balle lui arrache l’arcade sourcilière et emporte son œil gauche qui rebondit contre le mur avant de rouler sur le sol. Les pompiers le retrouveront là, intact. Elle l’a appris plus tard. Ça et aussi qu’elle était presque nue. Qu’est-ce qu’elle en avait à foutre ? Elle n’était pas censée survivre. Elle aurait tout aussi bien pu porter un tailleur Chanel, elle n’en aurait pas moins raté son coup.

Maison de retraite

(…)

Ted se souvient du jour où Kenza a débarqué à la maison de retraite où ils travaillent. Elle avait tout de la jeune fille ordinaire. Aucune marque d’excentricité. Pourtant, les regards tournés vers elle s’étaient immédiatement teintés d’un voile de réprobation. Sa nonchalance donnait à la banalité de son attitude quelque chose d’étrange. Et quand il l’entend aujourd’hui lui raconter sur un ton naïf, dans une tenue outrancière, qu’elle a envoyé une photo de sa chatte à son ex pour le ramener auprès d’elle avant finalement de l’adresser de rage à son frère, Ted comprend que Kenza sera toujours en proie à un certain excès de violence malgré son air de petite fille sage.

Après l'incendie

L’auteur protéiforme, ainsi, capable de parler plusieurs langues – on le sait – et de créer presque à volonté d’étonnants paysages incarnés, nous propose ici une incursion violente et pourtant bizarrement enjouée au cœur de l’ennui radical qui hante les protagonistes, juxtaposition vertigineuse de solitudes glacées (l’exergue de Cioran donne d’emblée le ton), qu’il s’agit le cas échéant de brièvement réchauffer, de drogues en trafics, de flambes – figurées ou propres – en rushes hallucinés, de sexe mouvementé en vide suicidaire. Une étrange et noire jubilation saisira sans doute la lectrice ou le lecteur en constatant la prouesse de narration et de traitement, appliquant sauvagement ce vertige métaphysique contemporain à un décor cherchant désespérément à fuir le carton pâteux et le cercueil vivant, et à des citoyens de seconde zone pour univers de troisième zone, employés de maison de retraite, pompiers, fonctionnaires dont le sens de la vie semble perpétuellement fuir par la bonde de leurs existences.

Exercice décapant et curieusement hilarant de danse sous les bombes de l’Ennui, ce western urbain insularisé encapsule comme bien peu le mouvement brownien de ses particules élémentaires, tragédie et farce indissociablement mêlées.

Il avale la route à son tour, elle s’écoule dans sa gorge comme un paquet de sucre percé, la vitesse le perfore, le pénètre et se fourre à l’intérieur de lui, comme un gant retourné ou un animal apeuré qui viendrait se blottir dans une grotte. Il se sent grandi d’une puissance hors du commun, il devient géant, s’accroche aux pales de l’hélicoptère qu’il perçoit nettement maintenant. Il ouvre la gueule comme un loup affamé pour arracher le visage de celui qui lui fait face. Il glisse sur le macadam sans retenue. Il jouit de toute part. Il regarde sa moto s’éloigner de son corps comme s’il s’agissait d’un oiseau qu’il tenait dans sa main  et à qui il aurait rendu sa liberté. Il lui sourit. Sans savoir pourquoi, il se retrouve brusquement au point mort. Immobile, il fixe alors le ciel de ses yeux de félin et se fond dans l’hélicoptère au-dessus de lui comme un lion se mélangeant à sa proie au moment de la dévorer. Il se transforme en machine volante et disparaît dans les nuages.

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Moto hélico

Photo : Ragaman (Moto Passion)

 

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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