Ultra-moderne solitude des injonctions socio-économiques poussées à l’extrême, ou poétique cruelle et belle de la chirurgie esthétique obligatoire.
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Sur la surface du miroir, ton visage se trouble en risées capricieuses. Aucune blessure n’a dévasté ta face, aucun mal n’a corrompu tes chairs, tu es simplement là, à peine remise d’une opération de chirurgie esthétique tout à fait anodine, à contempler quelque chose d’aberrant, quelque chose de mouvant et d’instable dans laquelle tu ne te reconnais absolument pas. Telle une antique photographie papier marinant dans une solution de bromure mal dosée, tes traits restent irrémédiablement flous et tremblotants. Ils dessinent avec peine une gueule cassée de la Grande Guerre, amas de boursouflures cicatrisant gastéropode autour d’un trou noirâtre impossible à cautériser. Ton cerveau est encore brouillé te rassures-tu, par les effluves de ton anesthésie, ton foie s’est un peu détraqué sous l’effet des substances chimiques : ça passera, oui, ça passera.
La personne à qui s’adresse l’ouvrage, à la deuxième personne, vient de subir (car ici, en l’espèce, il n’y a pas d’autre mot) une opération de chirurgie esthétique, réputée anodine. Une opération qu’elle n’avait absolument pas souhaitée, mais qui est désormais obligatoire dans le cadre du plan personnalisé de retour à l’emploi conçu pour elle par l’administration de la réinsertion professionnelle sur le marché (qui s’appelle ici aussi Pôle Emploi). Contrairement à tout ce qui était – semble-t-il – prévu, le retour à son quotidien « normal » de future ex-chômeuse ne coule pas de source, et divers chocs éventuellement feutrés mais néanmoins fortement traumatiques se mettent à grouiller autour de son esprit obsédé par son visage, non reconnaissable, et par ceux des autres, atrocement déformés à présent.
Tu caches ta gêne à l’infirmière. Elle t’explique que quelques jours seront nécessaires pour que les modifications souhaitées soient définitives. De profil, le nez peut encore remonter, il descendra peu après, le temps que l’œdème se résorbe. Ils est possible également qu’un petit érythème disgracieux apparaisse. Il ne faut pas que tu t’inquiètes. Il pourra facilement être retouché au laser. Dans deux semaines tout au plus, ton visage se conformera parfaitement à ce qui était prévu. Elle conclut son propos en te félicitant de ta splendeur. Son éloquence ne te convainc guère. Tu demeures embourbée dans la vision de ta face saccagée hantant le verre réfléchissant. Dans un geste de commisération convenu, l’infirmière te prend par la main et te guide vers la sortie. Son contact augmente ton trouble mais tu ne dis rien. Tu quittes, hagarde, la clinique Cesari et ses allures de palais royal, embarques dans un taxi. Alors que tu t’installes, tu aperçois ton reflet dans la vitre ; tu l’évites aussitôt, tentes de te concentrer sur le paysage extérieur pour atténuer ton angoisse. Au milieu du lent défilé des buildings, dressés au garde-à-vous comme autant de généraux, tu ressasses la conviction que ta tête s’est étrangement alourdie, qu’on lui a ajouté de la matière au lieu d’en avoir ôté, apposition d’une greffe vivante, un animal, un chat, ou une tumeur, quelque chose qui enfle, se ramifie, chiendent aux radicules jaillissant de toutes parts, étamines en jouvence se pétrifiant peu à peu en densités morbides. Tu règles ta course d’un billet de vingt sans attendre la monnaie.
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Publiée chez Actes Sud en février 2020, cette fable poétique agressive, dystopie tout entière située dans l’esprit d’une protagoniste torturée par des injonctions sociales à prendre désormais stricto sensu, ne surprendra peut-être pas totalement, si ce n’est par son écriture, remarquablement achevée, celles et ceux qui ont suivi les explorations précédentes réalisées par Espedite. Que ce soit à propos de la longue traîne du fascisme et du nazisme en Amérique du Sud (« Palabres », 2011), de l’ennui radical qui décime une part non négligeable du contemporain (« Les aliénés », 2015) ou des maux d’une société toujours davantage carcérale dans ses formes obliques (« Se trahir », 2017), l’auteur toujours aussi protéiforme sait appuyer là où il y a un mal qui rampe, et s’empare ainsi avec fougue ici d’une réalité omniprésente, celle de la correction de la matière et du temps par la chirurgie non plus directement réparatrice, mais bien améliorante, pour nous offrir une incision de 90 pages dans l’hallucination collective de l’employabilité à tout prix, fort notamment.
La caméra de reconnaissance faciale de l’entrée de ton immeuble est momentanément désactivée. Tu dois composer ton code personnel pour y pénétrer. Tandis que tu ouvres la porte, tu te souviens avec effroi que le hall est tapissé d’une immense glace murale, t’interdisant ainsi le confort de l’invisibilité. Tu le franchis en déroute, comme s’il s’agissait d’un champ de bataille pilonné aveuglément par l’artillerie lourde du siècle dernier. Tu entends le bruit de la mitraille crépitant alentour, postillonnée sur les tronches des simples soldats dépassant des tranchées, casque limité à la surface du crâne mais visages nus, ces visages tout juste fièrement arborés sur les papiers d’état-civil grâce à l’invention conjointe de la photographie et de la Carte nationale d’identité, ces visages magnifiés en peinture dans les bonnes familles comme symboles de leur prestance bourgeoise et devenus populaires dans son grain noir et blanc bon marché, ces visages qu’on a livrés en pâture aux projectiles arasants de l’ennemi quand les maréchaux sifflent l’assaut, maréchaux qui se sont fait tirer le portrait après la victoire, avec monuments à leur propre gloire et gros plan sur leur regard, cinéma, c’est moi la star, en oubliant tous ceux qui n’étaient même pas morts, tous ces défigurés, bêtes de foire abandonnées dans le civil, avec obligation d’afficher leur tête monstrueuse sur leur carte d’invalidité. Tu te cloîtres dans l’ascenseur puis déboules dans l’appartement. Ton chat est là. Avec un air bovin, il chaloupe entre les lignes de ses trajectoires régulières sans faire attention à toi. Tu le trouves épais, beaucoup plus gros que d’habitude, des poils par millions, certains voletant autour de lui en une énorme crinière. Il te fait un peu peur. Tu le chasses d’une pichenette. Il déguerpit sur-le-champ. Ce geste ne t’apaise qu’à moitié. Tu réfléchis un instant, perdue au milieu de l’espace perclus de sifflements métalliques et de poussières en suspens, puis vises les miroirs disposés çà et là dans le salon. Tu les décroches un à un en évitant de les regarder. Ne pouvant ôter celui de la salle d’eau – car il est fixé sur le mur -, tu le recouvres d’un tissu. Le silence et la pesanteur reprennent peu à peu leurs droits.
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Face à la pointe avancée d’un marché mondial se comptant en centaines de milliards, celui du paraître et de la beauté normée, qui, loin du plaisir, est devenu nécessité professionnelle (controversée et soumise à hypocrisie, aussi) dans une très large part du cinéma, de la télévision, du journalisme, de la politique, et pour tout dire, du spectacle, Espedite a su à la fois en dérouler, sous une forme artistement ramassée, la logique implacable (en une veine spéculative qui évoquerait, sur un tout autre terrain dystopique, celle de l’excellent « À l’aide ou le rapport W » (2013) d’Emmanuelle Heidsieck, mais aussi, peut-être, celle du redoutable « La transparence selon Irina » (2019) de Benjamin Fogel), et en extraire le choc brûlant de l’intime et du social, en un parcours halluciné dont la violence est à peine enrobée par les belles paroles de confort et les amortisseurs de moins en moins cotonneux de l’injonction d’efficacité tous azimuts, associée tout naturellement désormais à celle de sécurité. Et c’est ainsi que le diable peut se nicher, largement à notre insu, dans les plis à effacer de notre peau, dans l’angle de nos mentons et dans le vide effrayé de nos yeux, et qu’Espedite le traque et le dévoile.
Après un temps intervalle, tu es appelée à te rendre au bureau 17, bâtiment 2. À l’orée d’un box exigu matérialisé par trois panneaux en plastique, tu devines une voix qui te fait signe. Tu tâches de t’asseoir sur une des deux chaises. Elles sont pratiquement collées l’une à l’autre. Tu dois faire un effort pour te frayer un passage. Enfin installée, tu regardes ta conseillère, et c’est comme si tu lui dévorais le visage. Tu t’englues dans ses rides sans pouvoir la reconnaître. Tu détournes aussitôt les yeux pour ne pas céder à la panique et te concentres sur la raison de ta présence ici : l’opération chirurgicale que tu viens de subir et que Pôle emploi prend en charge. La probité se révèle si on présente bien, il faut savoir afficher sa personne, se mettre en valeur par un sourire éclatant débarrassé de ses impuretés et des marques de son vieillissement, magnifié dans son essence par la chirurgie et le maquillage, c’est fondamental, on ne marche qu’à visage découvert, sinon, c’est la suspicion de terrorisme, d’obscurantisme prosélyte, de trahison. Même les pires délinquants renoncent à se tatouer la face. Le visage est la clé de ton existence et tu le sais. Il faut que tu saches t’en servir, que tu assumes et puisses te regarder dans un miroir sans sourciller. C’est ainsi que tu trouveras ta place dans la société, et aussi, un job.
Nous avons la joie d’accueillir Espedite à la librairie Charybde (Ground Control) ce jeudi 13 février à partir de 19 h 30 pour une lecture et discussion autour de ce beau roman fabulatoire, brutal et curieusement poétique.
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Editions Noir sur Blanc
Pour une fois un éditeur et non pas un auteur (j’ai horreur du mot autrice – dit-on une sécatrice ou une malice à la place d’un malheur). Donc il sera ici question des éditions Noir sur Blanc. Fondées il y a déjà une bonne trentaine d’années par Vera et Jan Michalski, un couple quasi quatuor, puisque d’origines suisses, polonaises, autrichiennes et russes. Pour une fois que l’argent de nos chers médicaments est utilisé à bon escient. Soigner l’esprit avant le corps…
Une maison d’édition également en duo, puisque fonctionnant aussi à Varsovie en tant que « Oficyna Literacka Noir sur Blanc », sous la direction de la sœur, Anna Zaremba-Michalska, et à Paris avec la Librairie Polonaise de Paris. Des textes souvent remarquables de l’Est (bien au-delà de la Porte de Bagnolet). Une présentation soignée, avec comme logo le N stylisé de Niccolo dei Machiavelli. Surtout des auteurs souvent méconnus à découvrir. La dernière lauréate du Nobel, Olga Tokarczuk en fait partie. Et que dire alors des éditions Fitzcarraldo en Angleterre, qui a eu le nez, via son directeur Jacques Testard, d’avoir deux prix Nobel en quatre ans, Svetlana Alexievitch et Olga Tokarczuk, pour une maison qui édite une douzaine d’ouvrages par an. Il faut reconnaître que l’Europe centrale a toujours eu une littérature de qualité. Mais surtout à lire ces livres, on s’aperçoit que les styles ont grandement évolué depuis la fin de l’URSS et du bloc de l’Est. Il est amusant de faire la corrélation avec la littérature africaine depuis la fin du colonialisme en Afrique de l’Ouest (Nigéria) et de l’apartheid (RSA). J’ai déjà signalé ici même ces auteurs, souvent distingués par le Caine Prize.
Donc parmi les auteurs de Noir sur Blanc : Olga Tokarczuk, dont j’ai commencé ici même à dire du bien https://charybde2.wordpress.com/2020/02/04/note-de-lecture-acrobaties-dessinees-sandra-moussempes/#comments, ou le Tadjik Vladimir Medvedev avec son « Aahhâk, le roi serpent » https://charybde2.wordpress.com/2020/01/05/note-de-lecture-petit-manuel-pour-ecrire-des-haiku-philippe-costa/#comments . Je n’y reviendrai pas.
Les Polonais tout d’abord.
Parmi les polonais, Hubert Klimko « Solitude » traduit par Véronique Patte (2019, Noir sur Blanc, 144 p.) qui narre la pauvre vie de Bruno Stressmeyer, atrabilaire notoire et Viennois (pléonasme ?). Le pauvre, muré dans sa solitude « Tout compte fait, la solitude ne m’est pas étrangère. La solitude, c’est moi ». Quand il prend des vacances, c’est à Opatija, en Croatie, le saint Tropez de la Riviera Croate. C’est plein d’autrichiens naturellement. Tout comme Sartre, son enfer et les autres. Et Stressmeyer les observe. « Je ne savais vraiment pas quoi répondre. J’ai regardé ma montre, l’étranger, ma montre, puis de nouveau l’étranger, ma montre ». Solitude. Quoi de mieux que d’aller choper le Sida au bordel. Hélas, même cela lui est refusé. Moralité. « Nous ressemblions à un troupeau de cochons se bousculant devant une auge. »
On passe ensuite à Andrzej Stasiuk avec « Le Corbeau Blanc » traduit par Laurent Alaux et Agnieszka Zuk (2007, Noir sur Blanc, 320 p.). le livre débute par cette phrase inoubliable « Quel merdier !». Quatre jeunes, paumés, partent en expédition dans les Bieszady, montagnes proches de la frontière ukrainienne, emmenés par Wasyl Bandurko avec Kostek, le Jars, le Petit et le narrateur. Et il y a de la neige, un peu moins que l’alcool cependant. Ils n’ont pas trouvé de but à leur vie, pas sûr qu’il en trouve un à leur expédition. Quant au corbeau, c’est un « corvus corax ». « Ca mange tout. Ca ne croasse pas. Les corneilles croassent. C’était peut-être seulement un albinos ». « Corvus corax albus ». Est-ce le héraut des temps nouveaux, en parfaite opposition avec les corbeaux noirs qui rappellent une veille chanson cosaque en vogue à l’époque soviétique. « Où donc, si loin, as-tu volé ? / Toi, noir corbeau, tu m’as apporté, / Une blanche main baguée. // Une blanche main baguée…/ Je suis sortie sur le perron, / Légèrement, j’ai chancelé. // Par la bague, j’ai reconnu de mon ami, / Sa main que tient le corbeau. // Cette main, la main de mon bien-aimé, / Sans doute, qu’à la guerre, il a été tué. ».
Du même Andrzej Stasiuk « L’Hiver » traduit par Maryla Laurent (2006, Noir sur Blanc, 86 p.), cinq nouvelles de la vie villageoise en Pologne. « Au village, tout finit par s’éteindre. L’obscurité des temps anciens descend lentement pour envelopper Edek, Kaczmarek, Hrynacz et les autres… Elle gomme les événements et fait disparaître les choses. Elle revigore les corps. Il en était ainsi au commencement du monde, et il en sera ainsi pour que nous ne mourions pas de surabondance». Tout a fini par se déglinguer et tomber dans une infinie ressemblance. « Aujourd’hui, c’est l’écologie avant tout. Le café sans caféine, la bière sans mousse, le cirque sans lions, le son sans image ». Est-ce que les gens sont plus heureux ? « La peur s’installe dans les cœurs parce que, au bout du compte, l’histoire de l’humanité est celle de notre victoire sur la solitude ».
Toujours de Andrzej Stasiuk, mais avec Yuri Andrukhovych dans « Mon Europe », « Journal de Bord », traduit par Maryla Laurent, 70 p., dans lequel il définit une (« son ») Europe Centrale qui englobe autour de la Pologne, l’Ukraine, la Roumanie, la Slovaquie et la Hongrie. C’est un fait que Europe Centrale a été préféré à Europe de l’Est qui trainait trop de réminiscences antérieures. « J’utilise un compas, comme les géographes anciens, les découvreurs, les commandeurs de batailles. Je mesure les distances avec un compas ». « De mon Wołowiec à Varsovie, il y a environ 300 kilomètres à vol d’oiseau. Je ne peux résister à la tentation de tracer un cercle de 300 kilomètres, centré sur Wołowiec». Ses voyages lui ont permis de relativiser les notions de géographie. Et il préfère définir les Russes, qu’il n’aime pas, comme un peuple qui vole les poules et « les fait cuire avec leurs plumes », coutume barbare à ses yeux de Polonais.
« Le Mont de Sable » de Joanna Bator traduit par Caroline Raszka-Dewez (2014, Noir sur Blanc, 432 p.). Un jeune couple, Jadzia et Stefan Chmura, s’installe dans la banlieue de Walbrzych, quartier dénommée justement « le mont de sable ». Au plus près de la RDA, qui fait encore illusion auprès des résidents polonais. La désillusion vient vite. « Walbrzych. Sous la ville, du charbon ; à la surface, du sable et des hommes et des femmes, balayés jusqu’ici des quatre coins du monde pour remplacer les Allemands expulsés ». Trois générations qui se suivent, sans beaucoup se trouver. « C’est qu’une patate pouvait être plus grande que ce petit bâtard ». Frustrations et rêves d’une société amnésique, antisémite, prisonnière entre ses deux grands voisins. Joanna Bator s’est surtout fait connaitre par des romans policiers de bonne facture. On peut regretter l’absence de dialogues, ce qui oblige une lecture concentrée.
« La Maison du Vagabond » de Mariusz Wilk traduit par Agnieszka Zuk (2016, Niir sur Blanc, 288 p.). Journal de bord d’un pérégrin. On y retrouve les Bieguny de Ogal Tokarczuk. Journal de voyage aussi, mais dont le regard reste centré sur l’univers qui l’entoure. Journal littéraire également avec des chapitres entiers sur Witold Gombrowicz. A signaler aussi du même auteur « Le Journal d’un Loup » Traduit par Laurence Dyèvre (2015, Noir sur Blanc, 264 p.). Journal également lorsque l’auteur part dans les iles Solovki, archipel en pleine Mer Blanche. Un exil ou un ermitage. Il faut dire qu’auparavant, dans « La Maison du Vagabond », il logeait sur les bords du lac Onega « énorme crabe qui enlace de ses pincesla presqu’ile ajourée de l’Outre-Onega ».
« Ozarow, les Racines Polonaises » de Edmond et Alain Szelong (1999, Noir sur Blanc, 472 p.). Livre de mémoire. Retour depuis la France et les années 30, après des années de misère et d’intégration réussie. Retour sur un passé ignoré. Découverte d’une réalité ignorée comme la misère des campagnes contrastant avec la richesse des traditions paysannes ancestrales. Découverte aussi de l’histoire et des différents occupants, nazis, bolcheviks. Puis le travail saisonnier en Allemagne, les émigrés de l’époque. La question religieuse, catholicisme fervent et question juive occultée.
A la fin, une notice historique qui part des Suédois en 1658 et en cinq cartes montre le découpage et redécoupage du pays jusqu’en 1815. Après il y a d’autres redépecages, racontés dans ce livre. Une façon pour ces deux auteurs, père et fils, le premier, émigré dans la métallurgie Lorraine, le second à Paris après des études.
Puis les Ukrainiens
« Douze Cercles » de Yuri Andrukhovych, traduit par Iryna Dmytrychyn (2009, Noir sur Blanc, 286 p.). On est en Ukraine, mais dans la période chaotique après la chute du communisme. Economie de marché qui s’impose da façon brutale. Un photographe autrichien Karl-Joseph Zumbrunnen part pratiquement s’exiler dans une « Auberge sur la Lune ». Orgies alcooliques, relations débridées avec l’ukrainienne Roma Voronytch, écrivaillons douteux, de quoi déniaiser un autrichien normal. En fait c’est un récit de voyages, un peu à la façon de « Maitre et Marguerite » de Dostoievsky. Jusqu’à ce que Kolomeya, dite Koliafasse part de sa découverte des douze cercles. Le dernier, bien sûr, «le cercle de l’éternité, le début et la fin dans le même, l’Alpha et l’Oméga, nous tous et chacun de nous… » devrait la faire grandir. C’est aussi celui de la mort. Et symboliquement le passage à l’Ouest. « Les morts, pour la plupart, voyagent vers l’ouest ».
« Perversion » du même auteur, traduit par Maria Malanchuk (2015, Noir sur Blanc, 352 p.) raconte l’odyssée de Stanislav Perfetskyi, poète et auteur de performances littéraires plutôt dans un style bruyant, plus underground que classique. Il est l’invité d’un symposium international intitulé « l’absurdité post-carnavalesque du monde ». C’est déjà tout un programme, mais organisé par la fondation « La Morte di Venezia ». Effectivement Perfetskyi disparait. Peu après l’éditeur de Perfetskyi reçoit un paquet avec des notes, enregistrements.
Toujours de Yuri Andrukhovych, mais avec Andrzej Stasiuk « Mon Europe » avec « Remix centre-européen » traduit par Maria Malanchuk, 68 p., (2004, Noir sur Blanc, 160 p.). Vaste réflexion désabusée sur la chute de l’URSS. « Les ruines m’attirent depuis mon enfance ». « Parfois des ivrognes y vivent encore, des communes entières d’ivrognes avec leur véritable communisme intérieur ». Pour lui, « Le voyage centre-européen est la fuite ». C’est presque le début d’un poème : « Libérer l’avenir du passé ?./ Libérer le passé de l’avenir ? » Il reste à ajouter quelque chose, soit après ces vers, soit avant eux. « Nous libérer de nous-mêmes ? / Me libérer de moi-même ? / Libérer l’homme de son squelette ? ». On ne peut pas dire que l’avenir soir rouge, ni même rosâtre.
« Felix Austria » de Sofia Andrukhovych traduit par Iryna Dmytrychyn (2018, Noir sur Blanc, 272 p.). L’action se déroule à Stanislaviv, maintenant Ivano-Frankivsk, ancienne capitale de la Galicie, dans l’empire Austro-Hongrois finissant. C’est là que fut proclamée la République d’Ukraine en 1918. Capitale culturelle décrites par Robert Musil ou Stefan Zweig. C’est le mythe de la période heureuse de l’Empire Austro-Hongrois « Felix Austria », celle d’avant 1914 et de l’attentat de Sarajevo. Le tout vu par une cuisinière dans une famille plus qu’aisée. La domestique et sa servante, Stefania et Adèle. Une histoire quasi fusionnelle qui finira mal. « Quelque chose d’immense et d’insaisissable va bientôt prendre une inspiration, s’étirer doucement et se réveiller ». Tout est bien qui finit presque bien. « C’est le père Josef qui baptisera l’enfant. Son épouse vendra au baptême avec une nouvelle paire de bas. Petro et Felix seront vêtus de beaux costumes confectionnés par Monsieur Baumel. Les séraphins de feu à six ailes chanteront : de leurs gorges brûlantes s’écoulera l’amour du Seigneur. Et les chérubins à quatre visages, aux gueules de lion et aux becs d’aigle, déverseront l’infaillible sagesse céleste ». Et cela continue avec les Trônes, les Dominations, les Vertus, les Puissances, les archontes, les archanges, et « les simples anges avec leurs trompettes ». On notera tout de même la hiérarchie, reste de quelques années d’occupation. Tous « se joindront au chœur dans le bruissement de leurs ailes lourdes aux grandes plumes raides ».
A noter que Sofia Andrukhovych est la fille de Yuri Andrukhovych, cité auparavant.
« La Route du Donbass » de Serhiy Jadan, traduit par Iryna Dmytrychyn (2013, Noir sur Blanc, 368 p.). La vie de Guerman dans une ville du Donbass, la province du sud de l’Ukraine. Tout se déglingue. Coup de téléphone pour lui dire que son frère a disparu. « Les téléphones existent afin de transmettre toutes sortes de choses désagréables. Je sais de quoi je parle ». Ce frère est tombé dans les griffes d’un nouveau riche, malgré la comptable, Olga. A quoi bon lutter et donner du sens à sa vie. Mais, «nous devons sauver ceux qui nous sont proches, sans percevoir parfois que les circonstances changent et que ce sont nos proches qui commencent à nous sauver ».
De Serhiy Jadan aussi « Anarchy in the UKR», traduit par Iryna Dmytrychyn (2016, Noir sur Blanc, 368 p.). Mi roman, mi journal de voyage dans le Donbass, après la révolution de Maïdan. Unes une sorte de pèlerinage très éthylique sur les lieux de l’anarcho-communisme et les friches industrielles de l’Ukraine postsoviétique. Un regard désabusé de la fin du communisme « Ne t’intéresse pas à la politique, ne lis pas les journaux, n’écoute pas la radio, ne les laisse pas te baiser, ne va pas sur Internet, ne vote pas aux élections ». Ou encore « Je n’ai jamais été intéressé par la politique, à l’exception des cas où elle se glissait sous ma porte à l’intérieur de mon logement et commençait à puer dans ma cuisine, alors je me penchais sur elle, en fait, je voulais savoir comment m’en débarrasser ».
Et enfin les Russes.
« La Planète des Champignons » de Elena Tchijova, traduit par Marianne Gourg-Antuszewicz (2018, Noir sur Blanc, 336 p.). La vie au nord de la Russie, après son implosion. Tout est humide, quasi moisi, envahi par les champignons. Un homme, traducteur timide et peureux. Et une femme d’affaires impétueuse et fonceuse. Tout autour, la nature. « La forêt à laquelle il faisait confiance de tout son cœur, comme un enfant, vient de le tromper sans crier gare ». C’est un peu comme si un brouillard épais entourait constamment ces deux personnes. Des chapitres sous forme de jours de la semaine. Sept jours pour décrire les personnages. « Une semaine est un laps de temps suffisant pour prendre des mesures décisives. Dieu avait eu besoin de moins». « Pour qu’un homme et une femme trouvent un terrain d’entente, il faut un fruit défendu : la passion, la tentation, pour finir un enfant commun ».
D’elle aussi « Le Temps des Femmes » traduit par Marianne Gourg-Antuszewicz (2014, Noir sur Blanc, 240 p.), grand roman qui se déroule à Léningrad, alors que les blessures de la guerre ne sont pas pansées. Sofia, fillette de 7 ans, sa mère Antonina et trois vieilles, Evdokia, Glikeria et Ariadna, vivent dans le même appartement communautaire. La petite fille est muette et dessine le monde qui l’entoure à longueur de journée. « Grand-mère Evdokia a une odeur douce et sèche. On se serre contre elle et on n’a pas peur ». Quel avenir pour elle ? « Ça ne fait rien que je sois seule. Je les rejoindrai dans l’autre monde ». Dans ce monde, les hommes sont quasiment absents ou sont là en tant que simples figurants.
Vladimir Maramzine et « Un tramway long comme la vie » traduit par Anne-Marie Tatsi-Botton (2019, Noir sur Blanc, 168 p.). Courtes nouvelles qui narrent la vie d’un frotteur de parquets, des débuts natatoires d’un jeune garçon jeté à l’eau, de jeunes filles qui s’essaient au dur métier de pickpocket. La vraie vie du Léningrad d’après la guerre. « Désormais l’écrivain carriériste était celui qui se vendait bien dans les kiosques et sur les étalages. Aucun n’était capable de monter sur le bûcher de ses honoraires ». Puis une nouvelle plus longue, toujours centrée sur le tramway. « Guimmelman était lui-même la superposition de plusieurs personnages. / – Ce visage que j’ai…, se plaignait-il. Si je coupe ma moustache plus court, ça donne Hitler. Plus long, ça donne Staline. / – Et sans moustache ? / – Sans moustache c’est encore pire : Néron tout craché ! Ils étaient peut-être tous juifs, comme moi ? ».
Alexandre Grine et « L’Attrapeur de rats » traduit par Paul Castaing (2019, Noir sur Blanc, 94 p.) quand Saint-Pétersbourg s’appelait encore Petrograd, et son marché de la place au Foin. La bureaucratie a tout envahi, reste au peuple à se débrouiller pour manger, vivre et trouver de quoi s’occuper. Rechercher, attraper et tuer si possible « le Vieil Attrapeur de Rats ». En fait ce sont les autres « ils tuent et mettent le feu, ils filoutent et traquent. Ils s’entourent de luxe, mangent et boivent tout leur soûl et vivent dans la plus grande abondance » « Vous étiez entouré de rats ».
Je rajouterai à ces romans, l’édition, je crois complète des œuvres, romans, nouvelles, théâtre, journal et dessins de Slawomir Mrozek. Lui qui avait fait sienne cette maxime « Seigneur, comme je hais la littérature ! ». Avec en couverture, ce bonhomme qui dit « Pourquoi c’est Sławomir Mrożek qui m’a dessiné et pas Léonard de Vinci ».
On va gentiment oublier cette première ligne qui oublie actrice, institutrice, sénatrice, entre autres – et l’élimination du mot autrice par l’Académie aux ordres de Richelieu, il y a quelques siècles…