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Note de lecture : « La Folie Elisa » (Gwenaëlle Aubry)

Lorsque la folie artiste se heurte à la folie terroriste : quatre trajectoires de femmes pour un roman bouleversant de poésie et de politique.

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À la fin, je n’en pouvais plus de les savoir à la porte, elles étaient là tout près qui frappaient, insistaient, les coups ricochaient dans mon crâne, de plus en plus nombreux, de plus en plus rythmés, silences, boucles et phrasés, tambours dans la nuit de janvier,
des heures que ça durait, depuis tôt le matin, presque rien au début, une branche qui craque, des froissements de feuilles, un souffle animal, puis, dans l’aube glacée, les contours d’un corps, de plus en plus francs, bientôt multipliés,
qui des quatre est arrivée la première, je l’ignore, et pourquoi ici, pourquoi chez moi, plus encore, savaient-elles les brèches, les interstices, les portes mal fermées, savaient-elles, pour avoir traversé de multiples frontières, qu’il n’y avait ici ni coyote ni cerbère,
une à une leurs voix se sont élevées dans la lumière brève, elles parlaient des langues-Babel, je saisissais parfois un mot, de l’anglais, les autres je ne les reconnaissais pas, mais qui donc leur a dit, et pourquoi ici, cette maison perdue au bord d’une rivière, sous de vieux arbres nus,
ont-elles lu son nom sur le portail bleu envahi de glycine, et qu’ont-elles compris à ce nom qui m’a précédée, que je n’ai pas choisi, Folie, du latin folia, feuille, m’avait expliqué le gardien en me montrant les chênes et les noyers, les pom- miers et les cerisiers, le grand hêtre et le bouleau aujourd’hui dénudés,
on entre dans un mort comme dans un moulin et chez certains vivants aussi,
elles étaient là, sur le seuil, qui campaient, attendaient, elles cherchaient un asile, un bout de terre où se reposer, cicatriser, une chambre calme et claire, une île sous un ciel vide,
elles n’avaient connu ni guerres ni misère, ni murs ni barbelés, elles n’avaient rien perdu, rien d’autre qu’un peu d’elles-mêmes,
elles avaient pris de nombreuses routes, traversé différentes frontières, mais toutes avaient suivi la même ligne errante, trébuchante, le même vent sorcier,
à la fin, je n’en pouvais plus de les savoir si près, campant devant ma porte, cognant dans mon crâne, j’ai ouvert la fenêtre de mon bureau, et je les ai vues, denses et nettes sous la lune pleine, en demi-cercle devant le buis, troupe fastueuse et hirsute, avec leurs guitares et leurs tatouages, leurs bijoux et leurs plaies, leur sourire désarmé, leurs lèvres pâles et leurs yeux trop fardés, leurs ballerines et leurs bottes de motarde, leur désordre radieux,
une à une elles ont prononcé leur nom, leur voix sonnait haut et fort, répercutée par le gel :
Emy Manifold
Irini Sentoni
Sarah Zygalski
Ariane Sile

Ariane, Sarah, ça fait un bail, heureuse de vous retrouver, Emy, Irini, de vous rencontrer, salut à vous, passe-murailles, la route a été longue, je le sais, mais vous serez bien ici, vous allez pouvoir souffler, à l’abri dans ma maison des feuilles, planquées dans ma Folie, bienvenue à vous, runaway girls, attendez-moi, ne bougez pas, j’arrive,
je vous ouvre.

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Outwitting the Devil

Comment une musicienne rock anglaise, une plasticienne grecque, une danseuse germano-israélienne  et une actrice française se retrouvent-elles tout à coup un matin devant la maison de la narratrice, qui va en effet leur ouvrir ? Toutes les quatre ont été prises, sous des formes diverses, dans le tourbillon insensé du déchaînement de violence des années 2015 et suivantes, déchaînement dont rien n’indique vraiment qu’il soit terminé, ni en 2018 au moment de la parution de l’ouvrage au Mercure de France, ni aujourd’hui, six ans plus tard. Terrorisme évidemment (le Bataclan tient ici une place privilégiée, si l’on ose dire), mais aussi, beaucoup plus largement, érection sans fin des murs face à celles et ceux qui précisément espèrent un abri face à la violence de leur monde, et festin sans fin des extrêmes-droites, un peu partout dans le monde, mais ici, tout particulièrement, en Europe et en Israël, dans la fureur des affirmations identitaires : l’expression artistique, aussi résolue – et puissante – soit-elle, semble avoir là touché ses limites, et côtoie désormais la folie comme seule issue. À moins justement que dans les replis de cette folie (qui est aussi, au-delà d’un simple jeu de langage, un bâtiment bien spécifique) ne nichent les munitions insoupçonnées de rebonds encore à inventer ?

Ensuite tout est allé très vite, tout s’est enchaîné, sitôt passé mon bagrout, j’ai annoncé à ma mère que j’allais devenir danseuse et ne ferais pas mon service militaire, tu sais tout ça déjà, non ? victime d’un attentat kamikaze et refuznik, la presse en a fait des gros titres, je ne veux plus en parler. Pendant toute cette période, Walt m’a accompagnée. Il connaissait mon histoire, et sans doute depuis le premier cours, mais il n’y a jamais fait allusion. Quand je lui ai annoncé que j’allais quitter le classique pour le contemporain, il m’a juste dit Avec ce que tu as vécu, tu peux tout danser. C’est aussi qu’il m’avait tout appris, la grammaire élémentaire à partir de laquelle mon corps pouvait tout raconter. J’avais emmagasiné moins d’heures de studio, de technique et de barre que les autres, mais j’avais quelque chose en plus, ou en moins, peut-être. Je dis « j’avais » parce que, depuis Berlin, depuis Jan, je ne sais plus. Peut-être ai-je aussi perdu ça, peut-être ai-je aussi perdu la perte. Mais ces années-là, ô ces années-là, tout allait par glissades et par sauts : le monde une scène, un plateau où j’évoluais d’instinct, sans doutes ni entraves. J’ai été prise à Tel-Aviv dès la première audition. J’ai changé de nom : Zygalski, c’est le nom d’un cousin de ma mère, un cryptologue polonais, une légende familiale, les feuilles de Zygalski, tu vois ce que c’est? – non, bien sûr, on l’a oublié, on ne se souvient que de Turing, et encore, mais c’est lui, Henryk, l’inventeur de ces feuilles perforées qui ont permis, au début de la guerre, avant que les nazis ne changent de clef, le décryptage d’Enigma. Je me suis fait couper les cheveux très court. Et tatouer dans la nuque une étoile à cinq branches. Quand je suis allée dire au revoir à Walt, il a juste souri : il a compris que ce signe chiffrait ma gratitude infinie. Les autres me disaient, et ma mère la première, pas vraiment sur le ton de la plaisanterie, Tu ne crois pas qu’il manque une branche? Il manque une branche, oui, un pôle, un rameau, une lettre à jamais absente, une fille de dix-sept ans engloutie par une arche d’ombre. Mais c’est ce manque, c’est avec ce manque, que j’ai toujours dansé, varié sans trêve d’invisibles pas de deux.

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Deux ans après le saisissant détour mythologique de « Perséphone 2014 », six ans après la stupéfiante collision orchestrée dans « Partages », Gwenaëlle Aubry nous propose en 2018 ce quatuor (qui est bien plus probablement un quintette) artistique, pluri-disciplinaire et pluri-géographique, pour plonger dans une sauvagerie qui accumule les victimes physiques, les victimes psychologiques et les victimes morales – et qui semble mettre chaque jour un peu plus en exergue l’impuissance à la représenter significativement et à la combattre efficacement. Nulle tentation de l’essai ou du pamphlet dans cette somptueuse « Folie Elisa » : c’est la langue seule, d’une force chaque fois accrue (que l’on mesure le chemin parcouru, le travail accumulé depuis les élans pourtant déjà si réussis de « Personne » en 2009 !), qui accomplit ici sa transmutation, instillant beaucoup de poésie politique dans chaque phrase, jouant avec un immense brio des variations d’intensité au coeur de ces courses à l’abîme et de leurs griffures désespérées de résistance. Car c’est ainsi que l’écriture de fiction, oscillant en une série de déséquilibres salvateurs entre plusieurs programmes pré-construits, parvient à déjouer les attentes, à rompre l’habitude et à esquisser ce qui meut et qui, partant, pourrait bien un jour sauver.

Sabine, je crois, n’a jamais aimé la maison. Elle a grandi en Bourgogne, au milieu des vignes familiales, dans l’odeur humide de la mousse et des caves. Après la naissance des jumeaux, elle a très vite convaincu mon père d’y passer l’été. Elle disait redouter, pour ses garçons aux yeux clairs et à la peau de lait, le soleil trop vif, la chaleur trop intense, la trop longue traversée, rien pour elle n’était jamais assez tamisé, neutre, feutré, pourtant quand elle parlait ainsi ses yeux luisaient comme des tessons de bouteille et je savais bien que, avant la chaleur, le soleil, les ronces et les scorpions, elle fuyait le souvenir de ma mère. Sophia était trop présente, trop vivante dans cette maison, les murs peints à l’éponge en ocre et terre de Sienne, les tissus flamboyants rapportés de Turquie, les robes écarlates, les livres, les débris de bois ramassés sur la plage et qu’elle retaillait aux formes, fantasques et tortueuses, de son propre naufrage. Ces murs rougeâtres où le soleil allumait des veines d’or étaient la membrane qui continuait, palpitante, à m’abriter. C’est dans cette maison, désertée par mon père et sa nouvelle famille, que Markos et moi avons appris à vivre ensemble, ébauché, maladroits, incrédules, émerveil- lés, les premiers gestes du quotidien, là, aussi, qu’Ulysse et Nikos ont été conçus. Elle s’est tout de suite ouverte, élargie pour les accueillir : ses murs comme taillés à notre mesure, un moule dans lequel nos quatre vies, année après année, saison après saison, se coulaient sans effort, et qui en conservait l’empreinte, la forme, et les traits. Et comme ceux qu’on appelle à creux perdu, c’est comme si, le moule détruit, son contenu l’était avec lui.
Moi, en tout cas. Accorder tant de pouvoirs à des murs, comme s’ils étaient seuls à me fonder, seuls soutiens de ma mémoire, seuls témoins de mon passé, c’est peut-être folie, peut-être, après tout, ne suis-je que cela, la fille de la folle, la fille de Sophia. Quand j’ai quitté l’appartement de mon père, ce soir-là, à Athènes, quitté, dans les larmes et les cris, mon père et sa femme, mon père et ses fils, dévalé l’escalier en courant puis marché dans les rues sous l’interminable lumière de juin, marché à toute vitesse pour retrouver Markos et les enfants, les regarder dormir, les entendre respirer, je me suis sentie ombre, silhouette plate et fuyante, sans relief, sans densité. Privée de mémoire, de passé, d’histoire, et puis d’un coup vieillie. Je me suis pris le temps en pleine face, ce soir-là, le temps qui passe sans reste ni trace. La maison me protégeait de ça, tu comprends? Le temps n’y passait pas, il revenait, cyclique, immobile. Il ne se mesurait pas en années mais en saisons, Markos et moi avions beau vieillir, Ulysse et Nikos grandir, c’était comme si, une fois franchie la porte, nous étions absorbés dans une durée plus dense, plus clémente où tout se fondait, les morts et l’enfance, les souvenirs et l’instant, et que seuls rythmaient des rituels, quotidiens ou saisonniers, feux de feuilles mortes à l’automne, plantations de printemps, et ces aubes d’été où je me réveillais avant tout le monde pour aller nager, les petits déjeuners sur la terrasse avec Nikos et les parties d’échecs avec Ulysse, les longues siestes délicieuses et les après-midi passés à lire sous le figuier, les retours de la plage à la nuit tombante et les dessins de sel sur la peau des enfants, oui, tous les gestes, même les plus ordinaires, bains et repas, histoire du soir, avaient là-bas plus de douceur et de poids. Tu comprends ça, n’est-ce pas? Je t’ai vue dans ta maison, j’ai observé tes rituels, je sais que chaque matin tu ouvres la porte du potager pour flairer le soleil ou la pluie, que tu te caches pour lire en paix derrière les buis, que tu t’occupes du linge en écoutant des ballades de Lou Reed, que tu plantes un peu partout des graines de roses trémières et adores fumer près de la rivière.
Nous portons tous en nous une maison effondrée, tu ne crois pas ? dis-moi ce qui te manque, cave ou grenier, quelle paroi vacille en toi, quel plancher, où se planquent tes termites et tes araignées, tes lézardes et ton salpêtre, où sont tes débarras, tes issues de secours et tes portes condamnées, ta chambre obscure, tu la connais ? et ta pièce vide ?

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À propos de Hugues

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