☀︎
Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Bleue comme une orange » (Norman Spinrad)

En 1999, la fiction pionnière, rock’n’roll et visionnaire du réchauffement climatique.

x

RELECTURE

61tUYG9VgyL._AC_UF1000,1000_QL80_

La lignée paternelle d’Eric Esterhazy était composée de magouilleurs des Balkans, dont les modestes origines de voleurs de chevaux remontaient au temps de l’empereur François-Joseph dans cette région floue où Hongrie, Roumanie, Pologne et Ukraine s’interfaçaient malaisément derrière des frontières flexibles qui pouvaient à tout moment changer des Roumains en Hongrois et des Polonais en Ukrainiens – et ne s’en privaient pas.
Cela n’inspirait pas des loyautés ethniques ataviques, surtout depuis que la souche familiale contenait sa proportion de juifs et de gitans, ce qui avait constitué pour les Esterhazy une bonne préparation à la survie dans le monde post-national.
Lors de l’effondrement du communisme, le grand-père d’Eric s’était faufilé de Roumanie en France, où il avait survécu grâce aux habituelles arnaques de bas étage, jusqu’à ce que le réchauffement climatique transforme une propriété dans les Carpates jusqu’alors sans valeur – que son père avait été contraint d’accepter en remboursement d’une dette impossible à liquider autrement – en une plantation de marijuana montagnarde de première qualité.
Le père d’Eric avait donc grandi dans les endroits à la mode d’Europe et de Sibérie, rejeton doré d’un ancien réfugié devenu riche qui avait opportunément épousé une réfugiée américaine, originaire de Floride, et aussi discrète que possible sur ses précédents moyens d’existence tandis qu’elle évoluait dans la haute société et les bas-fonds des terrains de jeux du monde Vert.
Eric appréciait lui aussi ce glorieux mode de vie – du moins jusqu’à l’année de ses dix-neuf ans, où un consortium de céréaliers ukrainiens avait financé l’acquisition d’une série de générateurs de couverture nuageuse pour essayer de rétablir la viabilité de leurs terres arables.
L’entreprise avait modérément réussi du point de vue des céréaliers ukrainiens, mais les habituels effets secondaires imprévus – dans ce cas précis, une diminution de la température et le retour des chutes de neige dans certaines parties des Carpates – avaient été désastreuses pour la fortune de la famille Esterhazy.
La méthode de Papa pour affronter cette économie altérée avait consisté à boire assez d’alcool et à s’envoyer assez de drogues – à crédit, sur la fin – pour s’assurer qu’il ne serait pas là pour faire face à l’échéance finale.

La sixième Conférence Annuelle sur la Stabilisation du Climat (CONASC) se tient à Paris, sous l’égide des Nations Unies. C’est la première qui ne prend pas place dans l’une des grandes métropoles surchauffées de ce qu’on appelle désormais, après plusieurs décennies de réchauffement climatique, les « Terres des Damnés ». Bien que cette instance internationale n’ait qu’un pouvoir limité d’amusement de la galerie, les deux grands blocs politico-économiques informels qui regroupent tout ce qui compte un peu sur Terre, en termes de pouvoir et d’argent, s’y affrontent à fleurets aussi mouchetés que possible. Les Bleus, chantres d’une coûteuse et donc ô combien rémunératrice géo-ingénierie tous azimuts, militent depuis des années pour un contrôle climatique permettant, si ce n’est un retour en arrière par rapport au réchauffement qui fait rage, au moins une véritable stabilisation. Les Verts défendent l’adaptation à tout crin, les terres brûlées et les cités englouties n’étant pour eux qu’un épiphénomène naturel, qui voit par ailleurs la Sibérie ou le Grand Nord canadien, désormais tempérés, comme sources d’une richesse mondiale toujours renouvelée, tandis qu’une ville comme Paris bénéficie désormais d’un fort agréable climat subtropical modéré. On mentionne rarement, dans les cercles qui comptent, l’existence de la Tierce Force, globalement minoritaire, considérée par ses détracteurs indifférents comme un ramassis de doux rêveurs et de mystiques prônant sobriété et modération comme levier de stabilisation des forces naturelles désormais largement mises en jeu.

À bord d’un bateau-mouche de grand luxe cerclant sur la Seine pour ses invités triés sur le volet, le prince Eric Esterhazy, hôte du lieu et émanation secrète du consortium des Mauvais Garçons (avec leurs subtiles définitions de la criminalité légale), et Monique Calhoun, employée de haut vol de la coopérative multinationale de relations publiques Panem et Circenses, vont tenter, en usant de toutes leurs ressources ô combien variées, de découvrir de quoi il retourne exactement lors de cette conférence à la fois banale et fortement inhabituelle, entre le modèle climatique mathématique éventuellement fort inquiétant du docteur Allison Larabee (qui indiquerait un risque réel de voir la Terre devenir Vénus à relativement brève échéance) et la présence fort haute en couleurs d’un couple de milliardaires sibériens, Stella et Ivan Marenko (qui voudraient mieux comprendre la solidité ou la fragilité de leur empire construit par le réchauffement).

x

imagine028

Au bout d’un long moment, bien trop long au goût de Monique, après des heures de cette visite impressionnante du vide brûlant et sans vie, alors qu’elle n’en pouvait plus de mijoter dans sa propre sueur et qu’Appelbaum était aussi pantelant qu’un lamantin du Mississippi, Al Fawzi exprima la position qu’il avait fait ressentir depuis longtemps, du moins en ce qui la concernait.
« Donc, vous voyez, Sheik Appelbaum, dit-il comme si le marchandage de bazar durait déjà depuis un certain temps, l’idée de recréer des oasis dans ce qu’est devenu le Sahara manque, en somme, d’une certaine crédibilité, tant du point de vue pratique que de celui de la rentabilité.
– Peut-être, si le réseau de tunnels n’était déjà construit, répondit Appelbaum. Mais comme il l’est, il y va seulement de quelques usines de désalinisation nucléaires préfabriquées construites à toute vitesse par le plus bas adjudicataire, de stations de pompage que nous pouvons acquérir pour une misère sur n’importe quel gisement de pétrole asséché, et de quelques explosifs nucléaires disponibles sur le marché légal. »
Al Fawzi le regarda comme un vieux Bédouin aurait considéré un chameau cagneux et scrofuleux. « Avec cette logique, nous n’aurions qu’à dégeler un peu de permafrost polaire et à pomper l’eau dans quelques cratères pour faire de la Lune un Jardin d’Éden.
– Ici, l’atmosphère extérieure est parfaitement respirable.
– Alors, peut-être aimeriez-vous qu’on vous laisse dehors pendant quelques heures pour la respirer à titre d’expérience… ? Avec toute l’eau dont votre métabolisme pourrait avoir besoin ? »
Appelbaum plissa les yeux. S’il n’avait déjà été trempé de sueur, il se serait mis à transpirer. Sans trop savoir pourquoi, Monique découvrit qu’elle prenait plaisir à la scène.
« M. Appelbaum, poursuivit Al Fawzi, je vous rappelle que ma position nécessite certaines connaissances en matière d’ingénierie climatech. Peut-être pourriez-vous pomper l’eau jusqu’ici à une vitesse capable de rivaliser avec l’évaporation, mais cela n’abaisserait pas la température ambiante d’un seul degré, ni n’élèverait l’humidité d’un iota. Il vous faudrait construire des milliers de vos oasis artificielles avant d’engendrer une couverture nuageuse assez significative pour rendre le secteur ne serait-ce que vaguement habitable ou arable. Pendant que vous y êtes, pourquoi ne pas construire un barrage en travers du détroit de Gibraltar et du Bosphore, et pomper assez d’eau méditerranéenne dans le Sahara pour reconquérir les anciens rivages et transformer le désert en une version africaine de la savane sibérienne ?

Publié en 1999, traduit en français en 2001 chez Flammarion par Roland C. Wagner, « Bleue comme une orange » (dont le titre original, « Greenhouse Summer », était tout de même beaucoup plus directement parlant) fascine d’abord par la qualité de sa mécanique d’anticipation. Norman Spinrad, à partir des données du réchauffement climatique par effet de serre, alors déjà bien connues des scientifiques à l’intérieur et en dehors du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (le désormais célèbre GIEC, créé en 1988, dont le deuxième rapport, en 1995, celui ayant nourri le timide protocole de Kyoto de 1997, aura irrigué la rédaction de cette science-fiction-ci) mais restant encore négligées du grand public et, surtout, des décideurs politiques un peu partout, il brosse un tableau imaginaire absolument saisissant des réactions individuelles et collectives, au sein du capitalisme tardif, aux changements massifs du climat terrestre qui se sont déjà produits (au moment où se déroule le roman) et à ceux qui restent possibles, hypothétiques ou logiques.

Presque dix ans avant que le terme consacré de « climate fiction » n’apparaisse dans les écrits du journaliste et activiste Dan Bloom, « Bleue comme une orange », cinq ans avant la vaste entreprise analytique que représente la « Trilogie climatique » de Kim Stanley Robinson, notamment quant aux rapports entre la donnée scientifique et la prise de décision politique (et aux premières ébullitions de la géo-ingénierie, précisément), dresse un portrait résolument impitoyable d’une course à l’abîme menée collectivement au petit trot, en ayant passé aux pertes et profits les territoires « condamnés » (engloutis ou surchauffés au-delà de la capacité de survie humaine), et en se concentrant sur la saisie des opportunités d’adaptation (les « Verts » ici) ou de géo-ingénierie (les « Bleus » en l’occurrence), vingt-deux ans avant que Neal Stephenson ne nous propose son « Choc terminal »  à propos des risques systémiques liés à la manipulation du climat à grande échelle (comme les étudie par ailleurs avec rigueur et pédagogie Holly Jean Buck et son « After geoengineering »).

Et notons au passage, parmi les nombreux signes terriblement prémonitoires disséminés au long de ces 300 pages, qu’Ignace, l’intelligence artificielle qui joue un rôle non négligeable à bord de la Reine de la Seine, le bateau-mouche crucial du roman, est avant tout issue des technologies de surveillance visuelle et auditive.

x

510NF1V29JL._AC_UF894,1000_QL80_

Monique avait été envoyée à New York pour développer une conscience sociale Bleu Bon teint. Il s’agissait d’un compromis négocié pour amener une trêve dans la Grande Guerre familiale du Chaud et du Froid.
Maman, fille de réfugiés cajuns qui tenaient dans le Marais un restaurant appelé Bayous et Magnolias, avait grandi dans le Paris doux et prospère de l’été de serre.
Papa était le fils d’un architecte français qui s’était enrichi en construisant des demeures pour les gros bonnets de la Sibérie en pleine expansion et d’une consultante en relations publiques américaine qu’il avait rencontrée là-bas, où elle faisait pareillement sa pelote en retravaillant leur image rustaude. Une fois leur fortune faite dans le Far-East, ils s’étaient installés à Paris pour en profiter.
Mais à Paris, une Américaine experte en relations publiques et au français limité pouvait difficilement exiger le salaire auquel elle était accoutumée dans la Sibérie dorée. Et un architecte spécialisé dans des demeures néo-Las Vegas pour la nouvelle ploutocratie sibérienne n’était pas non plus très demandé dans la Ville Lumière halogène.
C’est pourquoi, à l’époque où son père avait épousé sa mère, les grands-parents maternels de Monique avaient été obligés de vendre leur appartement à Paris et de se retirer dans une ferme du Var, où ils étaient en mesure de vivre grâce à leur capital. De cette position financière réduite, ils n’avaient pas les moyens de regarder de haut la fille de modestes restaurateurs au prétexte qu’elle ne jouissait pas de la même aisance économique que leur fils.
Toutefois, le Bleu et le Vert de la chose était une pomme de discorde.
La famille de sa mère portait son Bleu en brassard, sans parler du décor et du menu du restaurant. La nostalgie de la Louisiane perdue était son fonds de commerce, et l’on ne pouvait manger, et l’on ne pouvait manger des huîtres bienville et du gumbo de langouste issus de sa cuisine sans une garniture ruisselante de mousse espagnole et d’esprit de revanche climatique Bleu Bon teint.
D’un autre côté, il était de l’intérêt de classe de la famille de son père, à tel point enrichie par le réchauffement de la Sibérie et l’ère d’expansion consécutive qu’elle avait pu en vivre pendant plusieurs décennies de crise de milieu de carrière, de considérer ce meilleur des mondes d’un nouveau genre à travers des lunettes teintées de Vert.
La situation s’était envenimée lorsque Papa – sous la maléfique influence Bleue de Maman et de sa famille, ou du moins était-ce ainsi que sa famille à lui voyait la chose – avait choisi la carrière d’ingénieur climatech, contrarier ses parents et impressionner sa petite amie en se déclarant un ennemi de leur classe étant une attitude peu susceptible de passer de mode chez les jeunes.
Ainsi, quand il arrivait que les deux couples de grands-parents se parlent, c’était en vociférant, le plus souvent en utilisant la destinée de leur petite-fille adorée comme balle de tennis dialectique.
Étant donné sa jeunesse, ce fut avec son accord enthousiaste que les parents de Monique décidèrent le moment venu de l’arracher à ce champ de bataille idéologique pour l’envoyer à l’université en Amérique. Ce qui n’était pas dénué d’une certaine roublardise politique.
Ses grands-parents maternels acceptèrent sur la base de leur nostalgie Bleue et conseillèrent Tulane, reconstruit sur des marécages judicieusement chauds et humides dans la banlieue de Saint Louis.
Ses grands-parents paternels furent du même avis pour des raisons pratiques – des études supérieures anglophones étaient indispensables, les puissants Sibériens eux-mêmes devant s’entretenir en anglais avec le reste du monde -, mais ils évoquèrent plutôt Berkeley, Stanford, ou l’une de ces universités Néo-New Age dotées par les principaux consortiums installés sous les doux cieux du nord-ouest du Pacifique.
Mais ce fut Columbia, à New York, une ville dont la nuance politique était assez ambiguë pour procurer la même insatisfaction aux deux couples de grands-parents. Une ville beaucoup plus dure que Paris et son climat enchanteur, où – du moins ses parents l’espéraient-ils – Monique pourrait parfaire sa vision des malheurs endurés par des gens pour qui le réchauffement ne signifiait pas seulement des palmiers et de longs après-midi dorés dans le Jardin des Plantes, sans se retrouver pour autant condamnée à un exil infâme et à un enseignement de troisième ordre dans quelque métropole parfaitement sinistre des Terres des Damnés.
Monique eut un petit frisson intérieur en commençant à descendre l’escalier qui menait à la station de vélos-taxis sur West End Avenue. Réaction irrationnelle, elle le savait, mais elle savait aussi qu’il serait contre nature de s’habituer un jour à ça.
Seawall Avenue se trouvait à quelque cinq mètres au-dessus de l’Hudson, et quand on regardait vers l’ouest de ce point de vue, la surface du fleuve semblait plus ou moins au niveau de l’œil. Mais West End Avenue ne se trouvait pas seulement à l’est de Seawall Avenue ; elle était également plus bas.
Dix mètres plus bas.
Ce qui signifiait qu’au milieu de l’escalier, la surface du fleuve était au-dessus de sa tête. Le studio dortoir qu’on lui avait attribué quand elle était étudiante se trouvait au premier étage. Cela n’avait pas semblé important jusqu’à la première fois où elle s’était tenue en haut de Seawall Avenue pour embrasser le fleuve du regard, avant de tourner celui-ci vers l’est, d’où elle venait, et de se pénétrer de l’effroyable vérité.
L’endroit où elle vivait se trouvait sous le niveau de la mer. Elle dormait chaque nuit avec un océan menaçant au-dessus de la tête. Même maintenant qu’elle s’était hissée au onzième étage, il lui arrivait encore de faire des cauchemars à ce sujet.
Les mystiques de la Tierce Force appelaient cela le satori. Si ses parents l’avaient envoyée à New York pour développer une conscience sociale Bleu Bon teint, c’était à ce moment-là qu’ils avaient réussi. Lorsque Monique avait eu la vue d’ensemble.
À force de vivre au-dessous du niveau de la mer, de rêver la nuit d’un raz-de-marée déferlant sur elle, de se frayer non sans peine un chemin dans les rues régulièrement inondées, appauvrie par les taxes de survie vertigineuses, épaule contre épaule, joue contre bajoue, nez contre aisselle avec les réfugiés qui avaient réussi à arriver jusqu’ici et leurs descendants, elle éprouvait en effet de la compassion pour les masses balayées des îles englouties et des littoraux perdus. Et dans l’été de serre, lorsque la température et l’humidité enfonçaient jusqu’aux histoires les plus invraisemblables de ses grands-parents sur la Nouvelle-Orléans perdue, que d’immenses nuées de moustiques envahissaient les nuits, elle ne faisait plus qu’un avec les survivants hantant les lambeaux de jungle de la Mer Amazone.
Voilà pour le Bleu.
En ce qui concernait le Vert, il aurait fallu qu’une fille élevée dans le Paris tropical soit une sainte avec une couronne d’épines et une chemise de crin pour échanger un tel environnement, que les dieux de la chance avaient fait verdir, contre les soubresauts des Terres des Damnés agonisantes.
Un animal incolore avec des bandes Vertes et Bleues.
Lors de la remise des diplômes, il apparut que cela faisait d’elle une recrue de valeur pour Panem et Circenses, et de la culture du consortium une offre qu’elle ne pouvait refuser.

x

71tcqhQMLJL._AC_UF350,350_QL50_

Comme si souvent, Norman Spinrad nous fascine ici par sa capacité rare à saisir quelque chose d’encore relativement ténu et à l’extrapoler à la dynamite narrative et au flamboiement rock’n’roll. Que la prévision sous-jacente soit totalement ou seulement partiellement erronée (comme dans « Le Printemps russe ») ou au contraire terriblement juste (dans « Jack Barron et l’éternité », dans « Oussama » ou dans « Le temps du rêve », par exemple), peu importe au fond : d’une part, le but de la science-fiction, contrairement à certaines idées reçues souvent véhiculées à tort, n’a jamais été de se substituer à la prospective ou au scenario planning, d’autre part, même lorsque l’anticipation ne trouve pas à terme sa cible « factuelle », le travail du tissu spéculatif et de la texture romanesque demeurent du plus haut intérêt. Ici, le « look & feel » post-cyberpunk est de très haute volée, comme d’ailleurs il l’est à la même époque chez William Gibson ou Bruce Sterling, bien loin des palinodies désemparées et souvent si maladroites des nombreux imitateurs de « Neuromancien » ayant tant peiné à s’extraire du décor initial.

On notera aussi ici à quel point Norman Spinrad, comme le Kim Stanley Robinson de la « Trilogie martienne », le Bruce Sterling des « Mailles du réseau » ou le Iain Banks du « Business » ou de « A Steep Approach to Garbadale », fait partie des auteurs relativement rares au sein de la science-fiction qui disposent d’une compréhension suffisamment fine des mécanismes de l’entreprise capitaliste contemporaine pour pouvoir en proposer des formes alternatives imaginatives et éventuellement crédibles (comment ne pas jubiler ici, à côté des formes corporate classiques, aux évocations de coopératives aussi étonnantes que Panem et Circenses, ou, davantage encore, les Mauvais Garçons : « Nous sommes les Mauvais Garçons, mais nous ne jetterions pas la planète dans les chiottes en tirant la chasse dessus juste pour nous en mettre vite fait plein les poches, fiston ! C’est la différence entre ces salauds de capitalistes prédateurs et nous autres, enfants bâtards de boucaniers romantiques et d’honnêtes gangsters ! »).

La famille de Giorgio se composait de pêcheurs chinois du Viêt-nam qui avaient émigré à New York pour travailler dans les marécages du South Bronx et possédaient toujours une kyrielle de crevettiers. Il était né George. Monique n’avait jamais bien compris pourquoi il avait viré italien. De gustibus non, ou quelle que fût la manière dont on formulait la chose à Milan.
Giorgio produisit deux doubles expressos parfumés à l’anisette, assez forts pour réveiller un mort et propulser un miroir-sat en orbite.
« Que diriez-vous de représenter le Consortium à Paris ? demanda-t-il.
– La capitale française, ou la ville fantôme dans le désert du Texas ? répliqua Monique, soucieuse de bien regarder les dents du cheval qu’on lui proposait.
– Soyons sérieux. L’affaire des Jardins d’Allah est conclue. Le conseil d’administration s’est montré impressionné et reconnaissant. C’est votre récompense.
– J’aurais préféré avoir mes actions. »
Giorgio agita la main en une assez bonne imitation d’insouciance romaine. « Vous les aurez aussi, cara mia, dit-il. Ce n’est pas de mon ressort, mais on m’a dit qu’il va vous en échoir cent cinquante. Que savez-vous de la CONASC ?
– S’agit-il d’une perche pour un jeu de mots cochon ? »
Giorgio lui adressa son sourire des grandes occasions. « Ça l’a été autrefois, en un certain sens. La Conférence Annuelle sur la Stabilisation du Climat, organisée par les Nations unies. CONASC pour ses amis, à supposer qu’elle en ait. Vous en avez sûrement entendu parler.
– Il y a un rapport avec la Condition Vénus… ? »
Giorgio acquiesça.
Bon.
La CONASC constituait la réponse typique des Nations unies à la panique de la Condition Vénus, qui remontait à quelques années.
D’après les souvenirs de Monique, le docteur Allison Larabee avait produit un modèle climatique destiné à démontrer que si l’on n’arrêtait pas le réchauffement, celui-ci pourrait, à partir d’un certain point, devenir exponentiel, transformant la Terre en un clone de Vénus, avec une température de six cents degrés, en un laps de temps inférieur à l’espérance de vie des enfants déjà nés. Mais bien sûr, ces derniers ne survivraient pas pour voir ça.
On produisait à la pelle de tels modèles climatiques d’un Bleu lugubre, et aucun d’eux, quelle que fût sa couleur, ne s’était jamais révélé fiable. Comme Larabee n’avait pas eu recours aux services de Panem et Circenses, les glapissements Bleus qui en avaient résulté étaient restés pour la plupart confinés aux journaux professionnels et aux sites scientifiques.
Si P&C avait obtenu le contrat, le consortium aurait sûrement fait éclater l’histoire en première page des sites d’information généralistes et de la presse en mettant le paquet sur l’affirmation de Larabee selon laquelle son modèle démontrait qu’à force de faire joujou avec le climat au niveau mondial, les souverainetés, semi-souverainetés et cartels à la noix allaient déclencher la Condition Vénus d’un moment à l’autre.
En tout cas, la brusque fragmentation de la calotte polaire arctique, un ou deux ans auparavant, avait finalement amené l’histoire en première page des journaux, dont les gros titres proclamaient que la Fin était proche, suscitant une panique du feu de Dieu.
Alors, les Nations unies avaient décidé qu’il fallait faire quelque chose.
Ou, du moins, en donner l’impression.
Donc, comme de juste, elles avaient mis sur pied ces conférences annuelles.
Et, ayant échoué à coordonner les efforts d’ingénierie climatique dans le monde entier et les objectifs Bleu Bon teint à l’échelle de la planète, elles avaient bel et bien réussi à repousser la Condition Vénus dans les dernières pages et les arrière-fichiers des cartels d’information, et à transformer ces conférences en monuments d’ennui faciles à ignorer.
« Combien y a-t-il eu de ces trucs ? Quatre ?
– Cinq, dit Giorgio. C’est le sixième. »
Il y avait là quelque chose qui ne collait pas. Les Nations unies étaient depuis longtemps devenues un forum éculé et édenté, une pétaudière pour les jérémiades et les suppliques de la pléthore de souverainetés appauvries qui les dominaient numériquement.
Et…
« Paris ? Mais ces trucs n’ont-ils pas toujours eu lieu dans des coins fauchés des Terres des Damnés ?
– Brasilia, Damas, Nairobi, Tijuana, Colombo…
– Alors, pourquoi Paris ? »
Le haussement d’épaules de Giorgio était plus français qu’italien, mais peut-être fallait-il être parisien pour s’en rendre compte. « Pourquoi pas ? Je parie que les responsables se sont finalement décidés pour une ville nantie de restaurants de classe internationale.
– Et ils ont engagé Panem et Circenses ? Pour quoi faire ?
– Ce que nous faisons si bien, cara : donner du cachet à leur événement, un soupçon de classe. »
Monique regarda Giorgio avec plus d’attention. « Ils n’ont jamais loué nos services, non… ? »
Giorgio acquiesça avec un sourire. « C’est pourquoi la CONASC a toujours eu une image lamentable et un certain manque de crédibilité… »
Tout ça commençait à sentir aussi mauvais que les crevettiers de l’entreprise familiale de Giorgio. « Sans parler du financement nécessaire pour monter un tel événement dans une ville comme  Paris, dit Monique. Ou pour s’offrir nos services.
– Pour lesquels, enchaîna Giorgio, rayonnant, ils ont donc payé d’avance.
– Pourquoi mon petit doigt me souffle-t-il que vous me cachez quelque chose, Giorgio ? »
Un instant, Giorgio Kang laissa tomber toute la comédie. Un instant, il devint réellement sincère. « Parce que… je ne sais pas. Le but financier de tout ça m’échappe autant qu’à vous. »
Puis le masque réapparut – cette fois, celui du parrain doucereux jouant les médiateurs. « Bien entendu, vous êtes libre de refuser », dit-il du coin des lèvres, en secouant la cendre d’un cigare fantôme. Puis il sourit avec une lourde fatuité. « Si vous ne voulez pas vous occuper pour nous des services VIP à Paris, France, je peux vous proposer un autre poste… »
Monique ne daigna pas lui tendre la perche.
« Paris, Texas », conclut Giorgio.

L’ouvrage est hélas actuellement épuisé, on se prend comme toujours à espérer qu’un éditeur habile remédiera prochainement à ce triste état de fait, quitte à revoir un peu la traduction d’époque du si regretté Roland C. Wagner, traduction qui n’est sans doute pas une de ses meilleures.

x

560x315_norman_spinrad_-_vendredi_-_utopiales_2015_-_e96a1074

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Pas encore de commentaire.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives