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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Au pays qui te ressemble » (Lisa Ginzburg)

Frontières de l’amour.

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La narratrice du roman de Lisa Ginzburg, publié en 2013, traduit de l’italien par Martin Rueff pour les éditions Verdier (2019), une documentariste italienne installée à Paris, raconte a posteriori l’enchantement de son amour avec Ramos, un chorégraphe et danseur brésilien magnifique et surdoué, un personnage excessif, violent, à l’énergie infatigable et contagieuse, en même temps que la tragédie muette qui aboutit à l’épilogue dramatique annoncé d’emblée, la mort brutale de Ramos.

Tendue vers la poursuite d’un amour absolu si facilement éclos, qui se passait de mots, Ramos et Vituca (c’est ainsi qu’il la surnomme) ont cru, en dépit du scepticisme des proches de Vituca, que les barrières de l’éloignement géographique et culturel pouvaient être surmontées. Lisa Ginzburg dit avec douceur et justesse l’obstination pour faire vivre et durer la passion qui aimante deux êtres issus d’univers séparés, la ténacité pour que dure leur mariage, en dépit de leurs trajectoires qui divergent. Leur mariage décidé par téléphone est à l’image d’une relation vécue à distance et lors de brefs séjours au Brésil ou en Europe.

La passion amoureuse et la divergence des identités s’incarnent aussi dans la relation de Vituca avec le pays de Ramos, le Brésil, et dans l’impossibilité pour eux de trouver un lieu où vivre. Après quatorze années d’éloignement continu de ses bases, d’allers-retours de l’Europe au Brésil, Ramos s’est fatigué de cette Europe devenue une source d’exaspération, du fait de l’ignorance et de l’hostilité teintée de racisme ; il est reparti vivre à Pedra Forte, sa ville d’origine. À son premier voyage, Vituca tombe amoureuse du lieu, comme elle a cédé au charme envoûtant de Ramos.

« Et elle y avait cru à cet enchantement. Comme tout, pendant un moment, lui avait semblé merveilleux, possible. Elle avait aimé la lumière aveuglante du ciel de l’été, la joie, la vitalité des gens, l’axé de chaque situation. Les petits supermarchés imprégnés des parfums de fruits mélangés à la forte odeur de la viande. Et l’inexplicable sensation de familiarité qui se saisissait d’elle : comme si sa terre avait toujours été là, à dix mille kilomètres de l’Europe – de l’Italie, son pays d’origine, de la France, ce pays où elle avait choisi de vivre. Se sentir chez soi dans cette lumière d’or, avec la vie qui explose tout autour dans le plus grand des fracas, dominée par la nature au point de s’y perdre – de quelle manière et jusqu’à quel point, elle ne peut pas encore le savoir. »

Installée au Brésil, tombée sous le charme de son exubérance, elle se retrouve rapidement seule au sein de la communauté compacte et indissoluble que forme la famille de Ramos, exclue de leurs dérives dues aux excès d’alcool, ne réussissant jamais à faire entièrement partie de ce clan, devenant un embarras pour Ramos dans son milieu alors que, lucide dès le départ face aux résistances de Ramos, elle ne voulait pas peser. Malgré sa force initiale, l’amour se heurte et s’épuise face à ce fossé trop large.

« Contre-indication flagrante, épouser Ramos, c’était se lier à son innombrable est envahissante famille. Elle ne s’était pas arrêtée longtemps sur ce détail macroscopique. Mais s’ils furent en un premier temps plus discrets, les parents de Ramos se révélèrent ensuite des présences fixes, comme une prothèse inamovible qu’il subissait autant qu’il la lui imposait. Et l’horizon que leur clan envisageait était terriblement étroit. Une vision que la mentalité provinciale qui l’inspirait rendait myope : elle avait toutes les indulgences pour les débordements que les représentants du clan s’autorisaient quand une mouche les piquait, mais quand il s’agissait d’exprimer un jugement sur le monde, cette mentalité se révélait conformiste, imprégnée d’un catholicisme hybride (syncrétiste), et engoncée dans ses préjugés culturels. Une conception sexiste – toujours prête à condamner les femmes et à absoudre les hommes – impitoyable dès qu’il s’agissait de montrer du doigt ceux qui ne répondaient pas aux canons de comportements reconnus par la communauté, toujours prête à les radier sans la moindre bienveillance. Un petit univers confiné, dont l’influence sur Ramos allait lui apparaître toujours plus clairement jusqu’à la rendre jalouse, exaspérée, folle de rage. »

Le choc annoncé d’emblée de la mort de Ramos place le roman sous le signe de la douleur et de la fatalité, à laquelle s’oppose l’énergie et la sensualité ardente du Brésil et de Ramos.
Analytique et observatrice, la narratrice replonge en elle-même pour scruter la trajectoire de Ramos et le déroulement de leur histoire, sans échapper à ce bruit de fond continu, la douleur de la perte et l’impossibilité de la compréhension entre deux individus aux identités si lointaines. Elle décrypte a posteriori l’angoisse et l’oppression qui couvaient chez Ramos, signes annonciateurs du désastre intime et de la fin tragique de cet homme mystérieux dont la mort divulgue un secret toujours dissimulé.

L’amour incandescent et son épilogue tragique, la violence des faits et la tendresse qui a survécu à la disparition de Ramos s’entremêlent dans ce récit d’une tonalité à la fois solaire et sombre et qui imprime une marque profonde chez la lectrice ou le lecteur.

« La transformation physique de Ramos au cours des deux dernières années, elle la perçoit nettement sur les photos, maintenant qu’il est mort. La douleur dessille, elle n’admet aucune myopie. Elle parvient désormais à observer avec détachement. D’ailleurs, ça lui vient naturellement : ce qui est difficile, c’est plutôt de surmonter le désarroi et la répulsion immédiate que lui inspirent ces portraits. Son visage avait gonflé, son regard était devenu fuyant – y flotte un secret qui l’absorbe et l’inquiète. Vraiment, c’est cet homme, son grand amour ? Ce sont ces yeux, durs, perdus, qui ont fait que pendant des années, elle s’est sentie regardée en profondeur, dépouillée, comprise, prise ? »

On peut lire une très belle chronique de ce roman par La Viduité ici.

Nous aurons la joie d’accueillir Lisa Ginzburg le jeudi 18 avril à partir de 19h30 à la librairie Charybde pour évoquer ce roman intense et émouvant.

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Au pays qui te ressemble » (Lisa Ginzburg)

  1. des qu’il y aura une critique de « Des voix, suivi de Genèse du Rabbi » de Manuel Candré (2019, Quidam, 214 p.). je mettrai mon grain de sel…..
    c’est vraiment très bien
    a bientot

    Publié par jlv.livres | 14 avril 2019, 18:19
  2. Hâte de le lire celui-ci ! À bientôt !

    Publié par Charybde 7 | 14 avril 2019, 21:14
    • Marianne, attention ce n’est pas une lecture si facile que cela paraisse
      un peu de doc sur la Kabbale au préalable serait utile (c’est mon point de vue, après lecture)
      pour comprendre (peut être) pourquoi ce livre a été écrit
      ceci dit c’est très bien écrit

      Publié par jlv.livres | 15 avril 2019, 08:27
  3. Magnifique ! Quelle belle invitation à la lecture ! Merci

    Publié par claire lecoeur | 17 avril 2019, 10:32

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Aidez-nous en découvrant ou redécouvrant Verdier, La Volte, Inculte Dernière Marge et Asphalte. | Charybde 27 : le Blog - 24 avril 2021

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