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Je me souviens

Je me souviens de : « Octobre rouge » (Tom Clancy)

Il y a trente-quatre ans : le roman à l’origine de la révolution du military procedural et du techno-thriller. Six ans avant que Sean Connery et Alec Baldwin y incarnent les héros d’un film changeant les données du film de sous-marin.

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Il n’est pas nécessairement évident de se souvenir en 2018 à quel point ce roman américain de 1984, d’un auteur alors totalement inconnu, constitua une révolution à part entière. Une révolution littéraire, bien entendu, car en matière sociale et politique, le conservatisme parfois brutal de Tom Clancy, déjà solidement installé d’emblée, ne fera que se renforcer au fil des années, au fur et à mesure qu’il s’établira comme l’un des plus importants producteurs de best-sellers des années 1985-2000, allant jusqu’à incarner une véritable « usine multi-marques » de production au kilomètre, avec un succès globalement jamais démenti.

Refusé par de nombreux éditeurs, principalement parce que jugé « trop technique », accepté par l’U.S. Naval Institute Press (l’éditeur de la revue Proceedings, où l’on débattait alors férocement – avec une verdeur des échanges à l’époque bien trop rare dans les publications militaires européennes – de la Maritime Strategy), qui n’avait alors jamais publié de roman, « Octobre rouge », avec son récit un peu fou de sous-marin nucléaire lance-engins soviétique se jetant à travers l’Atlantique Nord dans l’idée (conduite par sa douzaine d’officiers) de faire défection, devint un best-seller aux États-Unis d’abord, puis dans le monde entier ensuite, saisissant son lectorat, « professionnels » des marines militaires contemporaines comme profanes et simples curieux, par son mélange jusqu’alors inédit de documentation d’une extrême rigueur, de sens pédagogique, et de maniement adroit des personnages et de l’intrigue (pourtant relativement simple).

À Polyarny, base des sous-marins de la Flotte soviétique du nord, le capitaine de vaisseau Ramius était à son poste de manœuvre sur la passerelle d’Octobre rouge. Il était engoncé dans la rue tenue arctique, avec un ciré et cinq épaisseurs de laine. Un remorqueur de port évitait l’étrave du sous-marin vers le nord. Après deux mois interminables, échoué dans un bassin à l’abri des intempéries, le bâtiment était de nouveau à flot. Au bout du bassin, un groupe de marins et d’ouvriers du port, silencieux et impassibles à la manière russe, observaient l’appareillage.
« Kamarov, machines avant lentes ! » ordonna Ramius. Le remorqueur s’éloignait. Ramius jeta un coup d’œil à l’arrière pour observer le bouillonnement créé par le démarrage des hélices. Le patron du remorqueur salua, et Ramius répondit. La tâche du patron avait été modeste, mais exécutée rondement. Octobre rouge, un sous-marin de la classe Typhon, était maintenant en route dans le chenal du fjord de Kola.

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Traduit en français en 1986 chez Albin Michel par Marianne Véron, avec l’aide du sous-marinier Jean Sabbagh, « Octobre rouge » verra son interprétation française profondément revue lors de sa réédition de 1990, car – et la comparaison avec la version originale, que j’avais pratiquée peu de temps après mon premier contact avec ce roman, en 1988, est ici sans pitié -, si le vocabulaire spécifique aux sous-marins a en effet été plutôt bien maîtrisé, il n’en était hélas pas de même en ce qui concerne la terminologie militaire contemporaine, en général, véhiculant ainsi de nombreux effets plutôt cocasses, mais aussi hélas un certain nombre de faux sens et de contresens. Ce travers aura toutefois été corrigé dès le deuxième roman de Tom Clancy publié en français, « Tempête rouge ».

Dans la marine soviétique, le règlement voulait que le commandant annonçât la mission du bâtiment, et exhortât l’équipage à l’exécution en bons citoyens soviétiques. Les ordres étaient ensuite affichés à l’extérieur de la salle Lénine de manière que tous puissent les lire – et s’en inspirer. Sur les gros bâtiments, c’était un local consacré aux cours d’information politique. À bord d’Octobre rouge, il s’agissait d’une bibliothèque grande comme un placard, située à côté du carré des officiers, où étaient rassemblés des livres du Parti et diverses brochures idéologiques, à la disposition des hommes qui souhaitaient les lire. Ramius annonça la teneur des ordres dès le lendemain du départ, pour permettre aux hommes de s’adapter à la routine du bord. En même temps, il leur fit un petit discours pour leur gonfler le moral. Les discours de Ramius étaient toujours très bons. Il avait eu l’occasion de beaucoup s’exercer. À 8 heures, après la prise de quart, il entra au central et tira d’une poche intérieure quelques fiches.

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Nourri d’une géopolitique simpliste de fin de guerre froide (Tom Clancy ne cacha jamais son intense admiration pour Ronald Reagan) – ce n’est que plus tard, entre « Danger immédiat » (1989) et « Sur ordre » (1996), que certaines complexités du monde contemporain seront traitées avec davantage de finesse dans la saga dite  » de Jack Ryan », avant de sombrer à partir de « Rainbow Six » (1998) et surtout de « L’Ours et le Dragon » (2000) dans un nouveau mélange bizarre de racisme et de morale réactionnaire outrancière -, « Octobre rouge » vaut surtout par la remarquable précision de sa documentation technique (qui épata à l’époque de sa parution nombre de professionnels), précision obtenue sans sacrifier un seul instant au culte du mode d’emploi, et ayant su se couler avec une certaine élégance dans une narration plutôt enlevée, appuyée sur des personnages attachants et développant rapidement une certaine épaisseur ne les limitant pas aux caricatures attendues de leurs rôles. C’est aussi à « Octobre rouge » que l’on doit le développement en tant que genre littéraire à part entière du techno-thriller militaire contemporain, synthèse le plus souvent assez heureuse de « military procedural », d’espionnage, de géopolitique et de travail réel des personnages, ouvrant ainsi la voie aux Larry Bond (« Red Phoenix », 1990), le créateur du jeu de combat naval contemporain « Harpoon », avec qui Clancy écrira d’ailleurs son « Tempête rouge », Harold Coyle (« Team Yankee », 1987), Ralph Peters (« Red Army », 1989), ou encore Steven Hartov (« The Heat of Ramadan », 1992).

« Le plus grand succès populaire de Halsey constitua également sa plus grande erreur. En posant au héros populaire d’une agressivité légendaire, l’amiral allait aveugler les générations à venir sur ses remarquables aptitudes intellectuelles et son instinct de joueur… » Jack Ryan fronça le sourcil en contemplant son ordinateur. Cela sonnait trop comme une thèse de doctorat, et il en avait déjà fait une. Il envisagea d’effacer tout le passage de la disquette, mais décida de n’en rien faire. Il lui fallait suivre cette ligne de raisonnement pour son introduction. Bien qu’elle fût mauvaise, elle servait de guide à ce qu’il voulait dire. Pourquoi l’introduction semblait-elle toujours constituer la partie la plus ardue d’un livre d’histoire ? Depuis trois ans qu’il travaillait à cette biographie de l’amiral américain William Halsey, la quasi-totalité du livre était enregistrée sur une demi-douzaine de disquettes étalées autour de son ordinateur Apple.

Les règles du jeu de la rubrique « Je me souviens » sur ce blog sont ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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