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Notes de lecture 2018

Note de lecture : « L’ingénieur culturel » (Muriel Spark)

La naissance narquoise et subvertie d’une industrie des passerelles atténuantes.

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C’est grâce à Iain Sinclair et à son sauvage et passionnant « London Overground » que j’ai découvert tout récemment cette grande romancière écossaise, étonnante à plus d’un titre, que fut Muriel Spark (1918-2006), que je ne connaissais jusqu’alors que de réputation. En faisant du trouble et diabolique héros de « L’ingénieur culturel » (1960, traduit en français par Alain Delahaye en 1990 chez Fayard) une métaphore vivante du travail de casse joyeuse et machiavélique qui habite tant de « reconstructions » urbaines contemporaines, le redoutable psychogéographe londonien (qui sera chez Charybde le 5 octobre prochain, je le rappelle) fournissait une invitation à la lecture trop vigoureuse pour être ignorée, même en ces temps de rentrée littéraire.

« Fichez-moi le camp, sale cochon ! dit-elle.
– Tout homme a dans son coeur un cochon qui sommeille, répondit-il.
– Vous osez revenir sur les lieux du crime ! s’exclama-t-elle.
– Allons, Mavis, allons, Mavis », répondit-il.
On la vit lui claquer la porte au nez, on le vit presser la sonnette, on la vit rouvrir.
« Je voudrais dire un mot à Dixie, insista-t-il. Allons, Mavis, soyez raisonnable.
– Ma fille, déclara Mavis, n’est pas là. » Et elle lui claqua de nouveau la porte au nez.
Ils purent néanmoins considérer la rencontre comme satisfaisante pour l’instant. Il regagna sa petite Fiat et remonta Rye Grove en direction du pré communal, où il se gara face au Rye Hotel. Là, il alluma une cigarette, sortit de sa voiture et entra dans le bar.
Au fond de la salle, trois hommes qui avaient l’air de retraités détournèrent les yeux de la télévision pour l’examiner. L’un d’entre eux donna un coup de coude à son voisin. Une femme porta la main au menton et adressa à son compagnon un regard entendu.
Il s’appelait Humphrey Place. C’était lui l’homme qui, quelques semaines plus tôt, était parti au beau milieu de la cérémonie de son mariage. Il traversa la rue pour aller au White Horse, où il but une pinte de bière. Ensuite il fit une visite au Morning Star et aux Heaton Arms. Pour finir, il aboutit au Harbinger.
La porte du pub s’ouvrit et Trevor Lomas fit son entrée. On le vit s’approcher de Humphrey et lui flanquer un direct en plein sur la bouche. La serveuse s’écria : « Dehors, vous deux ! »
Une femme remarqua : « Ce ne serait jamais arrivé s’il n’y avait pas eu Dougal Douglas !’

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À partir de cette vive scène d’introduction, au coeur du quartier sud-londonien de Peckham Rye (aujourd’hui intégré dans celui de Southwark) et de ses manufactures textiles, Muriel Spark nous plonge dans les joueuses machinations de Dougal Douglas (qui se fait appeler également Douglas Dougal), prétendu immigré écossais et diplômé d’écoles d’art, d’abord embauché par une modeste entreprise industrielle locale pour apporter une touche spéciale à leurs ressources humaines, en y favorisant « la rencontre de l’industrie et de l’art ». Cynique et décomplexé, pratiquant en maître diabolique les jeux simultanés ou parallèles et le billard à nombreuses bandes, celui-ci, loin de se soumettre aux divers cahiers des charges que ses fonctions corporate ou simplement sociales voudraient éventuellement lui imposer, profite de son étrange charisme pour semer un (pas toujours) joyeux charivari dans les vies laborieuses des employées, des ouvrières et de leurs divers patrons.

M. Druce dit : « Exactement, il nous appartient de combler le fossé et de tendre une main secourable. Notre taux d’absentéisme, ajouta-t-il, pose un réel problème.
– C’est sans doute que les gens s’ennuient à leur travail, laissa échapper Dougal dans une fraction de seconde d’inattention.
– Je ne dirais pas qu’ils s’ennuient, objecta M. Druce. Non, ils ne s’ennuient pas. Meadows Meade est en train de se bâtir une excellente réputation en ce qui concerne son personnel ouvrier. Nous avons un programme de formation, un programme de loisirs et un programme de primes. Nous n’avons pas encore de programme de retraite, ni de mariage, ni de funérailles, mais cela viendra un jour. Comparativement, nous sommes une petite entreprise, je l’admets, mais nous sommes en pleine expansion.
– Je vais devoir entreprendre des recherches sur leur vie intérieure, dit pensivement Dougal. Des recherches sur le véritable Peckham. Il faudra que je découvre la source spirituelle, la glorieuse histoire de ce faubourg, avant de pouvoir lui apporter un élan nouveau. »
À ces mots, M. Druce trahit une légère émotion. « Mais pas de conférences sur les beaux-ats, dit-il, se resaisissant. Nous avons déjà tenté cette expérience-là. Elle n’a pas été vraiment concluante. Les ouvriers, ou plutôt nos employés, n’aiment guère revenir à l’usine après les heures de travail. Trop de tentations à l’extérieur. Notre but est de former une famille unie et heureuse.
– L’industrie, affirma Dougal, est dorénavant une grande tradition. N’êtes-vous pas de mon avis ? Il importe que le personnel prenne conscience de cette tradition.
– Une grande tradition, répéta M. Druce. C’est bien vrai, monsieur Douglas. Je vous souhaite bonne chance et, pendant que vous êtes là, j’aimerais que vous rencontriez M. Weedin. » Il pressa un bouton sur son bureau et, parlant dans un interphone, il convoqua M. Weedin.
« M. Weedin, dit-il à Dougal, n’est pas un homme de culture. Mais il connaît son travail à fond. Des gens merveilleux, les directeurs du personnel. Si vous ne lui marchez pas sur les pieds, vous vous entendrez très bien avec notre directeur du personnel. Et puis, bien sûr, il y a l’assistante sociale, par la force des choses. Mais nous avons le sentiment que vous devez découvrir vous-même votre champ d’action, et que votre travail sera ce que vous en ferez. – Entrez, monsieur Weedin, et venez faire la connaissance de M. Douglas, ingénieur culturel, qui vient se joindre à nous. M. Douglas nous arrive d’Édimbourg pour se charger de la recherche au niveau humain. »

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Jouant avec une ruse détendue d’un héros insolite, et au moins autant anti-héros, mêlant des motifs puissants qui pourraient parfois s’être échappés aussi bien du « Bourgeois gentilhomme » de Molière que de « Le Maître et Marguerite » de Mikhaïl Boulgakov, Muriel Spark nous entraîne dans une sarabande sardonique, où le loufoque, le sordide, le carnassier et le tragique se frôlent sans se toucher, pour assister à la naissance laborieuse – et redoutablement moqueuse – d’une industrie de l’ingénierie sociale par la culture (ou prétendue telle), d’une formidable machine à atténuer la violence des rapports sociaux au travail et juste en-dehors, et de la manière dont les somptueux échecs de cette machine semblent ainsi, machiavéliquement, écrits dès le départ.

La confusion cessa. Elaine se mit à chanter, avec la même voix que lorsqu’elle criait, sans entrain particulier, comme si cette chanson était la suite naturelle de ses braillements. Les autres filles, comme si elles avaient reçu d’elle un signal, transformèrent à leur tour leurs hurlements en une douce complainte :

C’est triste à dire, mais je dois m’en aller,
J’ai une petite fille dans la ville
de Kingston.

En même temps, elles ne cessaient de jeter des coups d’œil craintifs vers les arbres du parc.
Le garçon bizarre relâcha Dixie et se mit à danser avec Elaine. Quelques secondes plus tard, tout le monde sauf Dougal chantait et swinguait en donnant aux gestes de la bagarre l’allure de mouvements nécessaires pour suivre un rythme frénétique. Dougal vit le visage de Humphrey quand il allongea vivement le cou. Ce visage exprimait la frayeur. Dixie, quant à elle, affichait une gaieté quelque peu forcée. Elaine également. Le garçon bizarre ébauchait un sourire maladroit et, tout en dansant avec conviction, il reboutonnait sa chemise. Tous ces détails poussèrent Dougal à parcourir des yeux l’espace environnant, de manière à percevoir clairement la cause qui produisait un tel effet. Il s’en rendit compte aussitôt. Deux policiers se trouvaient à présent tout près d’eux. Leur arrivée avait dû être remarquée depuis un moment déjà : depuis qu’Elaine s’était mise à chanter, et que le signal s’était transmis spontanément.
« Non mais dites-donc, vous vous croyez où ? Dans un dancing ?
– Non, brigadier. Non, non, inspecteur. On voulait juste montrer aux filles la bonne manière de swinguer. On va rentrer chez nous, maintenant.
– Eh bien, dépêchez-vous de rentrer ! Allez, circulez, et plus vite que ça ! Sortez tous du parc ! »
Sur le chemin du retour, Humphrey raconta à Dougal : « C’est Dixie qui a déclenché la bagarre. Elle était trop fatiguée, à bout de nerfs. Elle a prétendu que cette espèce de grue que Trevor avait pour petite amie la regardait d’un drôle d’air. Elle a foncé vers la fille et lui a demandé : « Qui est-ce que vous regardez comme ça ? » Et alors la fille l’a effectivement regardée d’un drôle d’air. Dixie a répliqué illico en faisant tournoyer son sac à main. C’est comme ça que tout a commencé. »

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® London Evening Standard

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