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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Chagrins d’argent » (Isabelle Flaten)

Des vies minuscules abîmées par le pouvoir de l’argent.

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Chagrins d'argent

«Ce matin elle ne pense pas du tout à lui. À cause du temps qu’il fait, son esprit est occupé ailleurs, appliqué à hisser un parapluie sous un ciel dégoulinant et à détourner ses pas des flaques d’eau. Mais rien ne va comme elle veut, les baleines plient sous le vent et ses pieds pataugent dans la gadoue. La tête en berne et les jambes de travers, elle avance tout de même, sauf qu’elle en oublie sa cervelle. Mais il est là bien sûr. Ramolli sur son carton.»

La culpabilité et la colère de cette femme qui se sent piégée à la suite d’un matin de printemps insouciant, dans un rituel quotidien d’aumône de deux euros à un clochard, boule humaine dérangeante gisant à côté de la boulangerie, les rêves argentés de la vendeuse de cette même boulangerie qui décide d’emprunter un chemin risqué, raccourci vers la richesse pense-t-elle, mais qui va s’avérer tragique, le vertige de son voisin pris dans la nasse d’une vie au dessus de ses moyens et d’un endettement devenu insurmontable, la faille minuscule dans la trajectoire de sa banquière, sentinelle impitoyable de tant d’existences en déroute, les histoires de «Chagrins d’argent» se succèdent en s’emboîtant et révèlent, en dévoilant des facettes différentes d’une même situation,  le magma émotionnel lié à l’argent, le fossé qui se crée entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, la gamme des frustrations ou le désœuvrement qu’il engendre, toutes les envies inassouvies qui masquent mal le vide des existences, un vide qui peut soudain s’ouvrir comme une béance, dans une société où la marchandise et l’argent sont devenues les valeurs cardinales.

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© Eugène Atget

© Eugène Atget

«Un sac à main de femme, l’offrande d’une folle sans doute il ne sait pas, tout juste le temps d’entrevoir des talons déjà retournés d’où ils étaient venus. Lui scellé là sur le bitume, un lierre à la pierre enraciné loin des siens dans l’indicible, les morts qui manquent pour la route. Du petit moineau d’avant dans les Carpates il n’y a rien à raconter si ce n’est le nid défait depuis le début. Et là-bas ou ici l’espace est du pareil au même, une volière percée de soupirs. Il prend son mal comme il vient, jours après jours éraillés de piécettes dans un gobelet de ferraille, pour pas grand-chose, une goulée de bière et deux grignons de pains. Parfois il se demande à quoi bon vivre. Mais la réponse aussitôt s’égare dans les brumes de l’alcool. Depuis longtemps la pensée est perdue pour lui, battue par plus fort qu’elle, un monde sans foi ni loi dont seules quelques ondes sournoises lui parviennent, des gestes maladroits, des regards de biais par-dessus son épaule. Qu’il renifle sans réagir parce que sa chair aussi est morte, éteinte par tout ce temps assoupi à l’ombre des autres.»

En fine observatrice et conteuse subtile, Isabelle Flaten explorait dans son précédent livre, «Se taire ou pas», l’influence décisive des prises de parole ou des silences sur les rapports humains. Ce roman-nouvelles paru en avril 2016 aux éditions Le Réalgar souligne en portraits brefs, touchants et incisifs, comment le culte de l’argent et les inégalités empoisonnent les relations et les vies quotidiennes, rappelant ce qu’Alan Pauls a superbement raconté à l’échelle d’un peuple et d’un pays dans «Histoire de l’argent».

On peut lire une interview de l’auteur sur le site Kronix ici.

Pour commander et acheter ce livre chez Charybde, c’est ici.

 Isabelle Flaten

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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