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Lecture BD : « Heureux qui comme » (Nicolas Presl)

Un album muet et coloré avec ruse pour confronter deux parcours européens en Afrique de l’Ouest.

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Heureux qui comme

Publié en novembre 2012 chez Atrabile, cet album de Nicolas Presl, dont je ne connaissais le travail que de réputation, m’a fortement impressionné : en 240 pages muettes, proposant en général quatre cases égales, mais pouvant passer à une, deux ou trois pour ménager de subtiles ruptures de rythme, il organise, colorié avec ruse, un télescopage puissant de deux trajectoires européennes contemporaines en Afrique de l’Ouest.

Un cadre expatrié, cynique et sûr de lui, souffrant de « maux » du pays tels la chaleur omniprésente (le poussant notamment à une consommation permanente de Flag, la bière locale), assure son job avec une certaine férocité bonhomme, achetant à grands coups de colifichets, de modestes dédommagements et d’entourloupes légales l’expropriation de villageois situés au mauvais endroit de la brousse, à savoir sur le lieu prévu d’une future exploitation de son employeur, l’African Mining Company.

Une jeune femme, découvrant l’Afrique pour la première fois, avec une indéniable et fraîche naïveté, rapidement heurtée par les réalités constatées et d’abord délicates à appréhender correctement, a entrepris une sorte de quête autour du souvenir d’un amoureux attaché à ces lieux et à cette ville fourmilière qui évoque en effet l’effervescence contrastée et déroutante des grandes capitales côtières du golfe de Guinée, Abidjan, Lomé ou Cotonou.

Saisissant avec un merveilleux brio, sans aucune parole, les séries parallèles des vies qui se côtoient sans de mêler, sacrifiant à divers rituels automatiques d’évitement ou d’affrontement, Nicolas Presl parvient à instiller, utilisant son trait fortement dérangeant, où la géométrie des visages exprime tant de fêlures intimes et de cassures sociales, où la couleur et ses variations corrigent ou attisent la première impression, un sens inexorable et diablement inquiétant, dans sa routine implacablement mise en scène, à ce double contact avec une certaine Afrique, double contact dont la convergence improbable va pourtant intervenir sous nos yeux, jouant de chaque outil à sa disposition, qu’il soit piscine, bar-boîte, marché, taxi, hôtel bon marché, maquis, médicament, nuée d’insectes ou bande de gamins des rues.

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Cette vision sans paroles d’une interface Europe-Afrique n’est certainement pas riante, et la couleur chaleureuse ou réfrigérante selon les moments n’y sert pas de toile bariolée pour exposer de bons sentiments délocalisés. Épousant les certitudes mécaniciennes de celui venu faire son beurre sans états d’âme, comme la gentillesse déconcertée de celle qui prend en pleine face un décor auquel elle n’était pas préparée, l’album coupe et agresse, sans aucun doute. Il propose toutefois aussi, dans les discrets interstices d’un drame toujours recommencé, plusieurs pistes tenues, grandes espérances à cultiver inlassablement, sourires du cœur qui s’entêtent à résister aux avidités, aux rages et aux impérieuses nécessités du profit et de la survie.

Âpre, dure, d’autant plus incisive qu’elle reste obstinément muette, cette BD mérite indéniablement de figurer dans la panoplie de toute lectrice ou lecteur s’intéressant à l’Afrique et à son interaction avec l’Europe.

Ce qu’en dit très justement Thierry Lemaire dans ActuaBD est ici. Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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