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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Qu’est-ce que le commandement ? » (Giorgio Agamben)

L’ontologie du commandement comme retour du refoulé.

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Publiée en 2013, traduite en français la même année par Joël Gayraud chez Payot Rivages, cette nouvelle conférence de Giorgio Agamben poursuit l’heureuse initiative consistant à offrir aux lectrices et aux lecteurs, de temps à autre, les éditions revues de certaines conférences mémorables, sachant être ambitieuses en étant toutefois d’un abord souvent plus facile que les travaux plus « lourds » du philosophe italien.

Après « Qu’est-ce qu’un dispositif ? » (2006) et « Qu’est-ce que le contemporain ? » (2008), voici donc « Qu’est-ce que le commandement ? », qui s’attache avec bonheur à une notion très rarement traitée en philosophie, et fit l’objet de cette conférence donnée à la Fondation Siemens en 2012.

Toujours aussi curieux de creuser certaines des démonstrations ou intuitions originelles de Michel Foucault, Giorgio Agamben utilise ici l’étonnant « point aveugle » philosophique qu’est le commandement, si souvent effacé au profit de son symétrique apparent, l’obéissance, pour explorer une nouvelle fois avec brio l’efficacité et la pertinence de l’archéologie de la pensée et des concepts. Au prix d’une apparente pirouette humoristique en guise d’introduction, l’auteur nous prouve rapidement la duplicité inscrite dans la notion même de commandement, de par son inscription toujours discrète dans une légitimité de l’origine et de la naissance. Parcourant aussi bien la théologie classique que les travaux d’Heidegger, rebondissant peut-être un peu trop vite (au risque d’offrir le flanc à de possibles controverses) sur la stratégie militaire et la pensée chinoise, il nous offre une lecture brillante de deux développements capitaux de la relation entre origine et commandement, celui de l’interprétation anarchique de Heidegger (Reiner Schürmann, « Le principe d’anarchie », 1982) et celui de la tentative de neutralisation de l’origine conduite par Jacques Derrida.

Je voudrais attirer votre attention sur un fait qui n’est certainement pas dû au hasard : dans notre culture, l’arche, l’origine, est toujours déjà le commandement, le début est aussi toujours le principe qui gouverne et qui commande. C’est peut-être à la faveur d’une conscience ironique de cette coïncidence que le terme grec archos signifie aussi bien le commandant que l’anus : l’esprit de la langue, qui aime plaisanter, transforme en jeu de mots le théorème selon lequel l’origine doit être aussi « fondement » et principe de gouvernement. Dans notre culture, le prestige de l’origine découle de cette homonymie structurelle : l’origine est ce qui commande et gouverne non seulement la naissance, mais aussi la croissance, le développement, la circulation ou la transmission – en un mot : l’histoire – de ce à quoi elle a donné origine. Qu’il s’agisse d’un être, d’une idée, d’un savoir ou d’une pratique, dans tous les cas, le début n’est pas un simple exorde qui disparaît dans ce qui suit ; au contraire, l’origine ne cesse jamais de commencer, c’est-à-dire de commander et de gouverner ce qu’elle a fait venir à l’être.

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N’hésitant pas, comme il en est coutumier, à retourner questionner Aristote, Giorgio Agamben traite ensuite subtilement la résonance hostile entre ce lien fondateur qu’il vient d’exposer et les analyses de la performativité du langage menées tout au long du vingtième siècle, qu’il filtre par les travaux de Kant et de Kelsen (« Théorie pure du droit », 1962), pour réfuter largement Austin sur ces points, tout en s’appuyant justement sur les critiques portées dans le même sens par deux autres linguistes, Antoine Meillet et Émile Benveniste.

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Nous pouvons maintenant suggérer l’hypothèse suivante, qui est sans doute le résultat essentiel de ma recherche, au moins dans la phase où elle se trouve actuellement. Il y a, dans la culture occidentale, deux ontologies, distinctes et cependant non dépourvues de relations : la première, l’ontologie de l’assertion apophantique, s’exprime essentiellement à l’indicatif ; la seconde, l’ontologie du commandement, s’exprime essentiellement à l’impératif. (…) A cette partition linguistique correspond la partition du réel en deux sphères corrélées, mais distinctes : la première ontologie définit et régit le champ de la philosophie et de la science, la seconde celui du droit, de la religion et de la magie.
Droit, religion et magie – qu’à l’origine il n’est pas facile, comme vous le savez, de distinguer – constituent en effet une sphère où le langage est toujours à l’impératif. Je crois même qu’une bonne définition de la religion serait celle qui la caractériserait comme la tentative de construire un univers entier sur le fondement d’un commandement. (…)
Dans l’histoire de la culture occidentale, les deux ontologies ne cessent de se séparer et de se croiser, se combattent sans trêve, se rencontrent et se rejoignent avec la même obstination. La construction au cours des siècles de l’imposant édifice de la dogmatique peut être vue, dans cette perspective, comme la tentative de traduire l’ontologie du commandement dans les termes d’une ontologie de l’assertion, quitte ensuite à faire objet d’un commandement la proposition dogmatique qui en résulte.
Cela signifie que l’ontologie occidentale est en réalité une machine double ou bipolaire, dans laquelle le pôle du commandement, qui, durant des siècles, à l’âge classique, était resté à l’ombre de l’ontologie apophantique, commence à partir de l’ère chrétienne à acquérir une importance toujours plus décisive.

Traquant cette infiltration renouvelée et désormais décisive de l’ontologie du commandement dans l’ontologie de l’assertion, à travers plusieurs champs lexicaux et pratiques, Giorgio Agamben montre in fine, à travers l’exemple saisissant de l’évolution de l’usage des verbes de modalité (les « verbes vides » comme les appelaient les grammairiens anciens, rappelés par l’auteur), la manière dont l’ontologie du commandement s’est désormais taillée la place du lion au sein des sociétés démocratiques contemporaines.

Je crois même qu’on pourrait donner une bonne description des sociétés prétendument démocratiques  dans lesquelles nous vivons par ce simple constat que, au sein de ces sociétés, l’ontologie du commandement a pris la place de l’ontologie de l’assertion non sous la forme claire d’un impératif, mais sous celle, plus insidieuse, du conseil, de l’invite, de l’avertissement donnés au nom de la sécurité, de sorte que l’obéissance à un ordre prend la forme d’une coopération et, souvent, celle d’un commandement donné à soi-même.

Une lecture riche et précieuse, en seulement 60 pages, et qui résonnera tout particulièrement avec le « Zone de combat » de Hugues Jallon.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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