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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Kinderzimmer » (Valentine Goby)

Résister à la souffrance et trouver les étais qui sauvent, dans l’horreur de Ravensbrück. Puissant.

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Publié en septembre 2013 chez Actes Sud, le neuvième roman (hors jeunesse) de Valentine Goby poursuit avec force l’un des chemins qui hantent son œuvre – la manière dont le corps, et la part de corps qui traque l’esprit, agissent et réagissent face au malheur hors normes – , en confrontant cette fois sa narratrice à l’une des plus grandes abjections humaines ayant jamais existé, en l’espèce des camps nazis d’extermination.

Là où Madeleine, dans « L’échappée », risquait de passer le restant de sa vie à expier un moment d’amour et une exaltation dans la musique, intervenus au « mauvais » moment, là où Lisa, dans « Banquises », comprenait le désespoir de sa grande sœur face à la perte d’un être aimé en regardant dans les yeux une civilisation disparaître de la main prétendument invisible de l’homme, ici, dans « Kinderzimmer », la jeune résistante Mila, déportée brutalement dans l’horreur de Ravensbrück, ne parviendra peut-être, de justesse, à accepter la souffrance de son corps et de son être, et à vivre, qu’en saisissant le secours de la fraternité offerte par d’autres condamnées et de la lueur apportée par un nourrisson, né dans cette insensée pouponnière, nichée au cœur même de la mort industrielle et de sa boue glacée.

Pour apporter cette flamboyante contribution au vieux – mais nécessaire – débat sur la littérature et la mémoire de cette horreur-là, qu’Adorno lui-même, après sa phrase définitive de 1949 (« Écrire de la poésie après Auschwitz est barbare »), dut reconnaître comme insoluble (« On ne peut pas s’en sortir que de la clôture de barbelés électrifiés. La sempiternelle souffrance a autant de droit à l’expression que le torturé celui de hurler ; c’est pourquoi il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il n’est plus possible d’écrire de poèmes », 1966), Valentine Goby maltraite son témoin littéraire : stigmates inscrits au plus profond de la chair, dont elle est coutumière (et que l’on trouvait aussi, à leur juste place, dans « L’échappée » ou dans « Banquises »), souffrances des organes qui se délitent, des membres qui veulent s’effacer et s’échapper, mise en mode automatique qui conduit presque fatalement à l’erreur et à la mort, maux physiques bruts et brutaux encore soulignés par l’abjection nazie quotidienne qui environne (le lait infantile pour la portée de chatons en étant sans doute la plus perverse illustration).

Donnant à lire le martyre d’une déportée « politique » (mais qui n’a pas, de loin, l’expérience et la dureté forgée chez les rescapés Jorge Semprun et Joaquim Amat-Pimiella, ou chez les personnages de David M. Thomas, par d’âpres années de militantisme et de guerre civile), Valentine Goby poursuit ici en une rare profondeur l’exploration du mystère de la résistance individuelle à la souffrance et à la chute, lorsque trouver d’ultimes étais « à portée de main » – et non dans la foi, l’idéologie ou la rage combattante – est une question de vie ou de mort. Et cette exploration, pour être terriblement cruelle, mais toujours aussi nécessaire et passionnante, est une belle réussite.

« Le premier Appell sur la [lagueurplatz], la place centrale, c’est la chance du dehors. En quarantaine, tu ne sors que pour l’Appell. À 3 h 30 la sirène, et aussitôt le café, la tranche de pain fine comme une lamelle de pomme et la question cruciale : manger d’un coup ou en plusieurs fois. Mila mord le pain et boit le café par-dessus pour faire masse, une boule compacte qui racle l’œsophage et pèse, provisoirement, dans l’estomac, tandis que s’allonge la queue au [vachraoume], le W.-C. lavabo constellé d’excréments, une file de quatre cents femmes que disloque soudain le raus für Appell ! lancé par la surveillante – Attila, elles la nomment, le convoi des 35 000, cette blonde qui la veille a battu une prisonnière affamée sous les fenêtres du Block ; « Attila » c’est la première invention, la première liberté des 35 000 à Ravensbrück. Café ou W.-C., il faut donc choisir. Se remplir ou se vider. Puis sortir. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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