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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « L’échappée » (Valentine Goby)

Musique et amour interdit en France occupée, en 1941, pour modeler l’ensemble de deux vies.

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Publié en 2007 chez Gallimard, le quatrième roman de Valentine Goby confirmait, après « La note sensible » en 2002, le pouvoir de la musique sur les vies, et développait avec force une capacité rare à mettre en scène des personnages aux prises avec le malheur que leur impose l’Histoire avec un grand H ou un monde qui les englobe et les dépasse, mais qu’il faudra bien élucider.

Paysanne bretonne de quinze ans en 1940, Madeleine fait chaque semaine le trajet en vélo entre sa campagne et Rennes, où elle travaille comme femme de chambre dans le grand hôtel élu comme demeure par les officiers allemands occupants. Elle va vivre une intense histoire d’amour avec l’un d’eux, pianiste virtuose quarantenaire qui lui révèle la puissance de la musique, avant que l’arthrose ne le prive de ses mains géniales et ne l’envoie, désespéré, se faire exécuter par ses compatriotes sur le front de l’Est après un geste final de bravade pacifiste. Enceinte et bientôt mère d’une petite Anna, Madeleine devra affronter à la Libération la vengeance, l’humiliation, la tonte, le tatouage indélébile d’une croix gammée sur le sein, et entamer une fuite perpétuelle, de poste en poste dans toute la France – pourvu que ce soit loin de sa Bretagne natale où les fantômes et l’opprobre sont plus forts pour elle -, tentant de préserver sa fille du mieux qu’elle peut, jusqu’à une éventuelle renaissance, forgée dans le service inlassable à bord d’un paquebot transatlantique, renaissance que Valentine Goby nous trace soigneusement sous forme d’options finales, spéculant sur l’issue de cette vie tôt déchirée.

Sujet poignant, qui s’exposerait à la fois au risque de mièvrerie et à celui de mélodramatisation, s’il n’était ici servi par une écriture nerveuse, dure, coupant dans le malheur avec férocité, exerçant un regard clinique sur les accidents de cette vie, chassant d’abord toute tendresse pour la laisser ré-émerger très patiemment, et tardivement, après avoir saisi et malmené les corps en jeu.

Un roman très attachant qui annonce déjà par bien des aspects la maîtrise et la force décuplée des suivants.

« -J’ai besoin d’une main pour tourner les pages… Mademoiselle ?
Madeleine. C’est elle qu’il regarde. Appuyée au mur d’en face, la patronne, Elena, fixe Madeleine, stupéfaite. Il faudrait dire : « Je ne connais pas la musique », mais Joseph Schimmer le sait déjà. Ils le savent tous. Il faudrait écarter les bras, qu’ils se rendent compte, comme le policier hier soir, comme Joseph Schimmer, de l’ampleur des vêtements de Madeleine, de son absence de seins, de hanches, de fesses, elle n’a pas de corps, elle n’est pas une fille à soldats, elle n’a aucune raison d’approcher Joseph Schimmer. Mais Madeleine s’avance, par crainte ou par défi. Elle se tient debout, les mains croises sur sa jupe. Elle lit, sans la moindre idée de prononciation : « Klavierkonzert 21. Andante. » Sur le papier crème, un enchevêtrement de sphères noires, de points, de tiges, de coups de crayon. Des écheveaux de lignes. Cela monte et descend, sautille d’un fil à l’autre. Ondule et s’interrompt de façon aléatoire. Le pianiste place ses doigts sur le clavier. Dans dix secondes, Madeleine aura l’air complètement idiote. C’est peut-être ce qu’ils veulent. Joseph Schimmer commence à jouer.
– Laissez la partition. Ne quittez pas mes yeux. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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