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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « La main de Dieu » (Valerio Varesi)

Entre Parme et montagne, une enquête à intrications et à faux-semblants pour le plus magnifiquement mélancolique des commissaires de police italiens.

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Varesi

Sur la table, il y avait un paquet, et sous le ruban, une carte de visite qui indiquait : Pour le commissaire Soneri. Aucune signature, pas un mot de salutation. On avait dû le déposer tôt le matin, car lorsque Juvara était arrivé au bureau, le paquet était déjà là.
– Si j’étais vous, je ne l’ouvrirais pas, ajouta-t-il. On ne vous a pas transmis la circulaire du questeur au sujet des colis et du courrier ?
Soneri haussa les épaules et joignit le planton :
– Tu sais qui a déposé un paquet pour moi, ce matin ?
Mais le planton non plus n’était pas au courant.
Dottore, reprit Juvara, d’après moi, quelqu’un a prétexté un truc pour venir le déposer ici. Si j’étais vous, je ne l’ouvrirais pas, insista-t-il encore. Personne ne vous a dit pour le collègue, en Toscane ? Il a eu le visage brûlé.
Le commissaire haussa de nouveau les épaules, détacha la carte de visite et soupesa le paquet.
– Je me fous des circulaires du questeur, affirma-t-il en arrachant le papier.
D’instinct, Juvara se recroquevilla derrière l’écran de son ordinateur, mais rien ne se passa. Soneri en tira un petit assortiment de pâtisseries surmonté de deux scarpette, deux biscuits en forme de chaussure. C’est alors que le commissaire se souvint que l’on était le 13 janvier, le jour où l’on fêtait le protecteur de Parme. – On a peur de nos souvenirs, dit-il dans un sourire amer.
Et devant l’expression quelque peu interdite de l’inspecteur, qui ne saisissait pas, il expliqua :
– Aujourd’hui, c’est la Saint-Hilaire, la fête de notre saint patron. Un voyageur parti de Poitiers. En voyant ses souliers troués, un cordonnier d’ici les lui a ressemelés : tu comprends pourquoi les biscuits ont cette forme ?
Juvara s’étonna tout en hochant la tête. – De toute façon, ajouta le commissaire, ce n’est pas ton genre de saint, il faisait trop de sport.
L’autre marmonna quelques mots tandis que Soneri rêvait déjà devant les deux biscuits glacés parsemés d’éclats de sucre jaune et bleu aux couleurs de la ville. Sa mémoire divagua jusqu’à ce qu’elle se transforme en images oniriques, puis une mauvaise pensée assaillit son esprit : à son âge, il s’était déjà englouti la moitié des scarpette auxquelles il avait droit.
Sous l’œil perplexe de Juvara, le commissaire se saisit de son portable comme s’il voulait demander de l’aide. L’inspecteur l’entendit murmurer d’une voix de somnambule et devina qu’il s’adressait à sa compagne.
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? s’esclaffa cette dernière.
– Je t’assure, répéta Soneri, j’ai mangé la moitié des scarpette auxquelles j’ai droit : c’est une question de statistique.
Le pire fut qu’Angela resta sans voix.
– Pas seulement les scarpette, poursuivit-il, les anolini, les tortelli, les tripes…
– Visiblement, de tout ce que tu regrettes, il n’y a que la bouffe qui compte, constata-t-elle.
– Les scarpette, on n’en mange qu’une fois l’an, pas tous les jours. C’est limité, répliqua-t-il.
– Comme pour tout…
– Ce n’est pas vrai. Je pourrais décider de t’embrasser toute une journée et te donner plus de baisers qu’en une année.
– Quelques heures te suffiraient… le moqua Angela.
– Je veux simplement dire que l’irréparable est entré dans nos vies.
Elle eut un petit rire nerveux, et Soneri se reconnut dans son malaise.
– Tu as de ces conversations…
Angela essaya de changer de sujet, mais échoua lamentablement.
– Bon Dieu, réattaqua Soneri, pourquoi chaque fois qu’on passe du temps ensemble, on y pense avec regret ? Pourquoi on a cette impression d’être volé à chaque jour qui passe ?
Le commissaire parlait à jet continu, et Juvara, qui continuait de l’écouter en silence, un peu gêné, songea soudain aux assassins repentis, aux malheureux dont il avait rédigé les aveux sur des procès-verbaux.
– Tu sais très bien pourquoi, s’agaça Angela tout en reprenant son sérieux, et tu sais qu’il n’y a pas de solution. La seule issue, c’est de ne pas trop y donner d’importance, de se croire invulnérable et d’avancer sans trop se poser de questions. Ou tu crois que tu es un dieu, ou tu crois en Dieu, conclut-elle. Barguigne tout ce que tu veux, tu n’y échapperas pas.
À la manière dont le commissaire raccrocha, Juvara sut que la journée serait mauvaise.
– Bon, ben, heureusement, il ne s’est rien passé, dit-il pour essayer de dédramatiser en visant le paquet.
Soneri lui jeta un regard noir.
– J’aurais préféré qu’il explose, ça aurait fait moins de dégâts, siffla-t-il en sortant.

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Comme souvent (maintenant que l’on commence à avoir un peu pratiqué l’animal) avec le commissaire Soneri, dans son repaire entre fleuve, plaine et montagne, tout commence par un ferment de nostalgie niché au creux d’un pressentiment et d’une coïncidence. Un cadavre inconnu et intraçable retrouvé sur la berge du Torrent de Parme, sous l’un des plus vieux ponts de la ville. Une camionnette abandonnée plusieurs kilomètres en amont, criblée de balles. Un village, beaucoup plus haut encore, où les intérêts touristiques croisent ceux des sociétés de chasse et bien davantage ceux, plus obscurs, d’un certain génie de la finance se trouvant peut-être au bord du gouffre. Un alignement de planètes qui devrait rester incompréhensible pour tout autre que l’étrange commissaire toujours en quête d’un ailleurs et jadis qu’il ne saurait pourtant définir : et pourtant, une fois de plus, la criminalité contemporaine se fraie un chemin dans les ornières apparentes de l’histoire et de la géographie – et Soneri est là, et bien là.

La route était un cimetière d’ornières qui se déroulait patiemment en direction du ciel entre éboulis, hêtraies et pinèdes de reboisement. Le vent secouait les arbres comme s’il voulait les arracher en brisant leurs racines. La pluie apportée par le sirocco débordait de la terre trempée. C’était bientôt le soir, et depuis plus de quatre heures, Soneri remontait la vallée tel un berger qui s’en irait passer l’hiver de l’autre côté de la montagne où donne la tiédeur de la mer.
Son téléphone sonna tandis qu’il découvrait le panneau de Monteripa.
– Ton Ducato est en règle, annonça Nanetti. On n’a trouvé que dalle, à part la puanteur.
– Si ça pue, ce n’est pas en règle, répliqua Soneri.
– Qu’est-ce que t’as ? C’est l’air de la montagne qui te rend spirituel ? Y a pourtant pas de quoi rire : je n’arrive à aucune conclusion. On ne trouve pas le moindre indice. Quoi qu’il en soit, c’est ton problème.
– Je ne plaisante pas, se froissa le commissaire, si tu dis que ça pue, ça doit bien venir de quelque part, non ? Ça pue quoi ?
– Je ne sais pas. Ce genre de vieille odeur stagnante qu’on sent dans les cars, ou dans les caves. Une crasse lyophilisée, réduite en poussière, absorbée. Impossible à éliminer, comme les rats. Et à l’arrière des sièges, on a trouvé une couche de crasse bien dégueulasse avec des cheveux. Maintenant te dire depuis quand ils y sont… On a prélevé des échantillons, au moins, si on doit faire des comparaisons, on sera sûrs du résultat… précisa Nanetti.
– Rien d’autre ?
– Je te l’ai dit : ils n’ont rien laissé, rien sur quoi s’appuyer.
Soneri raccrocha, indécis et confus. Loin de la Questure, perdu dans ces montagnes, il se sentait déboussolé et ne savait même plus où il voulait en venir. Monteripa donnait l’impression d’un village où les gens restaient faute de mieux. Qui sait pour quelle raison les Breviglieri s’étaient enthousiasmés pour cet endroit.
Ils habitaient un peu en dehors du village, sur la seule route qui conduisait au col du Brattello avant de continuer son ascension vers un paysage lunaire de pierres et de sommets corrodés par le gel. Ils avaient raccommodé leur logement du mieux qu’ils le pouvaient en faisant de menus travaux. Ce devait être une ancienne maison de cantonnier abandonnée et cédée à bas prix. Derrière, Soneri remarqua le potager dont avait parlé Coruzzi.
Une femme encore jeune, quoique déjà un peu fanée, vint l’accueillir.
– Je suis Elena, se présenta-t-elle avec un grand sourire solaire.
Derrière elle, deux bambins intrigués par le nouveau venu apparurent en silence.
– Commissaire Soneri, de la PJ de Parme, dit-il. Votre mari est là ?
La femme perdit aussitôt son sourire et regarda tout autour d’elle en pâlissant. Elle portait un survêtement qui lui donnait l’air négligé de ceux qui se fichent de leur apparence.
– Il va bientôt arriver. En attendant, je peux vous offrir quelque chose ?
Soneri fit signe que non.
– Pourquoi vous cherchez Giancarlo ? demanda-t-elle avec une certaine appréhension.
– Nous avons retrouvé son véhicule sur la grève du torrent… expliqua le commissaire en laissant volontairement sa phrase en suspens.
Elle le fixa encore avec appréhension.
– La camionnette ? chuchota-t-elle.
Soneri acquiesça.
– On lui a tiré dessus. Cinq coups de fusil.
La femme eut un sursaut et resta silencieuse. Puis elle détourna son regard et s’occupa de ses enfants. Le commissaire aussi passa à autre chose, peu convaincu que cette famille ait quelque chose à voir avec l’enquête. Les coups de fusil ne devaient être qu’une bravade de chasseurs qui s’étaient amusés comme on s’amuse à tirer sur des panneaux de signalisation.

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Publiée en 2009, traduite en français en 2022 par Florence Rigollet chez Agullo, la dixième enquête (la septième chez nous) du commissaire parmesan Soneri renoue avec cette montagne qui est l’une des composantes essentielles de la géographie multicellulaire servant de creuset au choc permanent du passé et du présent qui irrigue la série créée par Valerio Varesi en 1998. Proche cousine, par ce contexte en grande partie apennin, des « Ombres de Montelupo », où l’on pouvait déjà jauger de de près l’effet d’une domination économique sans partage sur le vase clos d’un village relativement isolé, « La Main de Dieu » en diffère pourtant sur deux points essentiels : l’enquête des hauteurs est ici insérée dans celle de la ville, et non pas « purement locale » comme cela avait été le cas, et la réclusion « à l’écart du monde » opérée par le commissaire n’est pas volontaire (comme dans des vacances aux champignons), mais nettement plus ambiguë, la neige, les glissements de terrain et les pannes des relais téléphoniques venant éventuellement conforter un désir latent de ne pas rentrer à Parme. La nostalgie inqualifiable – qui habite Soneri presque en permanence, ne s’exprime en montagne exactement comme en plaine inondable (reportez vous au « Fleuve des brumes » ou à « La maison du commandant » pour en avoir le cœur net)  et lui donne (en plus de son profond ancrage géographique et historique, donc) ce charme si particulier qui en fait un cousin bien distinct de l’Adamsberg de Fred Vargas et du Montalbano d’Andrea Camilleri – trouve ici un terrain d’expression particulièrement propice et confère à « La main de Dieu » une belle signature un peu à part parmi les enquêtes nous ayant été données à lire jusqu’ici.

Il tira plusieurs fois sur son cigare, planté au milieu de la nuit chargée d’incertitude. Dix minutes s’écoulèrent avant qu’il ne décide de rentrer au village pour demander une chambre à Egisto. Quand il reprit le volant, un nouvel écho retentit dans l’air au-dessus de Malora, un son grave qui vibra longuement dans le noir. Il retourna dans la vallée en conduisant d’un air pensif et s’épuisa en conjectures qui s’arrêtaient à mi-chemin comme un pont qui se casse en deux. Il ne comprenait rien à cette affaire. Tout avait l’air fortuit, méli-mélo d’objets jetés dans un tiroir. Il se gara une nouvelle fois et regagna la place. Dans ce décor figé de carte postale, on entendait seulement ses pas qui résonnaient sur le granit. Mais quand il fut à quelques mètres du bar d’Egisto, il devina le grondement d’un gros diesel qui démarrait et, peu après, une jeep munie d’une longue antenne passa près de lui à vive allure. Il reconnut Rasmi à bord. L’homme lança un coup d’oeil furtif, comme s’il prenait la fuite. Puis la jeep sortit du village, tourna et prit la route du col de Brattello.
Soneri resta immobile, appuyé contre le muret qui délimitait la place du côté opposé au bar. Il ne parvenait pas à interpréter ce qu’il voyait. On aurait dit que tout le village vivait de sous-entendus, de regards tacites et de petits signes, dans un alphabet que lui ne connaissait pas. Et quand, en se tournant, il s’aperçut qu’Egisto le fixait derrière sa vitrine, cette sensation s’accentua au point de devenir insupportable. Alors, dans l’un de ses élans, il retourna à sa voiture et partit lui aussi en direction du col.
Il ne s’expliquait pas pourquoi il avait pris cette décision. En l’absence de raisonnement, il suivait son instinct. Et son instinct lui suggérait de se soustraire à ce jeu d’ombres tourbillonnantes. Ou peut-être voulait-il éprouver l’illusion de l’action ? Il s’en remettait une fois encore au conseil d’Angela : agir pour se débarrasser de nos mauvaises pensées. Il conduisait sur la petite route taillée dans l’âpreté du grès, éclairant des crêtes rocheuses et des bords enneigés, la douceur des pinèdes, les hêtres squelettiques. Et puis le vide obscur du précipice, quand l’étendue de la nuit noire surgissait sous ses phares et que son moteur vrombissait en s’engageant dans les tournants. Il comptait rattraper Rasmi, mais l’homme avait beaucoup d’avance. Ou peut-être suivait-il une de ces ombres qui l’avaient effleuré avec plus d’insistance ? Si c’était le cas, s’il ne rencontrait rien par-delà ses soupçons, il descendrait directement pour retourner en ville sans repasser par Monteripa. Tout était suspendu au dénouement de ce voyage nocturne.

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Unknown

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Discussion

Une réflexion sur “Note de lecture : « La main de Dieu » (Valerio Varesi)

  1. De l’excellent polar italien !

    Publié par Collectif Polar : chronique de nuit | 4 avril 2024, 14:56

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