☀︎
Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Jachère » (Philippe Aigrain)

Après la pandémie et la guerre, l’invention rusée d’une autre forme de survie et de complicité avec le différent. Le magnifique roman posthume du si regretté Philippe Aigrain.

x

Jachere

Le champ de bataille est vide. Enfin, vide d’humains. Des robots tueurs y errent, trajectoires hésitantes, comme frustrés du manque de cibles. Les carcasses d’autres mécanismes dont la fonction n’est pas évidente rouillent de loin en loin. Le champ de bataille s’étend vers le sud-est. Il n’y a pas d’horizon, là où sa ligne devrait séparer la plaine du ciel, là où la terre devrait s’enfoncer dans le lointain, elle paraît monter au contraire en une sorte de butte, un entassement de choses indistinctes. « Des cadavres », dit l’un d’entre nous.
Darja scrute la vallée à la jumelle. Longtemps.
Je finis par lui demander : « Qu’est-ce que tu vois ?
– Il y a des animaux, des lièvres, je crois.
– Et alors ?
– Les robots ne les attaquent pas.
– Ils sont peut-être trop petits.
– Ce sont des RT47, programmés pour tuer tout ce qui bouge. »
Nous sommes assis à la limite entre la forêt et la vallée pour manger les conserves ramassées ce matin dans l’épicerie du village en ruines. C’est la fin de l’hiver, il faut absolument commencer à cultiver ou nous ne passerons pas le prochain. Le champ de bataille ressemble à une vallée alluvionnaire avec des zones d’étangs et de lacs, depuis longtemps cultivées, où nous espérons trouver des graines et des plants en plus du riz et du soja que nous portons précieusement dans nos sacs. La plupart d’entre nous sommes végétariens, mais il faudra ajouter à notre régime quelques prises de chasse en plus des cueillettes.
Nous commençons à construire des cabanes. Dans les Balkans, les hivers sont froids, mais à la lisière de la forêt, le bois ne manque pas pour construire et pour se chauffer. « Une cabane pour chacun, comme à Monte Verità », a dit Sutka.
Nous sommes douze, tous slovènes. Sept femmes et cinq hommes. Štefco et Friderik approchent la cinquantaine, le reste d’entre nous plus jeune.
Nous manquons d’outils, juste deux scies, des haches, une herminette, des clous, des gonds, des marteaux, et plus précieux que tout des tirefonds et des clés, le tout ramassé sous la houlette de Friderik dans un atelier dévasté. Elina a un jeu de gouges, mais elle le garde pour des travaux de sculpture dont elle dit que nous aurons besoin. Et pour l’agriculture, nous n’avons, ridicule et solitaire, qu’une houe. On s’y connaît en cabanes, d’expérience et de lectures. La construction va prendre plusieurs jours, une semaine sans doute. Mais, déjà, on ne pense qu’à comment se débrouiller avec les robots tueurs dans la vallée.
On a décidé qu’on emménagerait tous en même temps quand les cabanes seraient prêtes. En attendant, nuits à la belle étoile dans nos sacs de couchage protégés de la rosée par un sursac, petite concession au pétrole. Temps heureusement clément.

Au lendemain d’une redoutable pandémie assortie d’une guerre terminale conduite par des machines semi-autonomes en guise de proxys conquérants et efficaces, l’humanité a été plus que décimée. Parmi les ruines où la nature reprend doucement ses droits tandis qu’errent des unités robotisées semblant bien désormais privées de cibles légitimes, de petits groupes humains, bandes ou escouades, tentent de survivre en apprenant ou réapprenant des savoirs-faire précieux et pourtant presque oubliés jusqu’alors.

L’un de ces groupes, composé d’une douzaine d’hommes et de femmes slovènes, parvient miraculeusement à établir une communication rudimentaire mais vitale avec une équipe de robots militaires désœuvrés, et peut ainsi entamer, de manière d’abord surprenante, une fructueuse collaboration avec elle pour mener à bien une plantation de soja et de riz, si gourmand en main d’œuvre, précisément, pour pouvoir envisager de survivre aux rigueurs du prochain hiver – si tout est bien réalisé à temps. C’est peut-être bien la variété des connaissances, souvent inattendues, que le groupe saura mobiliser qui engendrera le salut par des chemins parfois improbables, alors que les menaces multi-formes léguées par l’impéritie des dirigeants de jadis et naguère, pourtant encore bien proches, peut-être, demeurent lourdement présentes.

x

jachere-guerre

En fin d’après-midi, le huitième jour, un groupe est apparu au loin qui longeait le bord sud de la vallée. « Une vingtaine » a dit Darja. Prudents, ils font des détours pour éviter de s’approcher des robots qui, eux, ne semblent pas intéressés par leur présence.
Notre politique à l’égard d’autres survivants est bienveillante, on en a soupé de la suspicion d’une contagion qui n’existe plus – tous immunisés ou morts – et de la guerre, mais on a quand même des armes, au cas où. On s’est tenus bien visibles et calmes et les armes n’ont pas servi. Ils se sont arrêtés à trois cents mètres environ, dans une posture qui manifestait l’attente d’un signe de notre part, de bienvenue ou de rejet. On les a invités à nous rejoindre.
Ce sont des Italiens de Trieste, Trst pour nous, mais nous parlons presque tous italien et plusieurs d’entre eux slovène. Joyeux brouhaha de présentations. Ils nous précisent tout de suite qu’ils ne resteront pas avec nous, veulent continuer vers le nord, sont venus par ici pour contourner la vallée et les robots. Ils ont aussi remarqué que leur comportement est étonnamment pacifique, mais ce pourrait être un piège. Ils nous proposent de partager la nourriture qu’ils ont en plus grande quantité que nous.
Bien que la plupart de nos pensées soient tournées vers les tâches immédiates, nous discutons souvent de reproduction. D’abord pour l’éviter, nos stocks contraceptifs ne sont pas inépuisables et nous nous voyons assez mal nous occuper de nourrissons dans nos conditions de vie actuelles. Mais aussi, et plus curieusement, pour penser à d’éventuels descendants. Sutka, qui est anthropologue, nous a parlé de petites tribus de chasseurs-cueilleurs en Nouvelle-Guinée, qui pratiquaient des sortes de guerres rituelles et de trocs avec leurs voisins pour éviter une excessive consanguinité. Elle nous a fait comprendre assez énergiquement qu’il n’était pas question que notre petit groupe pratique le troc des femmes, sans parler de guerre, rituelle ou pas. Et s’il y avait des dispositions pour éviter la consanguinité, ce serait aux femmes du groupe de se prononcer.
Il semble qu’elles aient décidé d’anticiper le besoin, certaines jetant leur dévolu sur de nouveaux arrivants, sans aucune intention reproductive. Je ne sais pas si les Triestines ont eu les mêmes discussions, mais une certaine Erminia s’est montrée plus qu’amicale à mon égard et je ne suis pas pressé de voir leur groupe s’éloigner, ce qu’il fera cependant dès demain. Il semble y avoir une règle non écrite de ne pas essayer de recruter durablement les membres d’un autre groupe. Il y a deux couples dans notre groupe, un gay et un hétéro, et les quatre personnes concernées réfléchissent visiblement à la façon dont les dispositions esquissées vont s’appliquer à leur cas.

x

jachere-courbettes

Paru fin 2023 chez publie.net, le cadeau posthume de Philippe Aigrain, dont le décès accidentel en juillet 2021 a laissé beaucoup d’entre nous plus qu’un peu orphelins, est largement à l’image de son créateur : humble, généreux, vibrant et malicieux en diable.

Auprès d’un petit groupe de survivants de l’apocalypse pandémique et guerrière, il produit pour nous, avec une gentille détermination, un véritable ré-apprentissage de certains fondamentaux par trop oubliés de nos jours.

Mêlant bienveillance sans naïveté et anthropologie réorientée, connaissances agronomiques de base et complicités vivantes réinventées, exploitation mesurée d’une copie statique des Wikipedia anglophone et slovène, inscrite dans le petit bagage technologique que les survivants ont su préserver de justesse, « Jachère » use d’un humour subtil et d’une approche directe parfois joliment déconcertante pour désamorcer les récits survivalistes usés et sur-zombifiés qui ont envahi de leurs métaphores virilistes et souvent pré-fascistes les imaginaires exposés ces dernières décennies aux risques d’effondrements civilisationnels, et pour proposer à la place, sans illusions injustifiées, une bien belle leçon de diplomatie, au sens justement développé par Baptiste Morizot dès ses « Diplomates » de 2016. Plusieurs penseurs d’une écologie radicale et lucide – mais aussi d’autres philosophies à découvrir ou redécouvrir – hantent les pages conçues par Philippe Aigrain et si magnifiquement illustrées par Roxane Lecomte : aux côtés de David Holmgren et Bill Mollison et de leur permaculture, on trouvera ainsi le Bertrand Russell de « Éloge de l’oisiveté », l’Hannah Arendt de « Condition de l’homme moderne », la Marie Scarpa d’« Ethnocritique de la littérature » avec son personnage liminaire, le Hubert Dreyfus de « What Computers Can’t Do » (la critique pragmatique de la notion même d’intelligence artificielle conduite en sous-main au long du roman par l’informaticien Philippe Aigrain est de toute beauté – de même que sa construction à bas bruit d’une méthode de communication avec des programmations différentes des nôtres – on n’est parfois pas si loin du Dominique Lestel de « Machines insurrectionnelles »), le Gilles Deleuze et le Félix Guattari de « Mille plateaux », ou encore le Rudolf Laban de « Espace dynamique ». Dans sa trame de survie bucolique, l’auteur a pourtant su aussi dissimuler, avec une grande habileté, le machiavélisme des dispositifs rebelles pensés à long terme qu’il nous avait fait découvrir précédemment dans son « Sœur(s) » de 2020.

Le mot de la fin sera peut-être ici pour Marie Cosnay, qui signe (en plus de l’émouvante préface rédigée par l’éditeur et ami Guillaume Vissac) une postface paradoxalement d’une grande luminosité : « Comment partager équitablement le monde, populations du nord et du sud, gens en voyage, en exil, en mouvement, en déplacement, en quête de refuge, bêtes de laboratoire, forêts, outils intelligents, fauves ? C’était toujours la même question que Philippe creusait. » Et l’ultime réponse que constitue comme fortuitement, sous les signes d’Ovide et de Lucrèce, ce « Jachère » est certainement l’une des plus belles qui soient à cette question.

La guerre n’a pas tué grand monde. C’est le virus qui a fait toutes ces victimes. Les déblayeuses ont poussé les cadavres sur les côtés pour combattre et continuer la guerre. Mais il n’y a presque plus personne et l’incertitude plane sur la façon dont les robots la poursuivront pour leur propre compte.
Pour le virus, la première alerte a eu lieu il y a quelques années. Enfin, la première qu’on ait prise au sérieux en Occident. Il y en avait eu plusieurs autres avant, circonscrites à la Chine ou à l’Afrique. L’alerte aurait dû marquer les esprits, avec tout de même deux millions de morts, mais leur dispersion géographique, l’hécatombe – surtout pour les démunis et les vieux – avaient permis à beaucoup de l’oublier. Avec son injustice habituelle, la faucheuse avait frappé certains de nos proches et des personnes qu’on admirait, mais si on avait connu les autres, on aurait sans doute trouvé tout aussi injuste qu’ils périssent.
Un déluge de bons à consommer avec les clauses de remboursement du crédit en caractères invisibles, l’acceptation d’une surveillance panoptique pour le bien de tous et une fermeté accrue contre les radicalisés qui veulent détruire la santé économique des pays avaient offert quelques années de survie aux pouvoirs en place.
C’est revenu. En pire.
Le virus d’avant était déjà sournois avec ses asymptomatiques contagieux, sa durée d’incubation longue, ses symptômes multiformes et la terreur de l’étouffement. Le nouveau virus avait en prime des mutations rapides, contre lesquels les anticorps ne restaient efficaces que peu de temps. Surtout, il voyageait à dos d’oiseaux et se transmettait par les chiens et autres animaux domestiques.
Malgré l’expérience acquise, l’arrêt des vols aériens et la fermeture des frontières, malgré le confinement très rapide, l’épidémie s’était répandue dans le monde et notre espèce avait pris place dans la liste des menacées d’extinction.
Au début, la Slovénie a assez bien géré la situation, mais quand la pandémie a déferlé sur le monde entier, elle s’est retrouvée emportée comme le reste. Curieusement, une bonne proportion des dictateurs, des fous de pouvoir et de leurs serviteurs ambitieux a survécu.
Dès le début, ils avaient pensé au coup d’après. Certains voulaient juste revenir au monde d’avant, mais en pire, sans trop y croire, d’autres se posaient en ingénieurs de l’abandon de leurs propres politiques, mais on avait déjà des anticorps contre cette mystification. Inquiets de la sourde colère qui bruissait, leurs clients oligarques se sont impatientés.
Il n’y a pas eu d’après. La guerre est venue pendant. Ce fut une guerre de machines. L’épidémie n’avait pas, comme en 1918, attendu les derniers mois de guerre pour frapper, mais les machines ont poursuivi ce que les humains n’étaient plus capables de faire. Elles avaient été programmées pour détruire les équipements ennemis. Et la notion d’équipement avait été interprétée très largement.

x

Philippe_Aigrain-1280x720

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Pas encore de commentaire.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives