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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Le pickpocket des Champs-Élysées » (Jean-Hubert Gailliot)

Délicieusement vénéneux, le roman d’un tour de main qui va plus loin que prévu, en trois jours d’une année 1969 qui, malgré certaines apparences, ne se situe pas sous le soleil exactement.

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On ne renonce pas à fourguer de la came pour être mêlé à d’autres trafics en bande organisée. Quand Skip était plus jeune, son mentor, anciennement pickpocket, lui avait montré la technique et jugé qu’il avait la papatte.
Au moment de prendre son indépendance, il s’est souvenu de cette mise en garde : « Le pickpocket possède un talent de prestidigitateur. Sans ce talent, il n’est qu’un voleur à la tire. Autant dire un coureur à pied. »
Pigalle, de nuit, c’était pratique pour se perfectionner. Il y a partout des groupes d’hommes en goguette, à demi beurrés, du cash plein les poches. Ils s’aperçoivent à peine qu’on les a dépouillés, ne se rappellent rien, hésitent à porter plainte. Toute médaille a son revers. Quantité d’apprentis happe-bourses arpentent le même trottoir à la même heure. À partir de minuit, sept soirs sur sept, ça embouteille.

Opérer sur les Champs-Élysées, en journée, c’est l’aristocratie du métier. Il n’est pas rare qu’un vol de portefeuille lui fasse la semaine.
Hier après-midi, voyant approcher ces proies typiques, elle pressée de s’extraire de la masse des promeneurs, lui le veston ouvert, occupés tous les deux à ne pas lâcher le fil de leur importante discussion, Skip a senti le bon coup. Il suffisait de se mettre sur la trajectoire de la femme, épaule en avant, puis de feindre de subir le choc. Quelle déception, en constatant que son client se trimballait sans portefeuille. Encore plus dingue, il n’avait pas non plus de montre ! L’alliance est venue toute seule. L’enchaînement des gestes, pour subtiliser une bague, est parmi les plus difficiles à réussir. Il l’a fait par dépit. Maigre consolation.
L’idée l’a même effleuré que l’homme ait pu être détroussé, un peu plus haut sur l’avenue, par un collègue.

Une annonce pour récupérer une alliance, Skip n’a jamais rien vu de tel. « Forte récompense » ? Si elle ne l’est pas assez, il fixera son prix. Pour cela : négociation directe, ne surtout pas passer par le journal. Pourvu qu’il ne tombe pas, là-bas, sur quelqu’un de trop tatillon. Le personnel a des consignes. Certaines annonces cachent des affaires sensibles.

Après des débuts dans la revente de drogues, Skip, doué de ses mains phénoménalement habiles et de ses yeux discrètement scrutateurs, est devenu pickpocket. Pickpocket du dessus du panier, puisque ce sont les Champs-Elysées qu’il arpente chaque jour ou presque, en cette année 1969, pour y gagner sa croûte et économiser de quoi rejoindre Londres, où il rêve de retrouver son idole même hors d’atteinte, Marianne Faithfull.

Un jour, de dépit après avoir failli faire chou blanc sur un quidam se baladant quasiment sans rien sur lui, il subtilise une alliance. Lorsqu’une récompense est proposée pour le retour de ce bijou ô combien symbolique, il s’aperçoit après une rapide enquête qu’il vient de détrousser une sommité du monde des affaires, jeune loup bien élevé au potentiel encore plus élevé. Un mélange bizarre de léger désarroi et de curiosité placée (bien ou mal, on ne saura pas immédiatement) le pousse à l’investigation, et le voilà qui se met à suivre à l’occasion puis de plus en plus fréquemment, lors de ces trois journées qui composent le corps principal du roman, Katerine, l’épouse du volé, et à détricoter finement, pour lui comme pour nous, l’écheveau de relations bourgeoises et d’arrangements qui constituent le microcosme où évolue ce poisson-là. Et si l’on y ajoute le regard aiguisé d’une petite fille qui, comme la Maisie de Henry James, sait des choses tout en ne sachant rien, on obtient bien un cocktail hautement détonant, sous ses dehors d’apéritif paisible.

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Il a eu tort, en se levant, de regarder le portrait de Marianne. A tous les coups, ça le démolit. Il sait bien que ce baiser à la sauvette, si passionné qu’il ait pu être, ne représentait rien pour elle. Il lui fournissait sa dope, comment aurait-il pu prétendre la sauver ?
À Paris, tous lui couraient après, comme on court après n’importe quelle fille belle et célèbre. La première fois qu’il l’a vue, chez cet acteur, Hennepin, il ignorait qui elle était. Elle dit avoir découvert la cocaïne ce soir-là, mais peut-on croire une droguée ? Elle consommait avec beaucoup d’entrain, pour une débutante.

Que fait-elle, à la minute présente ? Elle s’amuse dans une riche demeure de Londres ou de ses environs, avec sa bande habituelle de copains, beaux, célèbres et défoncés eux aussi. S’il partait à Londres, il n’aurait aucune peine à la retrouver. Mais après ? Cette question le ronge, lui râpe les nerfs depuis un an. Il n’en sort pas.

Chez Lido Musique, du côté pair des Champs-Élysées, ils sont à la pointe, ils importent des tas de disques anglais. Le jour où elle enregistrera quelque chose de nouveau, ils seront les premiers informés. Rien de neuf non plus au cinéma. Chaque semaine il épluche L’Officiel des spectacles, le nom de Marianne n’apparaît nulle part. Skip se demande s’il le désire vraiment. Ne serait-il pas encore plus cruel d’avoir de ses nouvelles par un film ou une chanson ?

Pour échapper à cette torture, un seul remède : marcher inlassablement sur son avenue préférée, l’œil sur les sacs à main, les vestes, les poches, les fermoirs, les lanières, les boutons. Il évite de croiser les regards. La plupart de ses victimes, Skip serait incapable de décrire leur visage, il espère que la réciproque est vraie.
Les deux d’hier, côté impair, à leur façon de se mouvoir, ne donnaient pas l’impression de former un couple. Un bon professionnel ressent cela, il n’a pas le temps d’analyser.
La femme paraissait grande. Elle portait des souliers plats, à bride. Le pantalon de toile fine, gris perle, découvrait sa cheville sur une dizaine de centimètres. Le chemisier était peut-être blanc, il n’en jurerait pas. Le sac finement tressé, lanières passées sur l’épaule droite, était plaqué sous son aisselle. Le type qui l’accompagnait avait tout d’un grand bourgeois.
Skip n’a fait que toucher son poignet, en serrant assez fort pour faciliter l’écartement des doigts. C’est stupide, à la faveur de ce contact l’homme lui a paru sympathique.

L’élan du cœur, il l’éprouve envers toutes ses victimes. Le volé, dans la parfaite inconscience de ce qui lui arrive, contribue à la fluidité de l’acte. Son bien se dématérialise. Il ne lui appartient plus, sans avoir encore rejoint la poche du voleur. Durant un bref instant la propriété est abolie.
Skip s’interroge. Est-il trop sentimental ?
Il aime le travail bien exécuté. Jusqu’à présent jamais d’anicroche, car il sélectionne ses proies en s’en tenant à des principes stricts. Il élimine : les maigres, les nerveux, les individus isolés et statiques. La liste serait longue. Si à l’ultime seconde un détail l’alarme, il stoppe son geste et passe son chemin. Comme dans beaucoup d’autres sports, le secret est de profiter des mouvements de l’adversaire.

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Même s’il confesse dans un entretien en presse quotidienne régionale avoir mis infiniment moins de temps pour écrire ce roman, qui se serait soudainement imposé de lui-même, que le précédent, le magnifique « Actions spéciales » (pour lequel il avait déjà soigneusement noyé le poisson des explications ex post par comparaison rusée et fumigènes vis-à-vis du « Soleil » qui l’avait lui-même précédé), il ne faudrait certainement pas conclure, trop vite, que ce « Pickpocket des Champs-Élysées », publié en mars 2023 à L’Olivier, est un petit roman léger. Élégant assurément, comme l’assurance des gestes presque magiques de Skip et comme sa sagacité qui ne s’en laisse pas conter, plus court certainement que ses prédécesseurs, avec ses 190 pages, et laissant poindre par plages un ton presque primesautier seyant bien à certaines promenades à pied dans les beaux quartiers parisiens. Mais tout aussi redoutable dans ses non-dits, dans ses abîmes cachés, dans ses suggestions faites comme mine de rien, au passage, que les deux romans de 2014 et de 2021. Ici aussi, la distinction n’habite pas nécessairement là où elle serait censée le faire dans quelque meilleur des mondes, la propriété et le vol se déplacent en de magnifiques contre-emplois, la violence symbolique et la violence réelle rivalisent de canaillerie, et la mise en danger n’est peut-être pas qu’une figure de style (la nature du livre dans lequel se plonge Katerine en d’anonymes cafés, révélée in fine à la fillette devenue adulte, n’est pas anodine, et il ne s’agit certainement pas juste de coquinerie). Comme une « Femme du Ve », chez Douglas Kennedy, qui aurait été brutalement dopée au « Ka Ta » de Céline Minard, comme un « Ici ou là-bas » de Jérome Baccelli qui aurait laissé entrer par inadvertance quelque talentueux Mr. Ripley de chez Patricia Highsmith ou Anthony Minghella, ce « Pickpocket des Champs-Élysées » est un roman délicieusement vénéneux, cachant des fossés abondamment garnis de pointes acérées sous sa légère couverture de macadam bien propre et bien lessivé.

Après avoir quitté l’immeuble du boulevard Suchet, Katerine emprunte son itinéraire quotidien, d’un pas rapide. Certains jours elle traverse le jardin, d’autres fois elle le contourne. Aujourd’hui elle traverse. La première allée est déserte, un seul des bancs est occupé, par une adolescente à la frange trop longue qui la regarde avancer, par en dessous.
Plus loin, elle coupe la place de Passy, enfile la rue de l’Annonciation, elle y est presque.
Personne ne sait qu’elle vient se réfugier le matin dans ce bar, pour lire, une habitude récente. Elle s’installe à la table d’angle, attend que le serveur ait apporté son eau minérale. À cette heure les clients sont peu nombreux, les conversations rares et brèves font un agréable bruit de fond. Katerine entend, sans vraiment entendre, le bourdonnement intermittent du percolateur et les cliquetis de la caisse enregistreuse. Ça ne la gêne pas, au contraire, elle aime bien, alors qu’à la maison tout la dérange, le plus petit désordre sonore.

En femme soigneuse, Katerine a placé un marque-page à l’endroit où elle a interrompu hier sa lecture. Elle reprend : (…)

C’est déjà la page 109 mais Katerine ignore toujours ce qu’elle pense de ce roman. Elle le lit parce que Grégoire l’a lu. Ses impressions personnelles comptent moins que sa volonté de comprendre quel plaisir il a pu y trouver. Il n’est pas le seul, un couple de leurs amis en dit du bien également.
La réputation littéraire de l’ouvrage n’explique pas tout.
Sans cette réputation flatteuse, les gens de leur milieu ne s’attarderaient pas à pareilles cochonneries et Grégoire n’aurait pas osé lui en conseiller la lecture. Non, elle n’est pas dupe : il doit y avoir autre chose, une raison plus profonde, qu’elle veut découvrir. Maintenant qu’elle a commencé, elle ira jusqu’au bout.
Pour l’instant, ça la laisse de glace.
Aussi obscures qu’elles soient, les intentions de l’héroïne lui paraissent moins incompréhensibles que celles de son amant, ce René. Peut-être parce qu’elle est elle-même une femme, et que le livre, si elle en croit la couverture, a été écrit par une femme. Il est troublant, songe-t-elle, qu’on ne sache jamais avec certitude si un roman est l’œuvre d’une femme ou d’un homme. Si elle apprenait qu’un homme en est l’auteur, son avis serait-il différent ? Grégoire et ces amis, les Dupuy-Marcellin, lui auraient-ils seulement prêté attention ? Raconté par une femme, c’est censé être plus excitant.

Grâce à cette lecture, Katerine espérait mieux connaître son mari. Elle devine, hélas, que ça va élargir entre eux le fossé. Le penchant de Grégoire pour certaines menues perversités lui est connu depuis longtemps, elle s’en accommode, se contente de poser des limites, qu’il respecte à peu près.
Elle s’en tient à des actes simples. Pourquoi changerait-elle, à trente-cinq ans ? Le mot « sexe », que Grégoire et quelques-unes de leurs relations emploient à tout bout de champ pour évoquer les choses de l’amour, lui est désagréable. Elle n’y voit qu’un nouveau conformisme, dans ces cercles de pouvoir où l’on se paie volontiers de mots pour avoir l’air affranchi. Quand ils font l’amour, Grégoire a des attitudes d’enfant, rien à voir avec l’image qu’il cherche à donner de lui en société.

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À propos de Hugues

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