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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Pierre feuille ciseaux » (Maylis de Kerangal & Benoît Grimbert)

Récit en forme de jeu de pistes entre deux cités de la ville de Stains.

 

Pierre feuille ciseaux

Dans la ville de Stains en Seine-Saint-Denis, un terrain vague en friche, comme une barrière entre deux mondes, sépare toujours la Cité-Jardin, ensemble pavillonnaire construit entre les deux guerres, et le quartier du Clos Saint-Lazare, immeubles-champignons édifiés hâtivement à l’issue de la guerre d’Algérie, une cité-ghetto dite «sensible» selon le vocabulaire formaté et consacré de l’époque contemporaine.

«Champ» – Les jeunes du Clos appellent “Champ” cette réserve d’espace non affectée, indécise, entre Stains et Saint-Denis. Pour eux, il s’agit d’un monde en suspens, sorte d’alvéole acquise à l’imprévisibilité et au biologique : ils y sont mal à l’aise, ils n’y entrent pas comme ça, il leur faut une raison supérieure, un cas de force majeure, quelque chose à planquer ou un assaut du désir à vivre au revers d’un buisson, couchés dans l’herbe drue, toi Jane moi Tarzan. Difficile de savoir si c’est à partir de ce bout de territoire qu’ils imaginent la campagne, soit la partie pour le tout, les champs, les pacages, les prés en somme, les chemins de bordure taillées à hauteur du cou des vaches, le velours sombre des forêts, les villages.

Dans ce livre paru en 2012 dans la collection Collatéral des éditions Le bec en l’air, le texte de Maylis de Kerangal, en correspondance avec les photographies de Benoît Grimbert, compose une succession de portraits mitoyens, qui permettent d’explorer cette zone où cohabitent plusieurs territoires, entre Saint-Denis et Pierrefitte-sur-Seine, où espaces et habitants se côtoient sans se mêler, en se frottant parfois à leur lisière tels des plaques tectoniques.

lisière – Entre la Cité-Jardin et la cité du Clos, qui pourtant se tiennent adossées l’une à l’autre, siamoises puisque sises sur la même commune, la frontière est étanche. Il y a bien ce terrain entre elles, cette pelouse vaste et entretenue, traversée par un sentier pour passer de l’une à l’autre, mais rares sont ceux qui choisissent ce chemin, les lieux sont toujours déserts. Le garçon du Clos, lui, l’emprunte un soir après les cours, se dissociant d’un essaim d’autres lycéens qui lui ressemblent pour raccompagner l’air de rien une fille de la Cité-Jardin – une fille qui lui plaît. Ils ont d’abord marché en groupe – la fille est escortée de ses copines -, sont entrés dans le Clos par l’avenue Nelson Mandela, mais dépassant la première ondulation de la barre de logements – la grande aile de papillon -, approchant en lisière de son territoire, se sont retrouvés soudain côte à côte et seuls, alors le garçon a ralenti machinalement, a raccourci sa foulée, a fini par s’arrêter sur le sentier, à hauteur du bosquet d’arbres, fiévreux et vaguement cataleptique, il ne sait pas pourquoi mais sent que c’est ici une ligne de démarcation, la limite au-delà de quoi il sera étranger, et moins fort.

Benoit_Grimbert_Stains-02

® Benoît Grimbert

Allers retours entre les territoires et leurs habitants et entre les époques, telle cette jeune fille de la Cité Jardin de Stains, collégienne en 1966 se cousant une robe pour aller danser, sur ce territoire entre-deux, entre potagers et nouveaux immeubles, retraitée près de cinquante ans plus tard dans le même pavillon familial, croisant les adolescents du Clos Saint-Lazare, une jeunesse dont le voisinage dorénavant l’effraie : les habitants sont ancrés dans leur territoire comme les adolescents désœuvrés de «Corniche Kennedy».

Sous forme de jeu de pistes, les lieux et leurs matériaux conduisent la narration, clos, champ, béton, chantiers, immeubles et les lignes de métro qui mènent à Stains depuis Paris qui apparaît, vue d’ici, comme une planète lointaine. Et Maylis de Kerangal réussit en soulignant les contrastes de ce monde physique comme dans «Naissance d’un pont» à orchestrer avec poésie des portraits intimes dans lesquels les fils de la grande Histoire se déploient subtilement.

pierre – il ne l’a pas vue venir, cette masse de béton, il ne l’a pas vue sortir de terre et pousser là-bas, de l’autre côté du «Champ», aux confins de Saint-Denis et de Pierrefitte, et ce matin, écarquillant les yeux, front collé à la fenêtre de sa chambre, une fois le rideau tiré, il n’en revient pas, putain c’est quoi ce truc ? Du septième étage de la tour, un paysage sans horizon compresse des plans successifs qu’il déplie mentalement, auxquels il rend de l’épaisseur et du volume : il connait par cœur le plan-masse de la zone, sait les axes circulatoires, les interstices, les toits et les caves, le seul endroit ou il n’a jamais mis les pieds justement, c’est le «Champ», un chaos biologique qui le met mal à l’aise, faune et flore inconnues, histoires morbides sinuant dans les buissons, silhouettes entrevues, mauvaises rencontres. Alors ce corps étranger, intrus, comment a-t-il pu ne pas le voir, en louper le chantier, la noria des camions et l’afflux des ouvriers, les grues pourtant si rouges ? Au vu de ses proportions rapportées à l’échelle du paysage, c’est vraiment une chose énorme, un mastodonte. Il ira voir.

. AFP PHOTO FRANCOIS GUILLOT

® Photo : François Guillot, AFP

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À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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