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Notes de lecture 2024, Nouveautés

Note de lecture : « Les portes » (Gauz)

L’église Saint-Bernard et son « occupation » de 1996 comme emblème truculent, chaleureux et ironique des palinodies de la « forteresse Europe » telle qu’elle s’incarne en France vis-à-vis des réfugiés, migrants et travailleurs « sans papiers ».

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Gauz

Le téléphone vibre. Impératif. Je voudrais que ce soit Kader. Optatif. C’est Ice. Indicatif. Ice… je peux peut-être répondre. Dubitatif. Il m’a commandé un texte. « Toujours répondre à qui te commande un texte, il en veut à tes mots ! » Je me murmure ma propre punchline pour me donner du courage.
– Ice ?
– Ouais Camaradami !
Je pense qu’il m’appelle comme ça depuis qu’il a lu Camarade Papa. Comme dans le roman, l’expression refuse de séparer sentiments personnels et idées politiques. Ça me va.
– Tu as lu le livre Parole de sans-papiers de Madjiguène Cissé que je t’ai envoyé par la poste ?
– Oui.
– Ah ! Et comment tu as trouvé ?
Saloperie de question ! Techniquement le genre qui te demande un petit « bien » ou « pas bien ». Mais impossible de ne s’en tenir qu’à ça. Il est rationnellement obligatoire de développer derrière avec un interminable « parce que », surtout pour un livre. Saloperie de question !
– J’ai lu une dizaine de pages…
– Et ?
– Un peu touffu… Mais j’aime beaucoup l’idée qu’une négresse asservisse un Blanc en nègre pour écrire ses Mémoires.
Le silence au bout n’est pas décontenancé. Il est interrogation.
– Comment ça, un nègre ?
– Cette ouverture ronflante, ces tournures alambiquées, ces déclarations généralistes, ce n’est pas elle qui a écrit.
– Ah bon ?
– Elle a forcément un nègre et je peux affirmer qu’il est blanc.
– Mais… mais…
Lui d’habitude si bavard, les mots lui manquent ? J’ai fait mouche, la lame de mon fleuret s’est pliée sur sa poitrine. Il est temps de sortir l’estoc, liquider la conversation, Kader doit appeler.
– Le style pronunciamiento très fin XIXe siècle, rempli d’autant d’adjectifs qualificatifs que de bons sentiments est très caractéristique des vieux militants de gauche bloqués en métaphase de la Lutte finale et du Grand Soir. Je l’ai finement étudié. Et puis, ayant été moi-même militant de gauche comme elle, sans-papiers comme elle, accompagnateur de demandeurs de carte de séjour à la préfecture comme elle, souvent impliqué dans de nombreux collectifs ramassis de toute sorte d’idéalistes allant du droit au logement au droit à la tartine beurrée pour tous et tous les matins, j’ai souvent expérimenté ce vieil associatif avenant, homme blanc quinquagénaire convaincu que ses phrases à lui sont meilleures pour décrire tes turpitudes à toi et…
– Tu as laissé faire ?
– Non, évidemment.
– Alors, pourquoi pas elle ?
Inquartata. En escrime, un petit quart de tour en s’appuyant sur la jambe opposée, celle qu’on ne voit pas. Esquive simple. Je me suis laissé emporter par mon élan. Ma tête se barre.
– Je ne dis pas que… ce n’est pas que… comment dire que…
Cent « que » ni tête plus tard, j’explose.
– Elle n’a pas pu écrire ça. Elle manie réflexions philosophiques et concepts politiques bien trop complexes…
– Tu veux dire, pour une femme noire sans-papiers ?
Pris ! Maudite phrase. Je l’entends résonner à mes propres oreilles. Ça ne peut pas être moi qui l’ai dite. « Pourquoi pas elle ? » Si quelqu’un avait le courage de se planter devant moi pour me sortir une telle ânerie misogyne, raciste et pleine de mépris de classe, il se serait pris la question comme simple introduction à hostilités sanglantes !
« Femme », puis « noire » et « sans-papiers », la pire déclinaison de discriminations possible. Porter ces trois tares-là, c’est transporter la cohorte de clichés négatifs la plus remplie, la plus lourde, la plus alimentée de l’imaginaire collectif en France, voire dans tout l’Occident.
Quand elle a moins de 25 ans, au nom du vieux fantasme blanc de la sexualité de la sauvageonne, une « femme-noire-sans-papiers » a encore peut-être une chance d’être considérée légèrement au-dessus du SDF junkie. Mais à 40 ans passés, avec plusieurs enfants au compteur matriciel, l’assignation sociale est sans équivoque. Pondeuse de la race noire, de l’espèce maudite, reproductrice incontinente de cas sociaux ! Avant même d’ouvrir la bouche, tout le monde sait qui tu es, ce que tu peux, mais surtout ce que tu ne peux pas. Et tu ne peux évidemment pas avoir une idée politique et philosophique du monde. Encore moins l’écrire, même en des phrases ronflantes. En septembre 1999, lorsqu’est publié Parole de sans-papiers, Madjiguène Cissé a 48 ans. À ma misogynie, mon racisme et mon classisme, rajouter l’âgisme. Me voilà bien habillé pour tous les hivers de connards jusqu’au prochain dégel des pôles. Je n’ai rien pensé de tout cela, ça ne m’a pas une seconde effleuré, mais j’y suis. Même retournée dans tous les sens, ma phrase ne dit pas autre chose. Personne n’est censé m’ouvrir le crâne pour savoir exactement ce que je veux dire ou ne pas dire. Je suis écrivain en plus. Circonstance non atténuante. Et moi qui m’adresse à une personne si ravie que j’écrive « quelque chose » sur les événements de Saint-Bernard de la Chapelle en 1996. Quel manque de vigilance !

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Il faut à la fois beaucoup de courage et une maîtrise sans faille de la gouaille intériorisée pour pouvoir ainsi se mettre soi-même en scène, en tant qu’auteur racisé à succès, aux prises intimes avec les plus solides et les plus enfouis des préjugés habituellement inavouables : misogynie, racisme, classisme et âgisme, selon les mots même de l’auteur, surgissant tout à coup de la bouche et de la pensée les plus inattendues, en ouverture de ce nouveau roman, publié en 2024 au Nouvel Attila. Mais on le sait depuis « Debout-payé » (2014), « Camarade Papa » (2018) et « Black Manoo » (2020), du courage et de la gouaille maîtrisée, Gauz n’en manque assurément pas – et même le fabuleux conte économique et politique qu’est « Cocoaïans » (2022) ne démentirait certainement pas ce diagnostic.

En revisitant pour nous, avec sa verve et son imagination diaboliques, les « événements de Saint-Bernard de la Chapelle en 1996 », sur les pas chassés et les traces reconstruites de Madjiguène Cissé (1951-2023), héroïne magnifiquement improbable, et de son « Parole de sans-papiers » (1999), Gauz accomplit à nouveau et comme en se jouant une œuvre profondément salutaire – et toujours hilarante malgré et dans la tempête et le désastre qui guettent alors comme aujourd’hui.

– On est passé de « sans papier », c’est-à-dire « pas besoin de papiers », à « Sans-Papiers », c’est-à-dire « besoin de beaucoup de papiers ».
– Comme ça, du jour au lendemain… Pouf !
– Et depuis, chaque veille d’élections…
– Ou bien chaque lendemain d’élections…
– Papa Politique nous pète quelque chose…
– Et maman Patronat fait semblant de ne rien sentir.
– Entre les élections présidentielles…
– Législatives…
– Européennes…
– Régionales…
– Municipales…
– Départementales…
– Cantonales…
– Même miss France !
– Ça laisse peu de temps pour respirer de l’air normal.
– Il y a de plus en plus d’occasions de nouvelles lois qui augmentent le nombre de papiers qu’il faut avoir pour avoir des papiers…
– Tu imagines, depuis 1974 jusqu’en 1996 ?
– Cette année, ça fait 13 mois seulement que Chirac a été élu président, ils ont déjà pondu deux lois sur l’immigration.

En ressuscitant les faits, et en imaginant ce qui aurait pu se loger dans les interstices, avec un sens de l’anachronisme combatif digne de celui des Wu Ming, par exemple (on songera à « 54 » peut-être, voire aux principes du nouvel épique italien, presque paradoxalement), Gauz orchestre une formidable chorale sous les voûtes de l’église devenue ainsi célèbre avant de retomber dans sa propre forme d’oubli, chœur ultra-moderne ou immémorial au centre duquel trône, sans couronne bien évidemment, la figure aussi énigmatique que charismatique de Madjiguène Cissé.

Le récit chaleureux et truculent de cette occupation emblématique constitue ici surtout une occasion en or, de rappeler, avec un mélange détonant de fougue et d’auto-dérision, l’évolution constante et délétère des doctrines officielles vis-à-vis des « sans papiers », avec leurs forts relents de néo-colonialisme, de recherche de boucs émissaires à bon compte, quand ce n’est pas sous influence d’un racisme systémique qui peine souvent à se dissimuler (quand il s’y essaie). La résonance de ces « événements » de 1996 avec un contexte beaucoup plus contemporain n’en est naturellement que plus forte, et Gauz excelle à tremper ainsi (au plus près du ton adopté dans « Black Manoo », mais nourri des analyses économiques et sociales instantanées qui hantent « Cocoaïans ») dans l’acide les pseudo-justifications d’une politique restrictive au long cours drapée dans sa mauvaise foi et dans le rejet de toutes les études sérieuses conduites sur le sujet de la libre circulation des personnes (pour ce qui est de celle des biens, et davantage encore de celle des flux financiers, on sait que le capitalisme tardif n’a guère besoin d’être encouragé). C’est qu’une fois de plus l’auteur, toutes verves dehors, inscrit les êtres humains, individus formant collectif, au centre de son exploration socio-politique. Avec une puissance redoutable et hautement convaincante.

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– Très bien, madame. Mais, occupation ou pas, avec ou sans papiers, vous ne pouvez pas rester ici aussi nombreux et en plus, avec les enfants. C’est une église, il n’y a aucune commodité, pas de toilettes, pas de salle d’eau… Je suis un hôte non pas dérangé par la visite, mais par les conditions d’accueil de ses hôtes. Disons que je n’ai pas les moyens de vous accueillir avec dignité.
– Monsieur curé, je vous comprends. Mais rassurez-vous, pour la vie pratique, nous saurons nous arranger de ce que votre église voudra bien nous offrir, même en dessous du strict minimum. Question d’expérience de vie. Nous avons de la pratique de misère. Comme un certain peuple de votre livre saint, depuis presque un trimestre, nous errons ensemble dans un désert d’humanité. Nous sommes déjà si heureux d’entendre une bouche se préoccuper de notre dignité. Nous tâcherons d’être les plus effacés possible, nous ferons le ménage, nous ne perturberons aucun office… si nous sommes encore là dans quelques jours. Vous avez ma parole.
– Merci de me la donner. Néanmoins, je regrette fortement l’absence de concertation ou de négociation avant votre arrivée. Nous aurions au moins pris des dispositions.
– Monsieur curé, nous négocions notre présence sur ce sol, nous négocions nos vies dans ce pays, nous négocions la vie de nos enfants, nous négocions un travail décent et rémunéré à sa juste valeur, nous négocions nos logements, nous négocions les lits d’hôpital, nous négocions les chambres d’hôtel miteuses, nous négocions les centres d’accueil odieux, nous négocions les HLM ghettos, nous négocions notre bruit, nous négocions nos éclats de rire, nous négocions notre nourriture, nous négocions même l’odeur de notre nourriture et celle de notre transpiration dans les narines des autres… Nous, Africains de France, nous négocions pour tout, nous négocions tout, nous négocions tout le temps. Cette fois, nous avions le pouvoir de décider, juste décider, entre nous, en pleine conscience et connaissance de cause. Nous l’avons pris, nous avons pris ce petit pouvoir. C’est déjà un premier pas. Maintenant, nous allons essayer de nous faire entendre, ce sera le second pas.
Je la vois lever la tête vers les voûtes de la chapelle.
– Et une église, ça résonne bien, ça a beaucoup plus qu’une bonne acoustique.
– L’affaire de Saint-Ambroise a été douloureuse pour tous. Justement à cause de ce manque de négo… euh… de concertation. Nous sommes en République, il y a des lois…
– Mais à l’intérieur d’une église, il n’y a pas de lois au-dessus de celles de l’évangile. La République, au nom de la laïcité justement, nous garantit ça. Le pape Jean-Paul II disait : « Le migrant sans-papiers n’est pas seulement un individu à respecter selon les normes fixées par la loi, mais une personne dont la présence nous interpelle en ces termes : « qu’as-tu fait de ton frère, de ta sœur ? » La réponse à une telle question ne peut être donnée dans les limites imposées par la loi, mais dans la seule optique de la solidarité, la solidarité d’humanité. »
Mais où va-t-elle chercher ces références ? Serait-elle chrétienne finalement ? Serait-elle juste une sorte d’érudite oecuménique ? Au cours de ma longue existence d’homme de Dieu, j’ai vu des milliers d’yeux briller de foi religieuse, je sais les reconnaître du premier regard. Il y a de la foi dans ces yeux, pour sûr, mais elle ne semble pas du tout religieuse. Elle baisse la tête, me plante ces yeux à travers le corps… Je comprends ce qu’elle me veut.
– Je ne signerai pas l’ordre de réquisition… vous avez ma parole.
Elle lève la tête à nouveau… nous nous comprenons.
– Monsieur curé…
– Oui madame.
– Je suis Madji.
– Oui madame Madji.
– Merci.
Un cercle se fait autour de moi. Puis un autre autour du premier, puis un autre… depuis les voûtes, je dois être un petit point blanc sur un disque noir. Une église, ce n’est pas juste des murs et un toit. Une église, c’est d’abord une assemblée, une assemblée d’humains.

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À propos de Hugues

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