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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Anomalie des zones profondes du cerveau » (Laure Limongi)

Fascinant chant poétique tous azimuts, à la face personnelle, sociale, économique et politique des maladies invisibles.

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Anomalie des zones profondes

À paraître le 26 août 2015 chez Grasset, ce nouveau roman de Laure Limongi réussit l’une de ces prouesses littéraires pas si fréquentes, dont pourtant bien des indices et précurseurs se dissimulaient dans les plis de cet objet un rien miraculeux qu’était son « Ensuite j’ai rêvé de papayes et de bananes », en mars dernier.

La prouesse consiste bien à feindre de traiter gravement d’un premier sujet, pour en réalité nous entretenir de tout autre chose, ruse qui fonctionne à son rendement maximal et saisissant lorsque le leurre atteint son sommet de crédibilité tandis que les hameçons, rusés, s’avancent soigneusement masqués.

Deux heures après la crise, personne ne peut soupçonner ce que j’ai vécu. C’est un calvaire invisible. Encore plus difficile à vivre. Les regards soupçonneux. Les suspicions de mensonge, d’exagération, de tricherie. Un ennemi qui ne laisse pas de traces de son passage. Mais qui dévore. Lentement. Il prend son temps. Je l’ai appelé le Vampire. Après tout, il attaque souvent la nuit. Et nous entretenons des rapports ambivalents. Ou bien quelqu’un qui enfoncerait un crayon dans votre œil et essaierait de former des figures. Chaque fois une nouvelle. À moins qu’il ne s’agisse d’un vaste projet général, cosmogonique. Parfois, je m’interroge sur ce dessin. J’essaie d’en percer le tracé. Peut-être, si je comprenais ce qui est dessiné, les crises ne reviendraient plus.

Dissimulant une magnifique quête forcenée du « restant humain », en mars dernier, dans vingt pages par lesquelles une intelligence artificielle semble musarder sur les langages disparus et inventés, Laure Limongi invoque cet automne, au centre de son roman à facettes, la migraine. Non pas bien entendu l’ordinaire et bénin mal de tête, mais sa version radicale, sauvage, mal connue et presque indomptée, celle que techniquement l’on nomme l’algie vasculaire de la face, celle dont les traces implacables rythment aussi l’histoire littéraire, comme l’auteur nous le rappelle, dès les propos liminaires, à travers une série de citations aussi brutales que surprenantes et inquiétantes.

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Algie vasculaire de la face © JD Fletcher

L’algie vasculaire de la face est une forme aiguë de céphalée essentielle. Une affection rare concernant une à trois personnes pour mille – en population générale, selon les pays -, extrêmement douloureuse et invalidante. Elle se manifeste sur l’une des moitiés de la tête. Sans en connaître les causes, on évoque une anomalie des zones profondes du cerveau.

Si l’exploration de la douleur insensée et de ses conséquences, physiques, psychologiques, sociales, va rythmer les 200 pages du roman de Laure Limongi, ce sont pourtant d’autres faces de l’humain que révèle progressivement et subtilement cette maladie bien particulière, une fois livrée au travail de l’auteur. Le regard si aisément dubitatif de l’autre, face à une maladie élusive et vite renvoyée, si souvent, au « psychologique », appelle des ressources supplémentaires pour vivre avec cette douleur (« vivre », pour une maladie que l’on nomme parfois « migraine du suicidé », précisément, tant l’assaut y est virulent sur les terminaisons nerveuses et sur l’esprit). Explorant les médecines généralement cataloguées au sein d’un vaste ensemble dit « alternatif », où le potentiellement pire voisine avec l’éventuellement meilleur, l’auteur peut aussi, habilement, en appeler aux ancrages solides de l’enfance, à leur manière unique de redonner vie dans un champ de ruines, impitoyablement labouré, authentiquement désespérant.

J’ai été élevée dans la vénération du champignon dont la cueillette constituait une activité privilégiée. Tous les week-ends, au village, en Castagniccia, aux saisons appropriées, la recherche de champignons était le prétexte de longues balades où l’on parlait longuement, le regard perdu dans les feuilles, comme si on pouvait mieux raconter, la pupille flottante, environné de parfum, au rythme des branches qui craquent sous le pas, le corps tendu par la déclivité, la rustaghja à la main, parfois, pour se tailler un passage. Et même en voiture, dès que la route s’entourait d’arbres piqués sur un maquis épais, mon père devenait silencieux, pensant déjà aux champignons. Il arrivait qu’il pile, passe la marche arrière, recule de quelques mètres et nous plante là pour courir sur le talus. Avec ma mère, nous échangions un regard amusé et nous le voyions revenir, triomphant, avec un énorme cèpe. Une passion.

Imiject

Dans tous les creux de cette quête éminemment personnelle, cruelle, contée par la narratrice depuis les angles les plus inattendus, c’est peut-être la sombre réalité socio-économique, et l’invasion industrielle cynique qui la caractérise, que Laure Limongi met le plus soigneusement en évidence, et la subtilité cauteleuse avec laquelle les laboratoires savent toujours davantage, malgré les efforts parfois bien dérisoires des législateurs et des organes démocratiques, circonvenir ce qui porterait atteinte aux savantes constructions financières des niches médicales à exploiter. Bien loin d’une ode désordonnée aux médecines douces, « Anomalie des zones profondes du cerveau », avec son ton factuel parvenant à créer, progressivement, une poésie paradoxale, poésie des listes et des catalogues, poésies des coqs-à-l’âne surprenants, poésie des réalités qui se heurtent, poésie des doutes et des bifurcations aussi, crée son propre chant analytique lancinant. Profondément étonnant, pouvant se lire en exploitant de multiples points d’entrée, voici un roman rare, qui se joue de la tentation du solipsisme de la maladie pour proposer une puissante lecture universelle.

Une boîte d’Isoptine (vérapamil) 120 de 28 comprimés coûte, sous sa forme générique, environ 4 euros. D’après les informations qui m’ont été divulguées, un patient souffrant d’algie vasculaire de la face peut prendre entre 2 et 8 comprimés d’Isoptine par jour.
Une recharge de 2 injections d’Imiject (ou Imitrex, selon les pays) coûte environ 50 euros.
Théoriquement, un patient ne doit pas s’injecter plus de deux doses par jour. En réalité, s’ils n’ont que ça sous la main, beaucoup recourront à l’Imiject autant de fois qu’une crise survient. Ce qui est très dangereux.
L’oxygène haute pression est livré à domicile. La plupart des prestataires proposent des forfaits coûtant 600 euros par mois – comprenant donc la location de bouteilles de 3 m3, 1,5 m3 et 0,4 m3 selon les besoins.
Une injection d’Altim à l’hôpital coûte une centaine d’euros – en comptant la consultation d’urgence. En général, le protocole comprend une salve de trois injections.
Parmi les derniers recours, il y a la stimulation sous-occipitale qui coûte dans les 22 000 euros. Et enfin la stimulation cérébrale profonde du V3 par électrode flottante facturée environ 50 000 euros. Avec prise en charge sur dossier.
Diverses expérimentations étant en cours, cette liste ne se veut pas exhaustive.
Une consultation chez un médecin spécialiste vu en parallèle pour aider à soulager la douleur (hypnose, acupuncture, ostéopathie, homéopathie…) coûte en moyenne 80 euros non remboursés par la Sécurité sociale. Sans compter les traitements (non remboursés) éventuellement prescrits. (…)

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Laure Limongi

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En prime – et ici, en guise de conclusion -, au détour d’une belle page, ces vers traduits sauvagement depuis les incantations volodiniennes en diable de la célèbre chamane mexicaine María Sabina :

Je suis une femme aux désirs simples.
Je suis une femme qui élève des vipères et des moineaux en son sein.
Je suis une femme qui couve des salamandres et des fougères sous ses aisselles.
Je suis une femme qui cultive de la mousse dans sa poitrine et dans son ventre.
Je suis une femme qui cache des pistolets et des carabines dans les plis de sa nuque.

Pour acheter le livre chez Charybde à partir du 26 août, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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