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Nouveautés, Notes de lecture 2024

Note de lecture : « Poétique de Tom Cruise » (Olivier Maillart)

Un incroyable hommage analytique et caustique pour dessiner un cinéma du corps mobile et du visage figé – qui éclaire notre époque d’un jour révélateur et paradoxal.

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TomCruise

Il faut du temps pour devenir Tom Cruise. Même quand on s’appelle Tom Cruise.
Celui que nous désignons par ce nom a dû passer par pas mal d’étapes, se débarrasser d’un certain nombre de tics, de postures, de grimaces afin d’en arriver, à force de métamorphoses, au comédien que nous connaissons aujourd’hui – stade qui ne sera pas forcément le dernier, d’ailleurs, mais qui demeura stable suffisamment longtemps pour nous permettre d’en proposer l’étude. D’autant plus qu’à travers lui se dessine une proposition cinématographique qui mérite que l’on s’y arrête un peu.
Tom, donc, ne s’est pas fait en un jour. Lui qu’on présente comme un possible sauveur d’une industrie moribonde et tant aimée, le cinéma, a d’abord été perçu par une partie de la critique comme son fossoyeur – un parmi d’autres, certes, mais un tout de même. L’un des bras armés du visuel, cette mystérieuse entité partie en guerre contre le cinéma, pour reprendre la terminologie de Serge Daney. Quand ce dernier évoque Cruise, dans La Maison cinéma et le monde, c’est pour le trouver – au choix – « nul » (dans Top Gun) ou « insupportable » (dans La Couleur de l’argent).
Il n’avait pas forcément tort. Surtout, le grand critique voyait dans le comédien l’un des visages d’une certaine conception de l’image-mouvement, conception qui entérinait à ses yeux la mort en cours du cinéma (rengaine critique un peu oubliée aujourd’hui, très à la mode à l’époque). Le visuel, donc, par opposition à la sacro-sainte image.
Daney s’en expliquait ainsi, au basculement des années 1980-1990 : « Le visuel est en rapport avec la perception, le nerf optique, la physiologie : un flipper, un jeu vidéo, un texte sur un écran, une pub, tout ça, c’est du visuel. De même, on parle du « visuel » d’un journal, d’un magazine. Mais le visuel, cela ne relève pas du voir, cela relève de tous ces mots qui ont un vrai succès aujourd’hui : visionnage, visionnement, vision. »
« Alors, qu’est-ce que l’image si ce n’est pas du visuel ? Disons que, dans notre civilisation, l’image est trop importante pour arriver comme ça, qu’il y a toujours fallu pas mal de conditions. »
Pour Daney, l’image serait un peu comme la guerre aux yeux de Clémenceau : chose trop grave pour être laissée à la seule charge de ceux qui la fabriquent. Mieux, elle serait cet « événement qui, parfois, traverse le visuel ». Bigre.
Sans être totalement assuré de comprendre ce genre de formulations godardo-hermétiques, j’ai toujours pris ce discours au sérieux. Car, à l’évidence, vu les films qui ont contribué à le lancer dans les années 1980 (Risky Business, Top Gun, Cocktail), Tom Cruise se situait dans le mauvais camp de cette guerre image / visuel. Oui, le film d’aviation de Tony Scott est indéniablement, comme l’écrit encore Daney, « un clip à la gloire de l’armée américaine » mâtiné d’érotisme gay. Une surface lisse, curieusement dédramatisée, dans laquelle tout est beau, mais aussi déjà connu, rassurant, des micro-conflits entre pilotes jusqu’à la rituelle convocation du fantôme de la figure paternelle, en passant par la musique d’ascenseur et les (fort belles) séquences d’aviation. Top Gun offre à son public un cinéma publicitaire dans lequel les comédiens, masqués la plupart du temps par leur équipement, n’ont pour ainsi dire rien à raconter, rien à jouer ni rien à montrer, sinon leur suante plastique de culturistes américains.
Relevons tout de même que quand Daney regrette par comparaison les films patriotiques hollywoodiens d’antan, il dessine sans le savoir le cheminement qui va être celui de Cruise dans les décennies suivantes, évoquant à propos du cinéma classique à la Hawks un certain « sens physique de la performance et de la dérision de la performance ». On croirait lire à l’avance le programme des Mission impossible.
Car l’ironie de l’histoire veut que ce soit précisément cette icône d’un cinéma de la pure surface, d’un post-cinéma réduit aux seules dimensions du visuel, sans événement ni visage, sans histoire ni profondeur, qui finira par proposer aux spectateurs gavés de héros virtuels et de prouesses numériques du XXIe siècle un authentique cinéma du regard et du corps (non de la chair, certes), de la présence et de l’absence, du découpage et du montage. Bref, une authentique proposition artistique. Bien creusé, vieille taupe, et surtout bien joué Tom !

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Depuis le si décisif, essentiel même, « Pour Louis de Funès » de Valère Novarina, écrit en 1986 pour être incorporé en 1989 à son « Théâtre des paroles », il me semble que personne ne s’était attaqué avec un tel brio au sens intime et politique d’une figure majeure – et pourtant éventuellement joliment inattendue – de la pop culture. Non pas en tant que personne, acteur à ses heures, mais bien en tant que somme incarnée par l’ensemble (ou presque) de ses rôles au cinéma, par ce qu’ils projettent de variété, de convergence et de permanent travail en cours : c’est ce que me semble avoir tenté et réussi ici, en à peine 100 pages (mais « Pour Louis de Funès » en comptait tout juste 70), Olivier Maillart (dont le sainement et ludiquement investigatif « Énigmes, cinéma » de 2018 nous avait déjà tant réjouis) avec ce « Poétique de Tom Cruise » publié chez Marest en mars 2024.

Là où Valère Novarina consacrait son effort d’interprétation, en toute logique, au souffle et à la langue, et à ce que le corps de l’acteur en relaie et en intensifie (et que la lecture qu’en donnait par exemple un Dominique Pinon nous faisait réellement saisir), Olivier Maillart s’est – là aussi, fort logiquement – concentré sur le corps mobile et le visage figé (à d’infimes variations près) de l’acteur, pour nous entraîner du côté d’une machine burlesque paradoxale qui s’ancre en grande partie dans cette vallée de l’étrange, confrontation digne de Lautréamont entre le pas tout à fait humain et le presque mécanique, vallée chère à Sigmund Freud (« L’inquiétante étrangeté », 1919) et à Masahiro Mori (« La vallée de l’étrange », 1970). C’est peut-être de fait du côté du Pierre Senges de « Projectiles au sens propre » et de son élucidation de l’étonnant pouvoir comique (mais pas seulement, justement) de la tarte à la crème cinématographique que l’on trouvera un cousinage étonnamment pertinent pour cette enquête-ci : maniant à la perfection les degrés d’ambiguïté dans le ton caustique qu’il utilise, déroulant un fabuleux humour tongue in cheek, Olivier Maillart, reconstruisant sous nos yeux érudition et cinéphilie sous une forme différente, résout pour nous une sérieuse énigme qui s’étend bien au-delà du seul corps burlesque de Tom Cruise.

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Le risque qu’encourt cependant celui qui porte un tel visage, c’est de glisser lentement mais sûrement hors de l’humaine condition. Cette monstruosité latente fait pleinement partie de la persona cruisienne (disant cela, je laisse de côté tout ce qui concerne la réalité de l’homme en dehors des films dans lesquels il m’apparaît, quand bien même les différentes rumeurs qui le concernent pourraient alimenter mon propos). C’est en voyant le comédien rire sur un plateau télévisé, exprimant une joie parfaitement dénuée d’empathie, que Christian Bale aut l’idée de le prendre pour modèle de Patrick Bateman. Mais, en la matière, on trouvait déjà largement de quoi s’inquiéter au sein de ses films.
De fait, le sourire de Tom Cruise est en lui-même un enjeu cinématographique. D’abord parce qu’il a changé au fil des ans, passant d’une spectaculaire laideur à une perfection paradoxalement plus angoissante encore. Tel ou tel gros plans de Legend nous placent face à des quenottes inouïes. Puis vint le miracle orthodontique, et Tom sourit. Pour séduire (dans Top Gun, dans Cocktail, dans Vanilla Sky), pour exprimer une irrépressible satisfaction (Top Gun encore, lorsqu’il apprend qu’on l’accepte dans la prestigieuse école d’aviation), mais aussi pour dire sa lâcheté (l’officier planqué au début d’Edge of Tomorrow), ou encore, avec une sensible crispation, parce que la gêne le gagne. Dans Eyes Wide Shut, que ce soit face au mystérieux Ziegler, à son ami pianiste Nick ou à telle belle prostituée, il ne cesse de sourire d’une manière douloureuse à voir. Lors de la longue fête sur laquelle s’ouvre le film, on le suit, entraîné par deux superbes créatures dont la mise en scène capte les regards et le langage corporel sans ambiguïté. Tom s’arrête, et le travelling d’accompagnement avec lui. « Mesdames, où allons-nous exactement ? » Il rit. « Exactement ? » On a l’impression de voir une marionnette rouillée, un pantin sans grâce, secoué par un rire de commande. Le sourire est forcé, douloureux, pris d’un visible effort visant à exprimer l’exact opposé de ce qu’il ressent : non la détente, l’assurance, le cool, mais le malaise et, dans le fond, l’angoisse.
Encore s’agit-il ici d’un mode de jeu cohérent avec ce qui est vécu au sein de l’intrigue. Quelques années plus tôt, dans Jerry Maguire, le voir séduire Renée Zellweger avec un sourire presque carnassier ne peut que faire naître le malaise chez le spectateur, puisque les signes de la séduction (dans le monde de fiction) se mêlent à ceux d’une froideur d’automate, d’une maîtrise parfaite des leviers sur lesquels appuyer pour obtenir en retour tel ou tel comportement chez autrui – tout ce dont se moqueront Eyes Wide Shut et Magnolia, ces films qui mettent précisément en scène la faillite de l’assurance, le renversement du succès en échec.
Le sourire de Cruise sort ce dernier de l’humanité. Il révèle le mécanique plaqué sur du vivant ou, plus exactement, donne à voir une humanité superficielle trop rapidement badigeonnée sur une structure sans âme, et dont la réalité machinique affleure, ce qui ne peut que provoquer le malaise chez celui qui s’en rend compte. En cela, la plastique parfaite du comédien continue à alimenter son apport à la Technique : elle est comme un aveu supplémentaire de son incurable étrangeté. Ce visage-objet, comme l’était déjà celui de Greta Garbo selon Barthes, tire Cruise du côté d’un Unheimliche que Freud décrivait en ces termes : « E. Jentsch a mis en avant comme cas privilégié la situation où l’on « doute qu’un être apparemment vivant ait une âme, ou bien à l’inverse, si un objet non vivant n’aurait pas par hasard une âme ; et il se réfère à ce propos à l’impression que produisent des personnages de cire, des poupées artificielles et des automates. Il met sur le même plan l’étrangement inquiétant provoqué par la crise épileptique ou les manifestations de la folie, parce qu’elles éveillent chez leur spectateur les pressentiments de processus automatiques – mécaniques -, qui se cachent derrière l’image habituelle que nous nous faisons d’un être animé. »
Oui, il y a de l’automate chez Tom Cruise. Une marionnette qui a finalement atteint ce point (dans la fameuse scène de cambriolage du premier Mission impossible, lorsqu’il est suspendu dans le vide par un câble ? peut-être bien…) d’où il peut rejoindre à nouveau une grâce dont il semblait déchu, pour reprendre la fameuse théorie de Kleist.
Avant d’en arriver à un tel stade, cependant, Cruise nous met en présence d’une angoissante machine singeant maladroitement l’humanité. Une machine dont le rire mécanique provoque bien souvent une gêne pure, absolue, parce qu’elle ne procède jamais d’un second degré rassurant, qui clignerait de l’œil, histoire de nous persuader que tout cela est joué, « pour de faux », en pleine conscience de soi (comme c’est le cas avec les rires à la fois gênants et drôles de Steve Carell, dans la série The Office). Que l’on songe, à titre de comparaison, au rire effrayant de Cruise dans le taxi de Collatéral ! Encore Michael Mann trouvait-il là le moyen de l’employer à bon escient, puisqu’il s’agissait d’un personnage ouvertement diabolique. En attendant, quel effroi…
Cette part d’inhumanité, il a fallu apprendre à en jouer, la maîtriser pour la transformer en un ressort artistique. Et, donc, composer avec ce visage trop lisse, pure expression d’un visuel sans profondeur ni histoires neuves à raconter, quitte à le masquer ou à l’abîmer, de même qu’avec ce rire si peu musical, si terrifiant, qu’il allait falloir transformer en chant.

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Maillart

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