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Notes de lecture 2024, Nouveautés

Note de lecture : « Les gaspilleurs » (Mack Reynolds)

Transmise de 1967, une superbe novella de paranoïa capitaliste et de consommation aveugle – toujours aussi tristement d’actualité.

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Gaspilleurs

« Je n’ai pas bien compris, dit Paul Kosloff. Son chef de service était mal à l’aise. Cela se voyait à la façon dont il frotta brusquement une allumette de cuisine sur le dessous de son bureau pour allumer le brûle-gueule de bruyère qu’il tenait entre les dents. Il éteignit l’allumette et la laissa tomber dans le vide-ordures.
– Vous m’avez entendu, Paul, dit-il. Nous vous retirons des affaires en ce qui concerne l’Ensemble soviétique. »
Paul Kosloff le regarda longtemps, avec attention, sans parler. Son chef, embarrassé, reprit la parole :
– Paul, à notre époque de détente entre les États-Unis d’Amérique et l’Ensemble soviétique, vous constituez un véritable fauteur de troubles. Actuellement, nous ne voulons en aucun cas d’une nouvelle affaire U-2.
– U-2 ?
– Ne faites pas attention. Cela se passait, je crois, avant votre époque. Voici comment se présentent les choses : vos méthodes d’action ne contribuent pas, si je puis dire, à la détente dans les relations internationales. Je vais vous parler brutalement, Paul. En deux mots, j’ai reçu en haut lieu des ordres à votre sujet. Notre service doit absolument éviter tout acte susceptible de provoquer des difficultés avec l’Ensemble soviétique.
– Ce qui veut dire, je pense, que nous allons abandonner toutes nos activités derrière le Rideau de Fer ?
– Non, naturellement, laissa échapper l’autre. Nous n’allons pas mettre fin à toutes nos activités. Tant que celles-ci resteront discrètes, nous pouvons poursuivre nos activités d’espionnage et de contre-espionnage, mais sans troubler les bonnes relations internationales. Nous ne désirons qu’une chose, éviter que des têtes brûlées aillent agiter la vase et provoquer des remous.
Le regard de Paul Kosloff resta froid, impassible, quand il répondit :
– Je suis votre meilleur agent pour l’Ensemble soviétique.
Son chef laissa passer une longue bouffée de fumée par les narines avant de répliquer :
– Vous ai-je dit le contraire ? Vous êtes aussi l’agent qui a pris de lui-même l’initiative de faire sauter la société d’exploitation du Komsomolsk. Et aussi celui…
– J’ai été félicité par le président, en privé, pour…
– Celui qui a capturé Raùl Lopez, au Nicaragua, selon les ordres reçus, mais qui ne l’a pas ramené avec lui aux fins d’interrogatoire comme le prévoyaient les ordres.
Paul Kosloff se dandina légèrement sur sa chaise.
– Il a essayé de s’échapper.
– J’ai toujours eu des doutes sur cette tentative d’évasion, répondit doucement son interlocuteur.
– Je l’ai interrogé, dit Paul Kosloff. J’ai obtenu tous les renseignements possibles, tous les agents qu’ils avaient à Managua…
Le chef le regarda pensivement tout en tirant sur son brûle-gueule.
Paul Kosloff dit alors :
– C’était bien un agent communiste, non ?
Le chef laissa échapper un nouveau soupir.
– Nous nous séparons de vous, Paul. Vous recevrez une nouvelle affectation. Prenez deux semaines de repos, vous y avez droit. Après cela, si vous désirez continuer à travailler pour le service, vous n’avez qu’à venir au rapport.
Paul Kosloff se leva et regarda de haut l’homme qui, en contrebas, évitait soigneusement son regard et feignait de s’occuper de divers rapports étalés sur son bureau.
– Alors, c’est sans appel ?
L’autre ne répondit pas ; il préféra prendre une nouvelle allumette, sans lever les yeux. Paul Kosloff fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
Pendant tout ce temps, de l’autre côté de la pièce, un secrétaire faisait semblant de travailler sans manifester le moindre intérêt.
Le chef lui adressa la parole dès que son agent fut parti :
– Cette foutue renommée lui est montée à la tête, au Lawrence d’Arabie de la guerre froide !

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Originaire d’Europe de l’Est, anticommuniste convaincu, Paul Kosloff est l’un des meilleurs agents de terrain de la CIA pour tout ce qui concerne l’Union soviétique. Mais en cette période de détente diplomatique internationale, ses méthodes un peu trop musclées et son jusqu’au-boutisme – dont personne ne conteste néanmoins l’efficacité – ont fini par déplaire en haut lieu : le voilà relégué à une mission jugée parfaitement subalterne, l’infiltration discrète d’un groupuscule « gauchiste » américain jugé « inquiétant » – sans véritable alarmisme toutefois de la part de sa hiérarchie.

Alors qu’il approche en douceur et plutôt habilement les membres tout à fait inoffensifs de ce groupe de réfractaires à la société de consommation, par ailleurs peu portés sur la sécurité opérationnelle, il découvre à sa grande surprise – sans qu’initialement le charme de Randy, la fille de Lance Lincoln, l’informel fondateur de ce cercle de réflexion et – peut-être – d’action, n’y soit totalement étranger – un univers étranger dont la pertinence accablante instille toutefois le doute en lui. Au contact de Lance et de sa fille, de Jim Salton, lui-même ancien de la CIA, de l’activiste citoyenne Wanda Ballentine, ou des techniciens tout à fait ordinaires que sont Mark Terwilliger et Mike Edmunds, férus de statistiques, et plus encore de leurs écrits ou des lectures qu’ils lui recommandent, de Karl Marx et Friedrich Engels à John Kenneth Galbraith (« L’ère de l’opulence ») ou Vance Packard (« Les obsédés du standing »), en passant par Thorstein Veblen (« Théorie de la classe de loisir »), Paul voit ses convictions, qu’il aurait jurées si solidement ancrées, vaciller.

– Jerry, peut-être pourriez-vous exposer la situation ?
Le fonctionnaire du ministère de la Justice croisa les jambes et éteignit la cigarette avec laquelle, depuis un instant, il semblait jouer.
– Monsieur Kosloff, avez-vous déjà entendu parler de la Nouvelle Gauche ? demanda-t-il.
– C’était au début de la guerre asiatique, murmura Paul. C’étaient surtout des gamins, des pacifistes, des puritains, des partisant des droits du citoyen.
Rutherson l’approuva.
– Il ne s’agissait pas seulement de jeunots sans cervelle, bien qu’il y en ait eu beaucoup. Ce n’étaient pas de véritables révolutionnaires, plutôt des réformateurs de base.
– Je ne vois pas quelle est la différence, interrompit Farben doucement.
– La différence qu’il y a entre une réforme et une révolution, Bill ? Les uns veulent replâtrer la libre entreprise pour qu’elle devienne plus efficace. Et cette définition, je crois, pourrait même s’appliquer à Roosevelt, à Kennedy et, je pense, à Johnson. Les autres veulent en voir la fin et ériger un nouveau système socioéconomique. Ceux-ci sont nos ennemis. Aussi longtemps que nos beaux parleurs ne s’intéressent qu’aux réformes, ils ne constituent pas un vrai danger. C’est quand ils commencent  à parler révolution que notre service doit agir.
– Et qu’est-ce que cela a à voir avec la Nouvelle Gauche ? demanda Paul.
Rutherson le regarda et dit :
– Rien. Quant à nous, nous y verrions plutôt une sorte de soupape de sûreté. C’est une manière de laisser échapper la pression chez les jeunes têtes brûlées, chez ces révoltés en puissance. Ils s’agitent un certain temps, font circuler des pétitions, se laissent pousser la barbe, organisent quelques manifestations, des occupations de terrains publics, et ainsi de suite. Puis, un jour, ils se marient, se mettent au travail pour payer leur maison, leur voiture, ils se rasent et rentrent dans le droit chemin.
L’homme qui appartenait au ministère de la Justice sourit et ajouta :
– Comme vous ou moi.
– Ce sont quand même des communistes en puissance, dit Paul.
Rutherson haussa les épaules.
– Ils ne nous gênent pas. Tandis que ce nouveau mouvement radical nous gêne. Oh, pas beaucoup, mais il nous irrite quand même.

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J’ai déjà dit ailleurs sur ce blog (à propos du « Pleurons sous la pluie » de Tanith Lee) tout le bien que je pense de l’étonnante collection Dyschroniques du Passager Clandestin. , qui exhume avec bonheur des textes de science-fiction majoritairement écrits dans les années 1950, 1960 ou 1970 pour confronter leurs étonnantes intuitions à nos réalités tout à fait contemporaines, hélas. Publié en 1967, traduit en français en 1973 par Jacques de Tersac pour la revue Galaxie (la traduction a été revue et amendée par Dominique Bellec pour les éditions en volume de 2015 et de 2024), ce texte de Mack Reynolds (dont la même collection nous avait déjà offert l’excellent « Le mercenaire » de 1962, en 2013) ne vaut pas seulement, loin de là, par la triste relation de la paranoïa tous azimuts et délétère du pouvoir capitaliste (dont témoignait alors le bien réel programme Cointelpro du FBI, quelques années à peine après le maccarthysme de sinistre mémoire, si joliment travaillé au corps en fiction par Dana Spiotta et son « Eat the Document », par exemple) : on trouve aussi ici une superbe réflexion, menée avec une étonnante légèreté primesautière, sur la résistance (ou non) des préjugés et des idéologies capitalistes lorsqu’elles sont confrontées aux faits si têtus, d’une part, et une anticipation aussi savoureuse que désespérante (le même sentiment qui nous traverse aujourd’hui à la lecture du « Printemps silencieux » de Rachel Carson, écrit en 1962) de cette société consumériste du gaspillage intense au nom du marketing effréné – cinq ans avant le terrible « Troupeau aveugle » de John Brunner et quatorze ans après le pionnier « Planète à gogos » de Fred Pohl et Cyril M. Kornbluth – et des bullshit jobs (bien avant l’essai de David Graeber en 2018, donc), d’autre part. Voici bien un nouvel exemple déterminant d’une réalité puissante en matière de fiction, à savoir que la SF nous dit beaucoup de choses essentielles lorsqu’on sait l’écouter.

Ils se rendirent à Biltmore et entrèrent dans un bar, où Paul conduisit la jeune fille dans une alcôve discrète. Un garçon vint prendre leur commande et s’éloigna. Randy semblait tout étonnée ; elle s’exclama :
– Ma parole ! Des garçons en chair et en os ! Quel luxe !
– Je crois que c’est le seul endroit de Los Angeles, dit Paul, avec de vrais barmen, de vrais serveurs. Au diable l’automatisation !
– Vous me paraissez ne pas aimer beaucoup l’automatisation. Vous critiquez d’abord le système de l’ordinateur de virement de crédit, et c’est maintenant le tour des autobars et des restaurants !
Paul eut un petit rire triste.
– J’ai passé beaucoup de temps en Europe centrale. Là-bas, la modernisation n’est pas aussi poussée qu’ici. J’y ai pris l’habitude de voir de vrais serveurs dans les restaurants, sans parler de vrais cuisiniers dans les cuisines. Mais nous sommes venus ici pour parler…
Il hésita un instant et ajouta en haussant les sourcils :
– De la révolution ?
Avant qu’elle eût le temps de répondre, le serveur revint avec leurs consommations. Elle attendit qu’il se fût éloigné.
Elle but d’abord une gorgée du Far Out Cooler qu’elle avait demandé, puis répondit :
– Voilà justement une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas encore choisi de nom. Nous tâchons d’éviter d’employer de tels mots.
Il la regarda avec attention. Il aurait voulu ne pas avoir eu l’idée saugrenue de mettre  des lunettes pour incarner sa personnalité d’emprunt.
– Ce mot, la révolution, dit-elle, c’est un mot qui, manifestement, refroidit le public. C’est un mot qui évoque des barricades dans les rues, des manifestations, des voitures renversées, des jets de pavés sur la police, des épreuves de force, des gens alignés contre un mur pour être fusillés.
– Et… ? demanda Paul avec un sourire forcé.
Elle mit son verre de côté, elle parlait d’une voix sérieuse, convaincue :
– Je crois qu’une langue évolue, qu’elle est une chose vivante. Quand un mot a, pour la majorité des gens, un sens bien défini, ce mot prend alors véritablement ce sens. Et c’est pour cela que nous devons l’éviter.
Cela lui donna à réfléchir.

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Mack Reynolds

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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