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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Perdre la Terre » (Nathaniel Rich)

Conduite en 2019, l’enquête détaillée sur la (pas si) mystérieuse « décennie perdue » de 1979-1989, qui pourrait bien nous coûter la Terre telle que nous la connaissions. Terrible et passionnant.

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À peu près tout ce que nous comprenons du réchauffement climatique à l’heure actuelle était déjà compris en 1979. Et peut-être mieux compris. Aujourd’hui, près de neuf Américains sur dix ignorent que les scientifiques s’accordent à reconnaître, bien au-delà du seuil du consensus, que les êtres humains ont modifié le climat de notre planète à force de brûler des combustibles fossiles à tort et à travers. Pourtant, dès 1979, les principaux aspects du problème étaient déjà tranchés sans débat possible, et l’attention des spécialistes ne s’attachait même plus aux principes élémentaires de ce phénomène, mais à un affinage de ses conséquences prévisibles. Contrairement à la théorie des cordes ou au génie génétique, l’effet de serre – métaphore inventée au début du XXe siècle – était déjà de l’histoire ancienne, et on le décrivait dans tous les manuels d’introduction à la biologie. Ce phénomène n’avait rien de bien compliqué d’un point de vue scientifique. Il pouvait se résumer à cet axiome : plus il y a de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, plus la planète est chaude. Or, année après année, en brûlant du charbon, du pétrole et du gaz, les êtres humains déversaient des quantités de plus en plus obscènes de dioxyde de carbone dans l’atmosphère.
Le monde a connu un réchauffement de plus d’1 °C depuis la révolution industrielle.. L’accord de Paris sur le climat – ce traité juridiquement non contraignant, inapplicable et d’ores et déjà enterré, signé en 2016, le jour de la Terre – espérait limiter le réchauffement à 2 °C. Une étude récente estime que nous avons une chance sur vingt d’y parvenir. Si par miracle nous atteignons cet objectif, nous n’aurons à gérer que la disparition des récifs coralliens, une élévation de plusieurs mètres du niveau des mers et le dépeuplement forcé des pays du golfe Persique. Le climatologue James Hansen présente ce réchauffement de 2 °C comme la « certitude d’un désastre à long terme ». Lequel fait désormais figure de scénario le plus optimiste. Car un réchauffement de 3 °C constituerait la certitude d’un désastre à court terme : les glaces de l’Arctique cédant la place à des forêts, l’évacuation de la plupart des grandes villes côtières, une famine à grande échelle. Robert Watson, ancien président du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) mis en place par l’ONU, affirme pour sa part que ces 3 °C de réchauffement sont le minimum réaliste à envisager. 4 °C : l’Europe connaît une sécheresse permanente ; d’immenses régions de Chine, d’Inde et du Bangladesh se transforment en désert ; la Polynésie est engloutie par l’océan ; le fleuve Colorado se réduit à un filet d’eau. La perspective d’un réchauffement de 5 °C pousse certains des plus éminents climatologues, pourtant peu enclins à l’affolement, à agiter le spectre d’une possible disparition de la civilisation humaine. La cause immédiate n’en sera pas le réchauffement proprement dit – non, nous ne prendrons pas subitement feu pour tous nous retrouver réduits en cendres – mais ses effets secondaires. La Croix-Rouge estime que les situations de crise liées à l’environnement provoquent d’ores et déjà des flux de réfugiés plus abondants que les conflits armés. Famine, sécheresse, inondation des zones côtières et étreinte funeste des déserts en expansion vont forcer des centaines de millions de personnes à s’enfuir pour se sauver. Ces migrations de grande ampleur viendront chambouler des équilibres régionaux déjà précaires, déclenchant des conflits autour des ressources naturelles, des actes terroristes, des déclarations de guerre. Passé un certain point, les deux plus grandes menaces existentielles qui pèsent sur notre civilisation, le réchauffement climatique et les armes nucléaires, briseront leurs chaînes et s’uniront pour se rebeller contre leurs créateurs. (…)
Impossible de comprendre nos difficultés présentes et futures sans saisir d’abord les raisons pour lesquelles nous n’avons pas résolu ce problème quand nous en avions l’occasion. Car au cours des dix années qui se sont écoulées entre 1979 et 1989, cette opportunité s’est bel et bien offerte à nous. À un certain moment, les principales puissances mondiales n’étaient qu’à quelques signatures d’instaurer un cadre juridiquement contraignant pour imposer une réduction des émissions carbone – elles en étaient bien plus proches, alors, qu’elles l’ont jamais été depuis. À cette époque, les obstacles sur lesquels nous rejetons aujourd’hui la responsabilité de notre inaction n’étaient pas encore apparus. Les conditions d’un succès étaient si parfaitement réunies qu’on dirait presque un conte de fées, surtout à l’heure où tant de vétérans de la petite armée climatique – les chercheurs, les négociateurs politiques et les militants qui luttent depuis des décennies contre l’ignorance, l’apathie et les pratiques de corruption des multinationales – avouent leur peu d’espoir de pouvoir obtenir ne serait-ce qu’une atténuation du phénomène. Pour citer Ken Caldeira, éminent climatologue rattaché au Carnegie Institute de l’université Stanford, en Californie : « Nous sommes en train de basculer progressivement d’un mode où nous cherchions à prévoir ce qui va se passer à celui où noous tentons d’expliquer ce qui s’est déjà passé. »

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Même s’il avait débuté comme essayiste en 2005 avec son « San Francisco Noir » (une étude célébrée de la vision de la grande cité californienne à travers le film noir depuis 1940), c’est surtout en tant que romancier que le journaliste Nathaniel Rich se fait connaître à trois reprises entre 2008 et 2018 (notamment par son « Paris sur l’avenir » de 2013, subtile variation tragi-comique sur le genre post-apocalyptique). Publié en 2019 et traduit la même année par David Fauquemberg pour les éditions du Sous-Sol (à la vista aiguisée en matière de non-fiction créative et/ou investigative), « Perdre la Terre » est le récit tragique, entre histoire du passé proche et journalisme d’investigation, d’une décennie perdue : celle, entre 1979 et 1989, qui vit le consensus quasiment réalisé, au plan mondial, pour une action rapide et ferme contre l’effet de serre et ses conséquences en termes de réchauffement climatique, se diluer, s’effilocher, ralentir puis quasiment exploser. Que s’est-il donc passé, dans les replis de la relation entre science, économie et politique, celle-là même qui est au centre, côté fiction, du travail d’auteurs tels que Kim Stanley Robinson, en permanence, ou Norman Spinrad, plus occasionnellement ? C’est à cette découverte et à cette compréhension de ce qui nous aura donc peut-être fait « perdre la Terre » que nous convie Nathaniel Rich.

Mais alors, que s’est-il passé ? L’explication la plus commune aujourd’hui met en cause les déprédations de l’industrie des combustibles fossiles, qui au cours des dernières décennies s’est chargée de jouer le rôle du méchant avec une crânerie de personnage de bandes dessinées. Entre 2000 et 2016, l’industrie a ainsi dépensé plus de 2 milliards de dollars, soit dix fois plus que les frais engagés par l’ensemble des associations écologistes, pour contrecarrer les projets de lois liés au changement climatique. Un pan important de la littérature consacrée au climat a dressé la chronique des machinations ourdies par les lobbyistes au service de cette industrie, des pratiques de corruption ciblant quelques scientifiques accommodants et des campagnes de communication orchestrées par les multinationales qui continuent encore aujourd’hui de fausser le débat politique, alors même que les principaux géants du pétrole et du gaz ont depuis longtemps renoncé à leur stupide numéro de déni de la réalité. Mais cette offensive de grande ampleur de l’industrie des énergies fossiles n’a vraiment commencé qu’à la fin des années 1980. Au cours de la décennie précédente, une partie des grandes entreprises pétrolières, y compris Exxon et Shell, se sont sérieusement attachées à évaluer l’ampleur de la crise, et à envisager de possibles solutions.
Nous nous désespérons aujourd’hui de la politisation des questions climatiques, ce qui est une manière courtoise de décrire l’entêtement insensé du parti républicain à nier l’évidence. En 2018, seuls 42 % des membres de ce parti savaient que « la plupart des scientifiques estiment qu’un réchauffement planétaire est en cours », et cette proportion va s’amenuisant. Le scepticisme à l’encontre du consensus scientifique sur le réchauffement climatique – et avec lui, les doutes affichés sur l’honnêteté des méthodes expérimentales et la réelle poursuite d’une vérité objective – est devenu l’un des credos élémentaires de ce parti. Pourtant, dans les années 1980, bon nombre de membres du Congrès, de membres des cabinets ministériels et de conseillers stratégiques affiliés au parti républicain partageaient avec leurs collègues démocrates la conviction que la crise climatique était l’un des rares sujets gagnants à tous les coups, d’un point de vue politique : un thème non partisan, aux enjeux extrêmement élevés. (…) En 1981, Malcolm Forbes Baldwin, président par intérim du Conseil sur la qualité de l’environnement mis en place par Ronald Reagan, déclarait ainsi à des cadres de l’industrie pétrolière : « Il n’existe pas de sujet plus important ni plus conservateur que la protection de la planète. » Un sujet absolument inattaquable, au même titre que le soutien aux militaires et la liberté de parole. Le sort de l’atmosphère concernait même un corps électoral plus vaste encore que ces thèmes-là, formé de tous les êtres humains vivant sur Terre.
L’idée qu’il fallait agir au plus vite était largement acceptée. Au début des années 1980, les experts scientifiques employés par le gouvernement fédéral américain prévoyaient déjà que des preuves formelles du réchauffement climatique apparaîtraient dans les relevés de température à l’échelle planétaire d’ici la fin de la décennie, et qu’il serait alors trop tard pour éviter le désastre. (…) Si les États-Unis avaient entériné la proposition qui, à la fin des années 1980, bénéficiait d’un large soutien – un gel immédiat des émissions carbone, puis une réduction de 20 % à l’horizon 2005 -, le réchauffement aurait pu être limité à moins de 1,5 °C.
La communauté internationale était en effet parvenue à un large consensus autour d’un dispositif qui devait permettre d’atteindre cet objectif : un traité planétaire juridiquement contraignant. Cette idée avait commencé à faire son chemin dès février 1979, lors de la première conférence mondiale sur le climat de Genève, où les scientifiques de cinquante nations étaient tombés unanimement d’accord sur le fait qu’il était « nécessaire et urgent » d’agir. Quatre mois plus tard, à l’occasion d’une réunion du G7 organisée à Tokyo, les dirigeants des pays les plus riches du monde signèrent une déclaration dans laquelle ils s’engageaient à réduire leurs émissions carbone. Une décennie plus tard, le premier grand sommet diplomatique visant à fixer le cadre d’un futur traité se déroula aux Pays-Bas. Plus de soixante pays y envoyèrent des délégués. Le sentiment des scientifiques et des dirigeants mondiaux était unanime : il fallait passer à l’action, et il appartenait aux États-Unis de prendre la tête de ce mouvement. Mais ils ne l’ont pas fait.

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Il est passionnant de cheminer ainsi, en compagnie de Nathaniel Rich, aux côtés des héros faillibles et des anti-héros rachetables de cette décennie perdue, délétère, aux conséquences si terribles sur nos existences et celles des générations à venir. Véritable leçon d’Histoire presque « en train de se faire », « Perdre la Terre » mêle avec brio et objectivité la plus élevée possible les failles personnelles et les attendus systémiques, les hasards et les nécessités, les dérives rudement idéologiques du parti républicain américain (en tout cas de certains de ses « faucons » les plus endiablés) et les naïvetés communicationnelles de certains scientifiques ou activistes (l’épisode du « mauvais parallèle » entre le trou dans la couche d’ozone et la concentration croissante de l’atmosphère en dioxyde de carbone est particulièrement touchant – et désespérant), les pressions puissantes et sans scrupules exercées par une administration ultra-politisée (en vertu du spoil system états-unien) et totalement pervertie dans son cynisme aveugle, ou encore les palinodies de certaines grandes entreprises promptes à saisir et amplifier toute « divine surprise » d’un revirement gouvernemental allant dans le sens de la préservation des profits.

Au-delà encore de cette leçon historique, « Perdre la Terre », au même titre probablement – et dans un tout autre registre – que le « Comment saboter un pipeline » d’Andreas Malm (et  en n’étant pas plus que lui un manuel d’éco-sabotage), est une lecture indispensable pour tout(e) scientifique, tout(e) activiste, tout citoyen ou citoyenne désireuse de tenter d’échapper à la malédiction de la réitération sans fin des erreurs passées. Pour essayer toujours mieux, sans nécessairement toujours échouer, de sortir enfin notre planète et ses habitants du pacte suicidaire conclu jadis (mais réactualisé chaque année depuis lors) avec le capital fossile et ses héritiers.

Si nous avons un jour été tout près, en tant que civilisation, de rompre le pacte suicidaire qui nous lie aux combustibles fossiles, le mérite en revient aux efforts d’une poignée d’hommes et de femmes – des chercheurs représentant plus d’une dizaine de disciplines scientifiques, des responsables politiques, des membres du Congrès des États-Unis, des économistes, des philosophes, des bureaucrates anonymes. Avec à leur tête un lobbyiste hyperactif et un candide chercheur en physique de l’atmosphère qui, au prix d’immenses sacrifices personnels, ont tout fait pour mettre en garde l’humanité contre les menaces qui pesaient sur elle. Ils ont mis en péril leurs carrières respectives pour mener une campagne douloureuse et de plus en plus intense visant à trouver une solution à ce problème, d’abord par le biais de rapports scientifiques, puis en empruntant les chemins traditionnels de la persuasion politique et, enfin, en ayant recours à une stratégie de dénonciation publique des responsables. Leur combat était habile, passionné, solide. Mais ils ont échoué. Ce qui suit est leur histoire, c’est aussi la nôtre.
Il est gratifiant de se dire que, si nous avions l’occasion de tout recommencer, nous agirions différemment – que nous agirions tout court. On pourrait penser que des personnes raisonnables négociant en toute bonne foi, en se fondant sur un examen approfondi des données scientifiques et une estimation sincère des conséquences sociales, économiques, écologiques et morales d’une asphyxie de notre planète, se mettraient forcément d’accord sur un plan d’action. On pourrait croire, en d’autres termes, que si nous pouvions revenir à une ardoise vierge – si nous pouvions comme par enchantement nous débarrasser des effets toxiques de la politique et du lobbying des grandes multinationales -, alors nous serions capables de résoudre cette crise.
Pourtant, au printemps 1979, nous n’étions pas très loin de cette ardoise vierge. (…) L’ouvrage de Barbara Tuchman Un lointain miroir, retraçant l’histoire des calamités qui affectèrent l’Europe du Moyen Âge à la suite d’un bouleversement climatique de grande ampleur, avait figuré toute l’année en bonne place sur les listes des meilleures ventes. Un puis de pétrole avait explosé au large du Mexique, dans le golfe du même nom, provoquant une fuite qui allait durer neuf mois et polluer les plages jusqu’à Galveston, au Texas. À Londonderry Township, en Pennsylvanie, un filtre à eau de la centrale nucléaire de Three Mile Island était sur le point de lâcher. Et au siège de l’ONG Friends of the Earth (Les Amis de la Terre), à Washington, un militant trentenaire, s’autoproclamant « lobbyiste environnemental », était en train de déchiffrer à grand-peine un rapport gouvernemental particulièrement dense qui allait changer sa vie.

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