La profonde lassitude d’un activiste face à l’inaction climatique, qui prône désormais, en toute rationalité, et en démontant le mythe de la non-violence, le passage à l’éco-sabotage ingénieux et déterminé.
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Au dernier jour des négociations, nous nous sommes préparés pour notre action la plus audacieuse. Depuis une semaine, nous campions dans un gymnase miteux de l’est de la ville. Mes amis et moi avions débarqué dans un vieux bus délabré – il avait perdu son pot d’échappement sur la route au milieu de la nuit – mais en nous dispersant sur les terrains de sport du centre, nous avions senti monter en nous l’excitation d’un autre monde : là où nous venions d’entrer, le business-as-usual avait été suspendu. Une cuisine collective servait de la nourriture végane. Des assemblées étaient ouvertes à quiconque avait quelque chose à dire. Dans un atelier, un homme venu du Bangladesh exposait les conséquences dévastatrices de la montée du niveau des eaux pour son pays ; dans un autre, des délégués des micro-États insulaires étaient venus nous dire leur détresse et leur soutien. Avec mes amis, nous avons obtenu une audience auprès de notre ministre de l’Environnement où nous l’avons exhortée à revoir ses ambitions à la hausse. Après tout, la science était formelle depuis longtemps déjà.
Un jour nous avons déferlé depuis différentes bouches de métro sur un carrefour stratégique au coeur de la ville et bloqué la circulation avec des banderoles appelant à la réduction drastique des émissions. Des militants jouaient de la guitare et du violon, d’autres dansaient ; certains jonglaient, certains tendaient des graines de tournesol à des automobilistes furieux. Nous n’avions pas l’intention d’affronter la police ne qui que ce soit ; nous préférions nous faire arrêter que lancer une bouteille ou une pierre. Le lendemain, nous avons installé un dispositif théâtral sophistiqué sur une grande artère. Déguisés en arbres, en fleurs, en animaux, nous nous sommes étendus sur le goudron pour nous faire écraser par un véhicule de bois et de carton symbolisant le business-as-usual. Enjambant dans l’indifférence nos corps aplatis, de faux délégués de l’ONU portaient des pancartes sur lesquels on pouvait lire « bla-bla-bla ».
C’était maintenant le dernier jour des négociations. Des bus loués pour l’occasion nous ont acheminés à proximité du site. Au signal, nous avons marché sur le bâtiment et tenté d’empêcher les délégués de quitter les lieux en nous enchaînant aux portes et en nous couchant par terre, aux cris de : « Plus de bla-bla, des actes ! Plus de bla-bla, des actes ! »
Nous étions alors en 1995. C’était la COP 1, la toute première d’une série de sommets de l’ONU sur le climat, à Berlin. Les délégués sont sorties par une porte de service. Depuis, les émissions annuelles de CO2 dans le monde ont augmenté de 60 pour cent. L’année de ce sommet, la combustion d’énergies fossiles a relâché 6 gigatonnes de carbone dans l’atmosphère ; en 2018, ce chiffre est passé à 10. Dans les vingt-cinq ans qui ont suivi la dérobade des délégués, on a tiré plus de carbone des réserves souterraines que dans les soixante-quinze qui ont précédé leur rencontre.
Historien suédois spécialisé dans ce que l’on appelle désormais l’anthropocène (ou de plus en plus le capitalocène) – à savoir l’impact de la révolution industrielle, sous ses formes évolutives, sur les paramètres climatiques et écologiques de notre planète -, activiste infatigable, Andreas Malm compte parmi ces témoins et chroniqueurs de l’urgence contemporaine qui sont désormais saisis, de plus en plus brutalement, par l’insuffisances des efforts entrepris pour mitiger les catastrophes en cours, malgré un degré sans précédent de pression sociétale (on songera par exemple à l’évolution d’un Hervé Kempf, entre son « Comment les riches détruisent la planète » de 2007 et son « Que crève le capitalisme » de 2020). Une radicalisation, donc, qui découle du cynisme du capitalisme des énergies fossiles, avec toutes ses ramifications et tous ses lobbyistes hardiment déployés, tant que cela rapporte (« Même la dernière goutte d’essence permet encore d’accélérer », comme le rappelait la première phase du roman d’Andreas Eschbach, « En panne sèche », en 2007 également).
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Le moins qu’on puisse dire, c’est que les classes dirigeantes de ce monde sont restées sourdes à ces signaux. Si elles ont jamais eu un peu de bon sens, elles l’ont aujourd’hui totalement perdu. Elles ne sont pas troublées par l’odeur des arbres en flammes. Elles ne s’inquiètent pas à la vue des îles qui sombrent ; elles ne fuient pas le grondement de l’ouragan qui approche ; leurs doigts n’ont jamais à toucher les tiges des moissons flétries ; leurs bouches ne s’assèchent pas après une journée sans rien à boire. Il serait bien sûr parfaitement vain d’en appeler à leur raison et à leur sagesse. Si tant est qu’elles disposent encore de telles aptitudes à entrer en relation avec la réalité qui les entoure, c’est le dévouement à l’accumulation infinie du capital qui l’emporte chaque fois. Après ces trois dernières décennies, il ne fait aucun doute que les classes dirigeantes sont foncièrement incapables de répondre à la catastrophe autrement qu’en la précipitant ; d’elles-mêmes, par leur propre compulsion interne, elles ne peuvent que continuer à tracer leur chemin de feu jusqu’au bout.
Et donc nous sommes toujours là. Nous dressons nos campements de solutions durables. Nous faisons tourner nos cantines véganes et tenons nos assemblées. Nous manifestons, nous bloquons, nous montons des pièces de théâtre, nous adressons des listes de revendications à des ministres, nous nous enchaînons aux grilles, nous nous collons au bitume, nous manifestons à nouveau le lendemain. Nous sommes toujours parfaitement, impeccablement pacifiques. Nous sommes plus nombreux, incomparablement plus nombreux. Il y a maintenant un ton de désespoir dans nos voix ; nous parlons d’extinction et d’avenir annulé. Et pourtant les affaires continuent tout à fait comme avant – business as usual.
À quel moment nous déciderons-nous à passer au stade supérieur ? Quand conclurons-nous que le temps est venu d’essayer autre chose ? Quand commencerons-nous à nous en prendre physiquement aux choses qui consument cette planète – la seule sur laquelle les humains et les millions d’autres espèces peuvent vivre – et à les détruire de nos propres mains ? Y a-t-il une bonne raison d’avoir attendu si longtemps ?
Son quatrième ouvrage, « Comment saboter un pipeline », paru presque simultanément en 2020 en anglais et en français (traduit par Étienne Dobenesque aux éditions La Fabrique), décrit rationnellement, par le rappel historique et par la mise en perspective des actions présentes du lobby fossile, la nécessaire radicalisation de nos mouvements de protestation vis-à-vis des acteurs de l’inertie de plus en plus criminelle en matière climatique. Passant en revue les actions pourtant courageuses et décisives des mouvements contemporains les plus actifs, du précieux travail de Greta Thunberg aux vastes événements mis en œuvre par Extinction Rebellion, Ende Gelände (l’évacuation policière plus que musclée de la ZAD de Lützerath a pris place en janvier 2023) et quelques autres, il conclut néanmoins avec une certitude minutieusement argumentée à l’insuffisance de ces actions, coincées par le tabou de la non-violence.
Dans une démarche qui pourrait évoquer celle du « Se défendre » d’Elsa Dorlin en matière de féminisme, il montre comment la non-violence a systématiquement, dans l’histoire, atteint ses limites pratiques beaucoup plus tôt et plus vite que ce que les véritables mythologies construites ex post laissent généralement supposer. Lutte contre l’esclavage, suffragettes, mouvement des droits civiques, victoire sur l’apartheid, révolte contre la poll tax thatchérienne, la plupart des luttes de libération nationale face au colonialisme (et même l’indépendance de l’Inde avec la figure si emblématique du mahatma Gandhi) : dans tous les cas, la possibilité de la violence faisait partie de l’arsenal, qu’elle ait été utilisée in fine, massivement ou non. C’est aussi toute la théorie, défendue par la majorité des historiens des mouvements sociaux, de l’influence du flanc radical sur les réformes arrachées aux propriétaires et à leurs relais juridiques étatiques. Encore faut-il ne pas se laisser leurrer par l’amalgame si souvent utilisé par le capitalisme ou la domination, une fois « sur la défensive », assimilant en une judicieuse manipulation la violence contre les biens à la violence contre les personnes. Comme le rappelait l’écosaboteur, en fiction et en réalité, que fut Edward Abbey avec son « Gang de la clef à molette » (1975), c’est bien la violence contre les biens qui est historiquement efficace – et qui effraie surtout les possédants et leur pouvoir, justement.
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Incontestablement, cette posture l’a bien servi. Elle confère au mouvement beaucoup d’avantages tactiques bien connus. S’il avait déployé d’emblée des tactiques de type black block – arborer des masques sinistres, briser des vitrines, incendier des barricades, se battre avec la police – il n’aurait jamais séduit tout ce monde. Les certificats de pacifisme font singulièrement baisser la barre pour rejoindre le mouvement de déstabilisation du business-as-usual. En nous laissant tabasser sur les voies ferrées à Groningue, nous avons gagné la sympathie de la presse néerlandaise ; personne ne pouvait nous qualifier de terroristes. Si à Göteborg certains d’entre nous avaient commencé à cisailler les clôtures ou à tirer au lance-pierres sur les camions, la scène aurait tourné au chaos. Nous aurions été nassés, arrêtés et emprisonnés ; je n’aurais pas pu amener mes deux enfants et jouer avec eux pendant des heures. L’autodiscipline collective – se soumettre aux consignes de la direction des opérations ; mener une action conformément à des plans préétablis – est une vertu. La détermination du mouvement à intensifier son défi au business-as-usual par des actions de masse toujours plus grosses, toujours plus audacieuses, ne peut être mise en cause : c’est la principale voie à suivre. Que cent campements Ende Gelände fleurissent et le capital fossile pourrait bien commencer à ressentir une réelle pression.
Ce qu’on peut questionner en revanche, c’est autre chose. La non-violence absolue sera-t-elle le seul moyen, restera-t-elle à jamais l’unique tactique admissible dans la lutte pour l’abolition des combustibles fossiles ? Peut-on être certain qu’elle suffira contre un tel ennemi ? Doit-on nous attacher à son mât pour parvenir à bon port ? On peut formuler la question autrement. Imaginons que les mobilisations de masse de la troisième vague deviennent impossibles à ignorer. Les classes dirigeantes ont elles-mêmes tellement chaud – peut-être leurs cœurs se mettent-ils à fondre un peu à la vue de tous ces enfants avec leurs pancartes peintes à la main – que leur entêtement fléchit. De nouveaux politiciens sont élus, issus notamment des partis verts en Europe, qui respectent leurs promesses de campagne. La base maintient sa pression. Des moratoires sur les nouvelles infrastructures de combustibles fossiles sont institués. L’Allemagne décide d’arrêter progressivement la production de charbon, les Pays-Bas font de même pour le gaz, la Norvège pour le pétrole, les États-Unis pour tous ces combustibles ; des lois et une planification sont mises en place pour réduire les émissions d’au moins 10 pour cent par an ; la part des énergies renouvelables et des transports publics est augmentée en proportion, les régimes à base végétale sont encouragés, une interdiction générale des combustibles fossiles en préparation. Il faut donner au mouvement la chance de mener ce scénario à terme.
Mais imaginons maintenant que d’ici quelques années, les enfants de la génération Thunberg et nous tous nous réveillions un matin en constatant que le business-as-usual est toujours là, malgré toutes les grèves, la science, les appels, les millions de personnes dans les rues avec leurs tenues colorées et leurs drapeaux – rien d’impensable. Imaginons les engrenages graisseux tournant plus vite que jamais. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? On se dit qu’on a fait ce qu’on a pu avec ce qu’on avait, et qu’on a échoué ? On en conclut qu’on n’a plus qu’à apprendre à mourir – une proposition déjà défendue par certains, nous y reviendrons – et à se laisser glisser dans le cratère vers trois, quatre, huit degrés de réchauffement ? Ou bien y a-t-il un autre stade, au-delà de la manifestation pacifique ?
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Andreas Malm, patiemment, renverse les analogies des tenants d’un pacifisme absolu en matière d’écologie. Comme l’avaient aussi parcouru les autrices et auteurs de l’ouvrage collectif « Le livre des places », les mobilisations pacifiques (on ne parle pas ici des violences engendrées par la répression même de ces rassemblements, bien entendu), même relativement massives, demeurent plus souvent qu’à leur tour impuissantes à obtenir des résultats concrets, les printemps arabes et les révolutions orange sont plutôt l’exception que la règle, correspondant à des pouvoirs déjà largement fragilisés – quand elles n’entraînent pas, quelques années plus tard, des « retours de bâton » significatifs. Dans cette dénonciation – restant mesurée, mais parfaitement déterminée – du pacifisme stratégique, qu’il accuse notamment de détourner les réalités historiques et de pratiquer un faux parallélisme récurrent -, Andreas Malm encourage de toute sa voix la mobilisation non-violente, mais réclame en effet, face à l’urgence et à la mauvaise volonté intrinsèque et évidente de pouvoirs mollement complices du capital fossile, de ne plus répugner désormais à s’en prendre aux biens concernés – dont le pipeline constitue une forme de résumé symbolique, alors que des centaines d’autres cibles tout aussi efficaces sont disponibles, tout particulièrement celles qui témoignent au jour le jour, sous forme de nouveaux projets identiques aux anciens, du mépris capitaliste jusqu’au-boutiste et toujours réaffirmé.
Compte tenu de cette nature des combustibles fossiles, les renversements de dictateurs font un médiocre parallèle. Roger Hallam, d’Extinction Rebellion, affectionne l’image des milliers de manifestants qui envahissent une place pour demander le départ d’un tyran. « L’arrogance des autorités les amène à réagir de manière excessive et le peuple – entre 1 et 3 pour cent de la population est une proportion idéale – va se lever et faire tomber le régime. C’est très rapide : une ou deux semaines en moyenne. Boum : d’un coup, c’est fini. Incroyable, mais c’est comme ça que ça se passe. » De toute évidence, ça ne va pas se passer comme ça ; les combustibles fossiles, comme l’esclavage, ne vont pas être abolis en une ou deux semaines. On n’en aura pas fini d’un coup avec eux comme par miracle, car les combustibles fossiles ne sont pas, comme le régime de Slobodan Milosevic, une superstructure branlante balayée par des gens dont les aspirations aux libertés fondamentales sont partagées par pratiquement tout le monde. Le business-as-usual n’est pas un à-côté bizarre de la démocratie bourgeoise, une relique d’un âge autoritaire en attente d’une correction – il est la forme matérielle du capitalisme contemporain, ni plus ni moins.
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Pingback: Note de lecture : « Que crève le capitalisme (Hervé Kempf) | «Charybde 27 : le Blog - 16 mars 2023