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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Épilogue meurtrier » (Petros Markaris)

Après le paroxysme de la crise grecque, le commissaire Kostas Charitos est confronté aux poussées xénophobes, à l’Aube dorée et à tout ce qui profite de la situation.

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Markaris

L’ambulance s’arrête devant l’entrée. Les badauds s’écartent et Phanis descend le premier. Il me jette un bref regard et court vers Katérina. Il s’agenouille près d’elle et lui ouvre un œil. Il lui prend son pouls puis l’interroge :
– Katérina, c’est Phanis. Tu peux me parler ?
– Ils m’ont tabassée, Phanis.
Phanis ferme les yeux et pousse un soupir de soulagement.
Elle répète, « tabassée », et des larmes coulent de ses yeux.
– Eh oui, ça se voit, répond calmement Phanis. Je vais t’emmener à l’hôpital faire des examens. Je sais que tu as mal, mais bientôt tu te sentiras mieux.
Il fait signe aux brancardiers qui allongent Katérina sur la civière et l’emmènent dans l’ambulance.
– C’est grave ? dis-je à Phanis, tout en sachant qu’il est trop tôt pour répondre.
– À première vue, non. Mais pour savoir, il faut faire des radios.
Je remets à plus tard le coup de fil à Adriani et jette un coup d’œil autour de moi. Le spectacle est terminé, les spectateurs se dispersent. Il reste la femme qui a apporté son aide, les deux gardes de l’entrée, Vlassopoulos et deux immigrés africains. Un peu plus loin, une dame bien en chair, écouteurs aux oreilles, pérore d’une voix stridente.
– Qui êtes-vous ? demande Vlassopoulos aux Africains.
– Clients de Mme Charitou, répond l’un.
– Venir ensemble à tribunal, complète l’autre.
J’interviens :
– Vous venez d’où ?
– De Sénégal, dit le premier.
– Il faut venir déposer, dit Vlassopoulos.
L’un des gardes sort des menottes de sa poche arrière et s’approche de l’un des Africains.
– Qu’est-ce que tu fais ? demande Vlassopoulos, interloqué.
– Qui te dit que c’est pas eux qui l’ont cognée ? répond l’autre qui le prend de haut.
– Si c’était le cas, collègue, tu crois qu’ils attendraient qu’on vienne les arrêter ?
Le garde se trouble, cherche en vain une réponse et remet les menottes dans sa poche. Son acolyte, lui, veut faire le malin.
– Si tu veux mon avis, ils restent là pour jouer les innocents.
– C’est pas eux qui l’ont tabassée, c’est tes petits copains de l’Aube dorée ! s’écrie soudain la femme secourable. Je les ai vus de mes yeux !
– Qu’est-ce que tu as dit ? réplique le premier garde en marchant vers elle, menaçant.
Je leur crie :
– Arrêtez, ce n’est pas le moment de se battre !
Le garde s’arrête.
– Qu’avez-vous vu ? dis-je à la femme.
– J’attendais mon avocat devant l’entrée. La jeune femme est sortie avec ses clients. Soudain, deux jeunes types en noir ont surgi de nulle part sur un scooter. Ils sont montés sur le trottoir, l’un d’eux a mis pied à terre, a sauté sur la jeune femme et s’est mis à la frapper avec un poing américain. Les deux Africains ont voulu l’en empêcher, mais l’autre sur le scooter leur a crié : « Si vous bougez on vous bute, sales négros ! » Quand la jeune femme est tombée, le facho l’a laissée, est remonté à scooter et ils ont disparu entre les voitures.
Vlassopoulos demande aux gardes :
– Et vous, vous n’avez rien remarqué ?
– Nous, on faisait notre boulot. Et même si on avait vu du monde, ça nous aurait pas surpris, y a toujours du monde à l’entrée.
– On n’a même pas entendu des cris, ajoute le second.
– Ça, c’est vrai, confirme la femme. Je n’ai pas crié moi non plus, j’avais peur qu’ils me tombent dessus.
– Vous avez noté le numéro du scooter ? lui dis-je.
– De là où j’étais je ne le voyais pas. Ensuite ils ont filé comme l’éclair.
Vlassopoulos va interroger la dame aux écouteurs.
– Moi, je n’ai rien vu, je suis arrivée après.
Et elle ajoute :
– La malheureuse, elle avait besoin de prendre des clients noirs ? Elle n’a pas assez à faire avec les nôtres ?
Je ne sais pas ce qu’elle écoute, mais elle devrait changer de station.

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Dans la « Trilogie de la crise » dont les trois volumes précédaient tout juste cet « Épilogue meurtrier », Katérina, la fille du commissaire athénien Kostas Charitos, était passée progressivement de juriste débutante et fraîchement mariée à ardente avocate des droits des êtres humains, surtout lorsque ces droits sont le plus souvent bafoués ou niés, comme c’est le cas des immigrants, légaux ou illégaux, en Grèce comme dans bien d’autres pays. Supervisant aussi bénévolement un foyer pour sans-abri, elle est principalement active dans la défense d’employés face à leurs patrons pour le moins indélicats, dirait l’euphémisme.

Lorsqu’un matin elle est sauvagement agressée à la sortie du Palais de Justice par des motards cagoulés, le commissaire se retrouve pris presque malgré lui dans un sombre scénario criminel, mêlant de manière a priori inextricable ce qui ressemble d’un côté à des crimes racistes, et de l’autre, conduite par d’énigmatiques et anonymes « Grecs des années 50 », une vengeance à l’encontre de tout ce qui a sapé le service public au cours des cinquante dernières années… C’est comme toujours en bon père de famille, épris de quotidien et néanmoins magnifiquement obsessionnel, que le commissaire parviendra à saisir ce qui se passe réellement derrière les mauvais reflets d’une Aube dorée.

Avant de rentrer chez nous, je veux repasser par l’hôpital. Je descends au garage. La Seat démarre du premier coup. J’arrive à l’avenue Mesoyion quand mon portable sonne. L’inquiétude me reprend. Chat échaudé craint l’eau froid, comme disait ma mère. J’entends une voix d’homme inconnue.
– Calme ta fille, commissaire, la prochaine fois ça sera pire.
Et on raccroche.
J’avais raison de m’inquiéter, mais je ne m’attendais pas à ce coup-là. Comment ces salopards connaissent-ils mon numéro de portable ? S’ils m’appelaient au bureau, je comprendrais. Mais ceux qui ont mon numéro de portable se comptent sur les doigts des deux mains : Adriani, Katérina, Phanis, Mania, Zissis et quelques collègues. On a donc trouvé mon numéro à la Sûreté.
D’accord, je ne me fais pas d’illusions. Je sais que l’Aube dorée fricote avec la police. Il y a des flics ripous, et aussi des flics fachos. Mais de là à donner mon numéro à leurs potes… D’autant qu’on ne va sûrement pas se limiter au portable. On va sûrement livrer d’autres renseignements, allez savoir quoi.
Telles sont mes pensées quand j’arrive à l’Hôpital général et monte vers la chambre de Katérina. Adriani assise sur une chaise dans le couloir discute avec Phanis. À voir leurs têtes, je devine que tout va bien.
Adriani me le confirme.
– Elle dort.
– Nous lui avons donné des antalgiques et un tranquillisant, explique Phanis.
J’ouvre sans bruit la porte. Katérina dort tranquillement, couchée sur le côté. Je referme la porte et retourne vers ma femme et mon gendre.
– Tu la fais sortir quand ?
– Je veux que plusieurs confrères la voient demain matin. Un ORL surtout, car elle m’a dit que son oreille droite bourdonne. Puis je la ramènerai à la maison. J’espère la convaincre d’y rester quelques jours au lieu de courir tout de suite à son bureau.
– Elle va y courir, dit Adriani, catégorique. Elle est têtue comme son père.
– Donc c’est encore ma faute ? dis-je en souriant.
– Qu’est-ce que je peux dire, Kostas chéri ? Si je n’avais pas mise au monde, je dirais que tu l’as faite avec une autre femme. Elle n’a rien de moi.
– Dites-vous tout ça ce soir chez vous, mais pas devant votre gendre, dit Phanis en riant.
– Comme elle va rester ici ce soir, elle a peur d’oublier son sermon d’ici demain.
Adriani me jette l’un de ses regards méprisants, mais sans relever.
Je quitte l’hôpital soulagé, tranquille. Mais cette histoire de numéro de portable continue de me préoccuper.

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Publié en 2014, traduit en 2015 au Seuil par Michel Volkovitch, le neuvième volume de la série Kostas Charitos imaginée par Petros Markaris constitue, comme son titre l’indique d’emblée (mais évidemment, il n’indique pas uniquement cela), une coda à la Trilogie de la crise : le calme socio-économique vaguement revenu, dans une Grèce meurtrie mais ayant pour l’instant survécu à ses avanies, c’est un autre genre d’ennemi du peuple qui tient le haut du pavé, celui qui se drape dans la « simple » xénophobie pour promouvoir de facto un authentique fascisme.

Le superbe « Victoria n’existe pas » (2013) de Yannis Tsirbas, ou les non moins intenses « Ça va aller, tu vas voir » (2010) et « Le salut viendra de la mer » (2014) de Chrìstos Ikonòmou, nous avaient déjà montré en beauté le cocktail détonant et hautement délétère que constituent la xénophobie et la présence de réfugiés fuyant des zones de guerre et de misère à travers la Méditerranée, en Grèce. En inscrivant cette réalité dans les tours et détours d’une enquête policière confiée par Petros Markaris à son commissaire bourru – commissaire plutôt issu d’un milieu franchement conservateur, même si son meilleur ami est un communiste, et même si sa fille s’écarte nettement de ce chemin ancestral -, « Épilogue meurtrier » nous montre comme mine de rien l’un des vrais visages, corrompus et glauques, du fascisme – ce qui ne nous surprendra pas outre mesure de la part d’un auteur qui a connu la sinistre dictature des colonels aux premières loges, et qui a été le principal scénariste des chefs d’œuvre cinématographiques de Theo Angelopoulos tels que « Le Voyage des Comédiens » (1975), « Le Pas suspendu de la cigogne » (1991) ou « L’Éternité et un jour » (1998), par exemple.

– Vous connaissez la différence entre le centre d’Athènes et Halandri, monsieur le commissaire ?
– Dis-moi.
– Au centre le malheur éclate. Ici on le cache. Au centre on tombe à chaque pas sur des gens qui fouillent les poubelles. Ici les magasins sont ouverts et les gens circulent dans les rues comme avant. Ils sont malheureux mais auraient honte que ça se voie. Les gens au centre n’ont même plus honte.
L’équipe s’est augmentée d’un policier qui pense, me dis-je. C’est bon pour l’équipe, mais je ne sais pas si c’est bon pour lui. Ça peut l’aider, comme ça peut le détruire. En Grèce, d’habitude, ceux qui réussissent dans la fonction publique se situent quelque part entre l’imbécile et le médiocre. Si tu as l’intelligence mais pas le piston, tu es rongé par une contradiction : tes pensées filent comme le vent et tu avances comme un escargot. (…)

Le trajet jusqu’au refuge est rapide. Zissis nous attend à l’entrée. À la buvette, une femme et deux hommes, tous dans les soixante ans, sont assis et discutent. Dès qu’ils voient les Africains, ils se lèvent et viennent dans le hall.
– Ils vont loger ici, ceux-là ? demande l’un des hommes.
– Oui, nous avons de la place pour eux, répond Zissis tranquillement.
– Alors maintenant on va habiter avec des Noirs ? demande la femme.
– Zoé, ici c’est un refuge pour tous les sans-abri, pas pour des Grecs sans abri, dit Zissis toujours aussi tranquillement. Nous accueillons tout le monde : les Noirs, les Jaunes, les Blancs – tout le monde.
– Moi, en tout cas, je ne dors pas dans la même chambre que des Noirs, déclare l’autre homme.
Entre-temps, d’autres sans-abri sont descendus et observent la scène depuis l’escalier.
– Ne râlez pas ! s’écrie un vieux. Au point où en est, on va dormir dans les bras des Noirs, faut se faire une raison.
– On va les installer dans la même chambre, pour qu’ils soient ensemble, explique Zissis. Pour ceux à qui ça ne plaît pas, il y a l’asile municipal, les hôtels ou les bancs publics.
– Lambros, tu es un type en or, lui crie une femme depuis l’escalier. Si seulement tu n’étais pas coco…
– Coco ou pas, tant que je suis là, chaque sans-abri trouvera un toit ici.
Les autres, voyant qu’ils n’arriveront à rien avec lui, se retirent dans leurs chambres pour discuter de la nouvelle situation.
– Il y a quelques années, j’en aurais pleuré, dit Katérina. Maintenant je suis furieuse, et je ne sais pas ce qui est le plus juste.
– Les gens ne changent pas du fait qu’ils sont à la rue, Katérina, répond Zissis. Toi, tu as de la chance, tu l’as compris jeune encore. Moi, je l’ai appris très tard.
– Venez, dit-il aux trois Africains, et il les emmène dans leur chambre.
Nous quittons le refuge. Katérina me tient le bras, la tête posée sur mon épaule.

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