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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Le salut viendra de la mer » (Chrìstos Ikonòmou)

Le solide désespoir de l’émigration intérieure grecque, et toute une terrifiante nouvelle mythologie contemporaine.

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Et pourquoi tout ça ? Pour rien. Groupements solidaires, réseaux de consommateurs, produits sans intermédiaires. Pauvre Tàssos. Il rêvait de nous faire fonder une coopérative, lancer notre marché à nous, aider les gens, créer des situations nouvelles en Grèce, sans patrons, sans politicards, sans vols et sans magouilles. Pauvre Tàssos. Naïf, une vraie rosière. Le pied à peine posé sur l’île, criant, courant, se démenant pour nous organiser nous autres et les rats aussi. Pour quel résultat ? Zéro. Il est tombé dans un trou noir. Pourquoi ? Pour rien. Pour une botte d’oignons et deux kilos de tomates, mettons. Rien.

Même et surtout s’il titrait ironiquement, cruellement et pourtant presque tendrement son dernier recueil, « Ça va aller tu vas voir », Chrìstos Ikonòmou sait que la Grèce va mal. Très mal. Alors que malgré tout les plus courageux des dirigeants politiques du pays se débattent dans les entrelacs de finances publiques sous contrôle européen, contrôle dicté par des banques toujours davantage créancières malgré leur caractère structurellement et existentiellement débiteur, alors que les opinions publiques européennes, dans leur triste majorité, s’abandonnent aux délices pervers du « C’est bien fait au fond », affectant de subodorer, contre toute logique, qu’un tel degré de gabegie n’a pu prospérer, naturellement, qu’au profit des petits, des pauvres et des démunis, la rigueur redresseuse de torts s’est abattue à côté de sa cible légitime, comme d’habitude, et a poussé les habitants fiévreux du Pirée et d’ailleurs, ceux dont le désespoir n’était précédemment qu’en gestation, vers de nouvelles échappatoires, au premier chef celle de l’exil intérieur, fuyant les duretés corrompues des banlieues enfumées pour les havres illusoires des îles de la mer Égée.

On a perdu Tàssos à cause de la solidarité et de la justice. Solidarité, justice – du vent, des mots que disent les pauvres, sans y croire, ils sont pauvres, c’est tout.
Mais aucun de nous ne s’attendait à ce qu’il ait une fin pareille.
On s’attendait à plus de courage, plus d’héroïsme. À quelque chose qu’on montrerait à la télé, sur Internet, qui obligerait ces crapules à dire au moins deux mots dans leur Parlement. Aujourd’hui encore, quand on monte à Kataflyi et qu’on regarde depuis là-haut la mer, on se dit qu’il aurait dû choisir une autre fin, plus courageuse, plus héroïque. On se rappelle ses paroles dingues, comme quoi le salut allait venir de la mer, et on se dit que s’il s’était montré plus courageux, plus héroïque, peut-être que les gens l’auraient su et se seraient soulevés. Quelque chose aurait bougé, aurait changé. Peut-être, qui sait.
Tu me diras, c’est des histoires tout ça, je le sais. Comme dans les contes. Mais faut pas croire, l’homme en a besoin, des contes. Les hommes ont découvert les contes et les ont remplis de monstres pour ne pas devenir eux-mêmes des monstres. Car la vérité peut faire de toi un monstre. Tu dois devenir un monstre pour supporter la vérité.

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Sur l’une des îles des Cyclades, l’agglomération hétéroclite de déclassés ayant fui le continent, appelés localement les « Athéniens » quand bien même ils viennent de toute la Grèce, se heurte à la dureté des crapuleries bien établies, petites ou grandes, aux réseaux mafieux solidement en place, tenant en coupe réglée les maigres revenus laissés ici par un tourisme de masse largement contrôlé depuis « ailleurs », rejetant ces migrants comme des « encore plus pauvres que nous » et comme les déstabilisateurs potentiels d’un jeu si bien réglé de chaises musicales où les mêmes petits potentats gagnent toujours. De brimades en lâchetés, d’oppressions en vols francs et massifs, d’opprobres discrets en agressions caractérisées, les espoirs refluent, les résignations surgissent, les drames s’annoncent.

On regardait la mer, le ciel, les îles qui noircissaient dans le fond – Mìlos, Kìmolos, Pòlyvos. La mer étincelait, je me souviens, comme un miroir brisé, les mille éclats des vagues, mais je n’ai rien dit, ça porte malheur. Tàssos non plus. À un moment seulement, vers la fin, il a redit que le salut viendra de la mer. Le salut viendra de la mer. Je ne sais pas d’où ça lui venait, il répétait ça tout le temps. Et il disait toujours pareil, d’une voix chantante, et si tu lui demandais, il répondait que c’était dans une chanson. Quelle chanson, personne ne le savait, personne n’avait entendu ça. Mais c’est contagieux à force, et maintenant nous le disons nous aussi tout le temps. Chaque fois que nos affaires tournent mal, chaque fois qu’arrive une mauvaise nouvelle, on dit patience, le salut viendra de la mer. Un truc à nous, tu comprends, un mot de passe qu’on se dit nous autres, ceux d’aut’part.

Dans une langue ramifiée et puissante, qui arrache de la poésie sauvage aux détours les plus inattendus de ces destins déjà toujours brisés, Chrìstos Ikonòmou invente les durs et magnifiques rituels conjuratoires d’une mythologie grecque contemporaine, inscrite avec force dans la crise et dans l’abandon, dans l’absence de solidarité et dans les vicissitudes de la survie précaire. Comme le dit Michel Volkovitch dans sa superbe postface à sa traduction française publiée chez Quidam en 2017 (le texte grec d’origine est paru en 2014) : « Cette île de cauchemar, vouée à la haine de l’étranger, à la corruption, à la violence, à la peur, c’est la société humaine en miniature, notre nef des fous commune. » Et comme le dit très justement Florence Noiville dans son article du Monde des Livres (ici), « la force de Christos Ikonomou, c’est de suggérer sans dater. Son texte n’est nullement un documentaire sur les conséquences de la crise dans la Grèce actuelle. Ce sont cinq histoires qui se répondent comme les échos d’un même et long cri de douleur. » Je ne saurai trop vous conseiller d’écouter avec une extrême attention ce cri de douleur si étonnant et si beau.

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À propos de Hugues

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