☀︎
Notes de lecture 2024

Note de lecture : « La chauve-souris et le capital » (Andreas Malm)

Après une pandémie de l’ampleur du Covid-19, une synthèse provisoire musclée de ce que le capitalisme tardif, avec ses ramifications obstinées, fait au vivant et à la santé.

x

Malm

Les modèles traditionnels de l’économie néo-classique voudraient que lorsqu’une espèce chassée se raréfie et devient ainsi plus dure à trouver, les chasseurs se rabattent sur une proie plus facile, sans quoi le coût de la chasse ne couvre plus le prix obtenu sur le marché. Les pêcheurs qui doivent aller toujours plus loin pour remonter des pêches toujours plus pauvres finissent par se lasser et arrêter, et de cette façon les poissons ne disparaissent pas ; un équilibre bas s’établit, permettant aux populations de récupérer. Dès lors que la consommation de luxe entre en scène, toutefois, ces modèles s’effondrent. Désormais la rareté elle-même fait prime. Plus un animal est rare, plus son prix s’élève sur le marché, plus la marchandise devient attirante pour les riches consommateurs qui cherchent précisément à se distinguer par cette cherté, et tant qu’il y aura des gens prêts à payer n’importe quel prix pour le dernier spécimen, des chasseurs feront tout pour le capturer. Quand la consommation est entretenue par des secteurs fortunés avec une prédilection insatiable pour le prestige, la supposée protection des espèces s’effondre et elles se trouvent au contraire entraînées dans un « vortex d’extinction », qui constitue désormais un mécanisme essentiel du commerce mondial des animaux sauvages.
Sur le marché de la théorie bourgeoise, la demande fléchit quand le prix monte. Là, c’est le contraire qui arrive. Les fournisseurs peuvent même avoir un intérêt au gaspillage : des trafiquants de perroquets rares d’Indonésie ne voyaient pas d’inconvénients à leur méthode de contrebande qui tuait 90 à 95 pour cent de leur marchandise. Ils enfermaient les perroquets dans des bouteilles en plastique, les jetaient à la mer et les récupéraient au large, et le fait qu’au moins neuf perroquets sur dix meurent dans les bouteilles faisait augmenter les profits en rendant l’espèce encore plus rare. Le mécanisme le plus fréquent, c’est que des intermédiaires déjà bien intégrés dans les réseaux mondiaux annexent une forme de chasse aux circuits de l’accumulation du capital. Les chasseurs traditionnels sont alors évincés au profit de braconniers professionnels, à moins qu’ils ne deviennent aux-mêmes des professionnels, l’activité se transformant en travail rémunéré. Plus les vortex sont destructeurs, plus la chasse doit devenir capitaliste. Quand les forêts sont vidées, des technologies sophistiquées sont nécessaires pour traquer le dernier spécimen, ou pour passer à des espèces et des habitats encore intouchés.
Tout cela nous a menés bien loin de la brousse des chasseurs-cueilleurs. Mais nous voici plus près du lieu où le dernier chapitre en date de cette saga a commencé : le marché de Wuhan.

Quatre ans après « L’anthropocène contre l’histoire » et quelques mois seulement après « Avis de tempête », et en attendant son « Comment saboter un pipeline » l’année suivante, l’historien et géographe suédois Andreas Malm se risquait – un peu comme Slavoj Žižek depuis un autre angle de ce qui n’est plus tout à fait un terrain de jeu désormais – à conceptualiser à chaud les significations induites de la pandémie de Covid-19. Publié en septembre 2020, traduit en français la même année par Étienne Dobenesque chez La Fabrique, « La chauve-souris et le capital », sous-titré « Stratégie pour l’urgence chronique », propose une tonique synthèse exploratoire du sort du vivant – tout particulièrement de sa diversité – face aux extinctions déclenchées directement et indirectement par le capitalisme tardif et ses ramifications, de l’impact – actuel comme potentiel – de cet aveuglement sur la santé humaine, puis de la manière dont le capital, en véritable parasite, engendre de l’urgence désormais chronique, face à laquelle le socialisme finit par devenir une véritable « banque de graines ».

x

71dn1+7PLGL._AC_UF1000,1000_QL80_

À l’heure où j’écris ces lignes, d’autres candidats ont été proposés : les rats des bambous venus sur le marché de Wuhan provenaient d’une région habitée par des chauves-souris porteuses de coronavirus. En 2018, ces délicieux rongeurs capturés dans la nature ont été emprisonnés dans des fermes détenues par les frères Huanong, qui sont devenus des stars du Net chinois en publiant des vidéos où ils montraient comment mettre en cage des rats des bambous, les nourrir, les martyriser, les abattre, les manger, les vendre et s’en mettre plein les poches. Des chauves-souris ont peut-être fait un tour dans ces fermes. Un autre scénario envisagé est que des chauves-souris en liberté se soient rassemblées d’elles-mêmes au marché de Wuhan ou à proximité. Un grand pont au-dessus du Yangzi Jiang est orné de lampadaires verts qui brillent toute la nuit et attirent les chauves-souris ; des gîtes ont été observés à proximité de cette structure, qui se trouve à vingt minutes du marché. Les chauves-souris du pont pourraient être entrées en contact avec d’autres animaux du quartier ou s’être rendues elles-mêmes au marché pour profiter de l’ample provision d’insectes. Chacun de ces scénarios reposent sur des présomptions. Mais à ce jour, tous les indices désignent le marché de Wuhan comme un « lit d’incubation » pour des coronavirus qui peuvent, rappelons-le, muter à la vitesse de la lumière, à l’échelle de l’histoire de l’évolution ; s’il a fallu huit millions d’années pour que le génome de l’espèce humaine évolue d’un pour cent, c’est l’affaire de quelques jours pour l’ARN des virus de ce type. Entassez des animaux sauvages les uns sur les autres et la boîte de Pandore pandémique s’ouvrira tôt ou tard, conséquence prévisible du traitement réservé à la vie sauvage.
Ce traitement n’est pas une spécificité chinoise. Consommer des animaux sauvages comme un raffinement ou un trophée semble bien une habitude des classes dominantes à travers l’histoire. Quiconque a quelques souvenirs d’école sur les seigneurs anglais ou les pharaons égyptiens le reconnaîtra. Il y a désormais plus de tigres en captivité dans des propriétés privées aux États-Unis qu’il n’en reste en liberté dans le monde. Les propriétaires de ranchs au Texas adorent exhiber leur richesse grâce à l’un de ces rares et grands félins. (Ce phénomène est entré dans la culture de masse en mars 2020, quand Netflix a livré en pâture à un public confiné affamé de divertissement la série documentaire Tiger King [Au royaume des fauves], avec un effet d’ironie et de circularité involontaire. En pleine pandémie provoquée par la mise en cage d’animaux sauvages, des êtres humains enfermés chez eux se sont retrouvés scotchés à des écrans montrant la folie d’êtres humains qui mettaient des animaux sauvages en cage.) Après la Chine, les États-Unis sont le deuxième marché pour le trafic d’animaux sauvages, mais une grande partie de celui-ci n’est même pas illégal : le pangolin est toujours vendu au grand jour, l’administration Trump n’ayant pas daigné répondre à la demande de le placer sur la liste des espèces protégées par l’Endangered Species Act. Que ce trafic se poursuive de façon clandestine ou légale, ce sont toujours, comme l’observe Vanda Felbab-Brown dans The Extinction Market, des riches qui l’alimentent.
C’est une règle très générale. Les riches saoudiens cueillent des antilopes rares de Somalie et des panthères des neiges d’Afghanistan ; les riches mexicains raffolent des bottes en reptile ou en crocodile ; les riches russes viennent de se découvrir un faible pour les fourrures. En Europe, le marché approvisionne quasi exclusivement une clientèle de luxe. Il fait aussi dans la nourriture. Dans les dernières années av. Covid-19, on pouvait trouver du steak de zèbre en Allemagne, des saucisses de crocodile en Norvège, des marsupiaux, des chameaux et des pythons dans les halles aux viandes de Suède – les importations ont explosé dans les années 2010, le python se vendant à 120 dollars le kilo – sans parler de la baleine au Japon ou de la tortue aux États-Unis ; en Californie, l’ormeau blanc est entré dans le vortex au début du millénaire, sa population chutant de plus de 99,99 pour cent. Le marché de l’extinction relève du style de vie des un pour cent, pas de telle ou telle culture nationale. Ce qui a vraiment déclenché les vortex en Chine, c’est précisément l’intégration de la République populaire au capitalisme mondialisé : les marchés pris dans le tourbillon des circuits du capital, les animaux sauvages de tous les continents rendus accessibles par les ligaments du commerce.
La main-d’oeuvre bon marché non plus n’est pas une spécificité chinoise. Le charbon pas davantage. Cela ne veut pas dire que ces choses ne constituent pas des problèmes sérieux en Chine, simplement qu’ils ne peuvent pas être traités isolément du reste du monde.

x

Unknown

En un peu moins de 200 pages, dans le cadre d’une résidence de recherche au Humanities and Social Change Center de l’université berlinoise Humboldt, Andreas Malm déploie et documente précisément (avec 40 pages de notes serrées à l’appui) la légitimité de l’ensemble métaphorique auquel il donne forme sous nos yeux. Moins historien sans doute que dans « L’anthropocène contre l’histoire », moins anthropologue des luttes et des résistances que dans « Comment saboter un pipeline », il continue ici à échafauder une précieuse boîte à outils orientée vers l’action.

À ce point, nous sommes encore loin d’avoir épuisé les facteurs des zoonoses et leur potentiel pandémique. On peut encore mentionner l’écotourisme, qui valorise également à sa manière la rareté, même si c’est avec les meilleures intentions du monde : des visiteurs de pays lointains qui veulent être au plus près de primates en danger d’extinction. Est-ce qu’on peut les toucher ? Les barrages peuvent devenir des paradis pour les moustiques. L’abus de pesticides et d’antibiotiques peut se répercuter le long des chaînes alimentaires, libérer des agents pathogènes – en Inde et au Pakistan, la surprescription de diclofénac a empoisonné les vautours, provoqué l’un des effondrements de population aviaire les plus brutaux jamais enregistrés et transformé les carcasses d’animaux d’ordinaire éliminées par les charognards en nids à parasites – et rendre les microbes plus résistants. Et l’on n’a pas encore parlé de l’industrie de l’élevage. La pratique, absolument inédite dans l’histoire de l’humanité, consistant à réunir des milliers d’animaux très largement consanguins sous un même toit n’est pas vraiment un idéal sanitaire. Comme Rob Wallace et d’autres l’ont expliqué, les animaux entassés ont tendance à être plus stressés et donc à laisser échapper leurs invités microscopiques : les animaux d’élevage ayant fait l’objet d’une standardisation par la monoculture génétique, il n’y a pas de « pare-feu » contre les infections ; les virus ont les coudées franches dans les exploitations surpeuplées et peuvent utiliser comme tremplin les déchets d’élevage qui stagnent autour des exploitations ou s’en échappent. Les filières d’approvisionnement étendues ont la capacité d’assurer leur transmission sur des milliers de kilomètres.
Dans ce cas, ce sont des animaux domestiqués, surexploités qui forment des bassins artificiels de pathogènes. Mais ils peuvent hériter des virus issus d’animaux sauvages, des chauves-souris qui rôdent autour des porcs (Nipah) ou des dromadaires (MERS), ou des oiseaux migrateurs privés de leur halte habituelle dans les marais engloutis sous le bitume et poussés à faire escale à proximité des élevages de volailles. Ce dernier scénario est celui de la grippe aviaire tant redoutée, imaginé avec force détails par Mike Davis [NDR : in The Monster at Our Door: The Global Threat of Avian Flu, 2005]. L’industrie de l’élevage a déjà des dizaines d’épidémies à son palmarès, toutes loin d’égaler en virulence le Covid-19, dans lequel elle n’était pas impliquée. Mais la prochaine fois, ce pourrait bien être le tour des animaux d’élevage. Depuis qu’elle a pris pour modèle la « révolution de l’élevage » à l’américaine – des milliards de porcs, de vaches et de poulets enfermés dans des installations gigantesques pour assouvir le désir de viande -, la Chine est, là, encore, une candidate idéale.
Il semble alors un peu stupide de suggérer, comme le faisait en mars 2020 le responsable des Verts allemands cité plus haut, qu' »une pandémie n’a qu’une seule cause. Le changement climatique, en revanche, est une question éminemment complexe ». À la limite, l’inverse paraît presque plus vrai. Il pourrait sembler tout aussi idiot de faire dériver ces divers facteurs de pandémie contemporains d’une source unique, et pourtant, il est bien difficile d’ignorer les empreintes que laisse un peu partout un seul et même métafacteur. Le capital a horreur du vide de la nature sauvage. La classe capitaliste, rappelons-le, s’est bâtie sur la haine de celle-ci. Le grand philosophe de la plantation, John Locke, exprimait disertement ce sentiment : dans sa vision des choses, la condition originelle du monde était celle d’un désolant « commun de la Nature sauvage » (« wild Common of Nature »). La mission des êtres humains, ou plus exactement des êtres humains propriétaires, était d’abolir cette condition. Le commun sauvage devait être clôturé, rendu productif, amendé – en bref, transformé en source de profit. « La terre qui est entièrement livrée à la nature, qui n’est pas amendée par l’herbage, le labour ou les plantations, est dite, telle qu’elle est en effet, Waste [« en friche », pour une terre, mais dans un sens plus général : « gaspillage, perte, rebut » (ndt)] ; et le profit qu’on peut en escompter remonte à bien peu de chose. » La nature sauvage est une friche, un résidu improductif – une abomination aux yeux des capitalistes, puisque c’est un espace de ressources qui n’a pas encore été soumis à la loi de la valeur. Depuis, ce que Locke notait noir sur blanc est devenu moins une fière philosophie que le modus operandi de l’accumulation elle-même.

x

malm-1-1024x768

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Pas encore de commentaire.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives