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Notes de lecture 2024

Note de lecture : « Les mots et les torts » (Jacques Rancière)

Sous forme d’entretien-conférence, une magnifique leçon de philosophie politique authentique, jusque dans les détails d’une pratique foncièrement égalitaire de l’écriture.

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Rancière

Conçu à partir d’un séminaire organisé par le philosophe Javier Bassas avec Jacques Rancière à Barcelone en 2018, puis complété par écrit et revu par l’auteur du « Maître ignorant », « Les mots et les torts » a été publié en 2019, puis en 2021 à La Fabrique pour sa version française. Si la première édition ne portait en sous-titre que l’objet principal du séminaire, « Sur la politique du langage », la deuxième insistait cette fois sur la forme adoptée : « Dialogue avec Javier Bassas ».

Même si la forme du questionnement adoptée au fil des pages porte davantage vers la conférence que vers l’échange direct « enlevé », on trouvera ici une explicitation particulièrement précieuse, mobilisant les travaux antérieurs de Jacques Rancière comme ceux, par moments, de Javier Bassas, de la conception du langage (mais tout particulièrement de l’écriture) comme un outil égalitaire potentiel, à toujours revendiquer et pratiquer – contre les efforts conscients et inconscients de séparatisme et de récupération (si bien illustrés par ailleurs chez le grand D’ de Kabal) que les élites auto-proclamées entretiennent si souvent autour de lui.

Dans la pensée et dans l’écriture, je me suis toujours appliqué à récuser la manière classique de poser le problème de la transmission de la pensée. Cette manière classique consiste à concevoir la transmission comme le travail pour combler un écart. On pose la philosophie comme un système d’idées abstraites. On se demande alors comment les présenter pour les mettre à la portée des gens qui ne sont pas habitués à manier des abstractions. Or il est clair que cette manière de poser la question a déjà réglé le problème, elle a déjà répondu et elle a rendu la tâche impossible en essentialisant l’écart qu’elle prétend combler. En effet, elle fait de la distinction formelle entre l’abstrait et le concret une distinction entre deux types d’êtres humains. Elle construit un monde où il y a des hommes de l’abstrait et des hommes du concret, des savants et des ignorants, des gens qui argumentent et des gens qui simplement racontent. Si la question de l’égalité a un sens, elle se pose non pas au niveau de la transmission d’une pensée mais au niveau de sa constitution, au niveau du type de monde commun qu’elle configure par sa manière même de s’identifier et de se formuler. La question n’est pas : comment la philosophie va-t-elle pouvoir se transmettre aux non-philosophes sans trahir la rigueur qui la définit ? Elle est : comment se constitue cette rigueur ? Comment se différencie-t-elle de la manière de penser et de parler des non-philosophes ? C’est ici que la question de l’écriture intervient parce que la différence entre la parole du philosophe et celle du profane est obligée de se formuler dans un langage qui est commun. Et c’est dans ses modes d’écriture que la philosophie est souvent amenée à annuler de fait les distinctions et les hiérarchies qu’elle s’emploie à fonder. Je me suis intéressé à ces points singuliers où la distinction des modes de la parole s’annule elle-même. […]
Cela veut dire que l’écriture n’est pas un instrument qui sert à transmettre de la pensée. C’est un travail de recherche qui produit de la pensée. Et elle produit de la pensée en déplaçant les positions normales qui définissent ce qui est de la pensée et ce qui n’en est pas. J’écris donc en me plaçant au sein d’un univers de langage existant, que ce soit un texte philosophique, une lettre d’un ouvrier à un autre ouvrier, un roman, la description d’une œuvre d’art, bref toute pensée qui se présente sous la forme de bloc de langage appartenant à un domaine particulier. J’essaie de m’introduire dans ces blocs afin de les déplacer pour définir un plan où ils communiquent, où il y a un objet de pensée commun qui existe et qui s’exprime dans un langage commun. Il s’agit de construire une sorte d’histoire commune à partir de ces blocs de langage hétérogènes, de les faire bouger jusqu’à la constitution d’un plan d’égalité. […]
La position académique et la position médiatique consistent toujours à prendre la position des ignorants, en disant : vous écrivez cela, mais est-ce que les gens vont comprendre ? En fait leur prétendue sollicitude envers les ignorants recouvre deux choses : leur propre incapacité à admettre ce qui sort des grilles de lecture auxquelles ils sont habitués, et leurs préjugés à l’égard d’intelligences ordinaires auxquelles ils prêtent leur propre paresse intellectuelle. Ma réponse c’est : vous ne pouvez pas savoir ce que les gens vont comprendre. Vous n’avez pas à l’anticiper. Et le mot même de « comprendre » institue la coupure que vous prétendez vouloir effacer.

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Il est passionnant d’observer au long de ces 100 pages la manière dont Jacques Rancière, patiemment, reprend le fil (qui pourrait toujours devenir un « Fil perdu », justement, s’il n’y prenait soigneusement garde) de son commentaire ou de sa démonstration, en s’opposant chaque fois que nécessaire, poliment mais fermement, aux dérives interprétatives que suggère son interlocuteur : à chaque tentative de sa part, volontaire ou partiellement involontaire (la rigueur du vocabulaire de Jacques Rancière, face à cela, n’a d’égale que sa volonté de partage en commun), pour rétablir des distinctions ou des barrières aux mauvais endroits, pour laisser subsister des frontières inutiles (ou bien malignes, voire perverses, dans quelques cas extrêmes), le philosophe né à Alger réplique aussitôt, avec une douceur qui n’exclut pas une forme secrète de véhémence (tant il est difficile d’extirper certains préjugés implicites, même chez des confrères ô combien respectés tels que Javier Bassas). Le langage authentiquement commun, celui qui permet de faire politique et non pas distinction au profit de quelques-uns, cette koinè dont Mélanie Fiévet nous livrait tout récemment une superbe métaphore fictionnelle (à lire ici), est une conquête de chaque instant, de constance et de patience qui ne peuvent pas exclure une forme de colère rentrée.

En ce qui me concerne, je ne me suis jamais beaucoup intéressé à cette lutte de l’idéalisme et du matérialisme. Et j’ai tôt été amené à la voir comme une figure parmi d’autres de la coupure établie entre des types d’êtres humains : ceux qui sont du côté de la matière et ceux qui sont du côté de l’esprit. J’ai dit l’essentiel là-dessus au début de La Nuit des prolétaires : l’éloge adressé à ces ouvriers bien enracinés dans la production de la vie matérielle, la culture populaire et la lutte collective est une manière de construire un monde où ils restent à leur place et laissent aux intellectuels le privilège de la pensée.
Il se trouve que j’ai été pour ma part tôt amené à m’intéresser aux déplacements. J’ai connu le marxisme en un temps où le problème n’était pas de savoir si l’élément premier était la matière ou l’esprit, mais de savoir comment la pensée pouvait sortir de son lieu propre. Je suis entré dans Marx à partir de ses textes de jeunesse où la philosophie était priée de devenir monde. J’ai connu ensuite la période maoïste où les intellectuels étaient priés de descendre de cheval pour aller voir ce qui se passait dans les usines et les quartiers populaires. J’ai ensuite abandonné les discussions théoriques sur la « théorie du sujet » pour me plonger dans les archives ouvrières ; dans ces archives, je suis tombé sur des ouvriers qui s’occupaient de poésie ou de spéculations philosophiques au lieu de s’occuper de culture populaire, etc. Entre-temps j’avais eu l’expérience de la cinéphilie qui brouillait complètement la distinction entre un cinéma populaire et un cinéma artistique. En bref, l’expérience de l’égalité a été liée pour moi à celle du déplacement et de l’effacement des frontières qui excluent ou hiérarchisent. À partir de là peut se définir l’inspiration essentielle de mon travail de recherche et de ma manière d’écrire. Cette inspiration essentielle a consisté à opposer un monde de l’égalité sans frontières aux identifications et aux distinctions de la pensée inégalitaire. Elle guide mon mode d’écriture dominant […]. La forme de cette écriture est celle de la narration qui fait œuvre « théorique » en déplaçant les repères qui servent ordinairement à localiser l’objet dont elle traite. C’est ce que vous appelez le mode « essayiste ». Ce terme me semble commode pour désigner un mode d’écrit qui échappe à la classification des genres et des disciplines, mais il désigne par ailleurs une certaine forme d’exhibition de soi et de dilettantisme qui est très loin de ma manière.

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Il est passionnant de constater comment le grand connaisseur de philosophie, de littérature, d’art et de cinéma qu’est Jacques Rancière saisit chaque occasion, que l’on évoque des positions réputées « théoriques » ou sa propre pratique de l’écriture, pour renvoyer les frontières – en tout cas les plus artificielles et auto-justificatives d’entre elles – entre les genres de langage (et implicitement aussi, pour un philosophe à qui « Les bords de la fiction » (2016) ne font pas peur du tout, entre genres littéraires) à leur rang d’artifice – pas toujours innocent, loin de là. Il est ainsi particulièrement gratifiant pour nous, en tant que lectrices, lecteurs, passeuses et passeurs, de voir pratiqué – et avec quel talent et quelle obstination ! – un véritable élitisme de masse et une authentique abolition des barrages spécieux, jusque dans les moindres détails d’une écriture enracinée dans l’exigence et le partage. Et c’est bien comme cela que le langage est et redevient plus politique que jamais.

Une telle affirmation (NDR : que « l’essai est pour vous la forme « démocratique » de l’écriture philosophique ») reviendrait à construire une fois de plus une frontière et une hiérarchie au sein d’un paysage théorique inchangé. La notion d’essai couvre en fait des choses très différentes. D’un côté, on peut dire que c’est le genre sans genre, celui qui abolit la distribution des discours selon les genres et les disciplines. Mais ce genre sans genre est facilement qualifié comme un genre mineur, une philosophie du pauvre, et beaucoup d’essayistes justifient ce jugement par leur empressement à tirer des conclusions sur des questions qu’ils ont étudiées superficiellement, l’absence de rigueur de leurs raisonnements, le clinquant de leurs formulations et les approximations de leurs références.
En ce qui me concerne, il y a une distinction à faire. Il est vrai que je ne me soucie pas d’étaler les signes extérieurs de la rigueur philosophique et scientifique comme ceux qui croient faire oeuvre de théoriciens rigoureux en donnant le nom d’axiomes à des énoncés qui sont de simples expressions d’opinions. De même, je me dispense de ces bibliographies où l’on cite tous les auteurs qui ont écrit sur le sujet même si on ne les a pas lus, et je limite l’usage des notes aux références des textes que j’utilise. Mais je ne parle jamais d’un sujet sans l’avoir longuement étudié. Je rappelle au passage, puisque cela semble parfois nécessaire, qu’un maître ignorant est quelqu’un qui ne connaît pas l’effet de savoir qu’il produit sur un autre et non pas quelqu’un qui parle de ce qu’il ignore. Je vérifie, mot à mot et phrase à phrase, le sens de ce que je dis et la cohérence de mes enchaînements plus que ne le font beaucoup de gens qui font profession de rigueur mais dont la rigueur est essentiellement rhétorique. Car, comme je l’ai dit, l’écriture est pour moi un processus de recherche et c’est le progrès de la recherche que je vérifie en écrivant.
Si j’avais à me chercher des ascendances ou des analogies, ce ne serait donc pas dans la tradition de l’écriture essayiste, mais plutôt dans les différents types de travail qui ont déplacé les frontières entre les genres. Le modèle le plus immédiat en a été pour moi Foucault qui faisait de la philosophie en racontant l’histoire de l’hôpital ou de la prison. J’avais aussi été marqué par Barthes qui travaillait justement à la frontière de l’essayisme classique, de la critique littéraire et de la théorie. J’ai trouvé des échos dans la manière dont Walter Benjamin utilisait le matériel historique pour remettre en question la pratique des historiens et les théories de l’histoire. J’ai sans doute aussi été marqué par une tradition de la philosophie des Lumières (Voltaire et Diderot notamment) qui a également effacé les frontières entre littérature ou philosophie et critique d’art, mais aussi la frontière séparant le sérieux du jeu.

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