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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Écrire sur place » (Bernard Lavilliers)

Une plongée profonde et enchantée dans la manière dont un grand poète-chanteur-musicien, au fil du temps, relie les lieux et les mots pour leur donner leur épaisseur politique et personnelle.

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Lavilliers

Livre né des conversations que Bernard Lavilliers a eues avec Véronique Mortaigne au fil de plusieurs mois, publié en novembre 2023 aux éditions des Équateurs, « Écrire sur place » ouvre une remarquable fenêtre sur certains des processus de création d’un auteur-compositeur-interprète français dont Jacques Higelin, qui s’y connaissait un peu, disait volontiers en privé qu’il était le « plus grand poète » de la scène contemporaine.

Voyages, d’abord et avant tout.
Partir, sans repérage sans aucune règle.
Prendre tous les risques même les plus étranges.
Partir !
En secret, je tire sur le fil d’une mélodie obsédante et familière ;
je peux traverser méridiens et pôles pour en trouver la source
et ce qui fait battre son cœur.
Je tiens surtout à rencontrer les créateurs de ces mots
et harmonies qui racontent tellement mieux et avec quel
charme la beauté, la violence de leur vie.
Voilà, je sais que j’ai encore du chemin à faire.

À bientôt, amigos !

Dormant dans un container, ailleurs.
Ne me réveillez pas, j’écris !

Dès ce mot d’ouverture qui résonne en appel à la fois feutré et volontaire, un ton est donné : pour l’artiste si souvent moqué (et parfois cruellement) par des bateleurs n’ayant pas un centième de son talent pour les mots et pour les notes, il s’agit, en toute simplicité, de parcourir à nouveau, sous nos yeux et pour eux, certains des lieux les plus présents dans son œuvre, et de tenter d’y saisir un bout de l’alchimie qui s’y produit pour aboutir à des chansons pour la plupart inoubliables.

Aquarium sans musique dirigeable échoué
M’ouvrant la porte de son unique bras de fumée
Séparant deux engeances d’une barrière muette
D’un côté le couteau de l’autre la fourchette

Au milieu de ma nuit torride inévitable
Il avance sournoisement ses tables
Ses garçons ses caissières sa bière son pinard
Sa crasse ses mégots son rire son regard

La poésie est là Verlaine ressuscité
Trône en lettres d’or sur la salle à manger
Verlaine au ventre creux au regard caustique
Ton nom va tournoyant vers le néon gothique

La fête des fêtards s’englue dans un sourire
Un coup de main raté sur la croupe du désir
Les cigares s’allument entre deux seins géants
Où l’on plonge les bras comme dans le néant

Solitude solaire pour rêveurs de banquise
Militaires châtrés dormant sur des marquises
Pleines d’échafaudages et de ravalements
Entourées de cafés au lait et de croissants

Et je restais cloué à ces tables sans charme
J’attendais le matin et la femme inouïe
Un vieux baron déchu tombait dans le vacarme
Que la caissière rétablit.

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Dès « Le Buffet de la Gare de Metz », deuxième piste de son troisième album, « Le Stéphanois », qui lui apportera dès 1975 un premier début de consécration, le lien entre un lieu et le regard qui l’embrasse, le soupèse et le transmute apparaît : lien à la fois instinctif et pensé (il y a rarement autant de légèreté et d’insouciance, dans le choix des angles retenus par l’auteur pour les versions finales de ses textes, que ce que l’on pourrait d’abord imaginer – comme il le soulignera à plusieurs reprises, sous différentes formes, au fil de l’ouvrage), il s’agit bien d’une ancre, d’un poids volontairement assumé (d’une table où l’on reste cloué, ici) qui lie la poésie à un endroit dont il s’agira, à la longue, d’assumer les facettes, qu’elles soient des clichés ou des surprises.

Viens, petite sœur au blanc manteau
Viens, c’est la ballade des copeaux
Viens, petite girl in red blue jean
Viens, c’est la descente au fond de la mine
Viens donc, grande shootée du désespoir
Viens donc visiter mes laminoirs
Viens donc chevaucher les grands rouleaux
Et t’coincer la tête dans un étau
Viens, petite femme de St-Tropez
Nous on fume la came par les cheminées
Et si le bonheur n’est pas en retard
Il arrive avec son gros cigare

Viens dans ce pays
Viens voir où j’ai grandi
Tu comprendras pourquoi la violence et la mort
Sont tatouées sur mes bras comme tout ce décor
Pour tout leur pardonner et me tenir tranquille
Il faudrait renier les couteaux de la ville

Viens petite bourgeoise demoiselle
Visiter la plage aux de Wendel
Ici pour trouver l’Eldorado
Il faut une shooteuse ou un marteau
La vallée d’la Fensch, ma chérie
C’est l’Colorado en plus petit
Y a moins de chevaux et de condors
Mais ça fait quand même autant de morts
Viens belle femelle de métal
Je t’invite dans mon carnaval
Ici, la cadence c’est vraiment trop
Ici, y a pas d’place pour les manchots

Tu ne connais pas, mais t’imagines
C’est vraiment magnifique une usine
C’est plein de couleurs et plein de cris
C’est plein d’étincelles, surtout la nuit
C’est vraiment dommage que les artistes
Qui font le spectacle soient si tristes
Autrefois y avait des rigolos
Ils ont tous fini dans un lingot
Le ciel a souvent des teintes étranges
Le nom des patelins s’termine par -ange
C’est un vieux pays pas très connu
Y a pas de touristes dans les rues

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Les quelques pages consacrées à « Fensch Vallée », écrite en 1972-1973 avant de figurer en deuxième piste du quatrième album, « Les Barbares » (1976), illustre parfaitement comment « Écrire sur place » tisse ensemble l’aspect biographique et l’aspect politique à partir de lieux précis ou de destinations prenant valeur d’emblème. Et la mise en résonance, naturelle, avec « Les mains d’or », troisième piste de l’album « Arrêt sur image » (son seizième) en 2001, montre aussi comment s’opèrent certains cheminements à l’intérieur d’une œuvre d’ensemble, comment s’y trament les intentions comme les aléas.

Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminées muettes – portails verrouillés
Wagons immobiles – tours abandonnés
Plus de flamme orange dans le ciel mouillé

De la Lorraine au Forez, de la Jamaïque à New York, du Brésil (pas n’importe lequel, celui de Pernambuco) à Haïti, en passant par l’Argentine, Bernard Lavilliers voyage, séjour planifié ou coup de tête, nécessité ou opportunité, mais ne rêve jamais, au fond, que de musiques et de rencontres. Immergé dans une monstrueuse culture musicale dont il fait si rarement étalage en public, il tente la chance, souvent si ce n’est sans cesse, de tomber – alors qu’on l’imagine souvent plus boxeur que funambule (mais Jacques Higelin à l’inverse n’aura-t-il pas écrit « Géant Jones » bien avant « Tombé du ciel » ?) – sur un rythme et des notes, sur une histoire musicale, qu’elle soit le fait d’inconnus ou d’illustres, histoire « sur place » dont il s’agira bien de trouver les mots, tout de suite ou plus tard – ce dont son récit à propos de « Sertão », par exemple, quatrième piste de son septième album, « O Gringo », en 1980, donne une illustration doucement flamboyante. En nous racontant, par petites touches, la genèse, construction ou éblouissement (et sans masquer un instant le rôle des lectures à côté de celui des personnes), de fulgurances telles que « la beauté, la violence, posées sur la balance » (« Kingston », 1980), « Encore une fois je pars / Poussé par des alizés synthétiques » (« La malédiction du voyageur », 1981), « La dignité n’est pas votre spécialité » (« Faits divers », 1991) ou « Mais dans cette nuit noire / Qu’on a payée si cher / On coule en dérivant » (« Croisières méditerranéennes », 2017), pour n’en citer que quelques-unes parmi tant d’autres, Bernard Lavilliers nous rapproche de toute sa gentillesse du mystère de la création poétique au long cours – et de son association étroite à ce qu’il y a de plus politique en nous.

Bénéficiant d’une somptueuse mise en page et d’une iconographie pertinente voire rusée, « Écrire sur place » mérite l’attention de bien davantage que les seul(e)s fans de Bernard Lavilliers, et apporte aussi une bien belle contribution au débat de la place de la chanson dans la poésie contemporaine, débat dont Leonard Cohen, Bob Dylan, Siouxsie Sioux, et… Bernard Lavilliers – et tant d’autres, bien sûr ! – auraient dû démontrer à tout(e) un(e) chacun(e) l’inanité depuis longtemps.

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Caruarú Hotel Centenario, suite princière
Vue sur les chiottes, télé couleur, courant alternatif
Les pales du ventilateur coupent tranche à tranche
L’air épais du manioc

Le dernier Texaco vient de fermer ses portes
Y a guère que les moustiques pour m’aimer de la sorte
Et leurs baisers sanglants m’empêchent de dormir
Bien fait pour ma gueule ! J’aurais pas dû venir

Calé dans ton fauteuil tu écoutes ma voix
Comme un vieux charognard tu attends que je crache
La gueule jaune des caboclos, Antonio Das Mortes
Capangas machos à la solde des fazendeiros
Pour te donner un avant-goût de vacances intelligentes
Ceux qui vendent du soleil à tempérament
Les cocotiers, les palaces et le sable blanc
Ne viendront jamais par ici
Remarque il paraît que voir les plus pauvres que soi, ça rassure
Alors allez-y, ici, tout le monde peut venir, ici il n’y a rien

Un soleil ivre de rage tourne dans le ciel
Et dévore le paysage de terre et de sel
Où se découpe l’ombre de Lampião
D’où viendront les cangaceiros de la libération ?
Le cavalier que je croise sur son cheval roux
Son fusil en bandoulière qui tire des clous
A traversé ce désert, la sèche et la boue
Pour chercher quelques cruzeiros à Caruarú

Un éternel été émiette le sertão
Le temps s’est arrêté en plein midi
Il y a déjà longtemps

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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