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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « L’empoisonneuse d’Istanbul » (Petros Markaris)

En voyage touristique organisé à Istanbul, le commissaire Kostas Charitos est contraint à l’action par une série de meurtres liés à l’exode grec de 1955, cinquante ans plus tôt.

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Markaris

La Vierge me regarde de haut d’un air sévère, presque réprobateur. Enfin, c’est ainsi que je ressens les choses. Après tout, je me fais peut-être des idées, à moins que je ne nourrisse un complexe de supériorité tout ce qu’il y a de plus grec orthodoxe. La mère de Dieu a bien d’autres chats à fouetter que de s’occuper de moi. Et pourtant, elle contemple ses ouailles qui se bousculent dans le vaste narthex. J’en fais partie par le plus grand des hasards, accompagné de ma moitié et d’une meute de touristes athéniens.
– La mosaïque représentant la Vierge à l’Enfant date de 867 et est antérieure à toutes les autres mosaïques restaurées, m’informe la voix de la guide en me ramenant au moment présent. Elle a été réalisée à la fin de la seconde période iconoclaste.
– Gloire à Dieu qui m’a donné de voir cela, murmure à mes côtés Adriani en se signant copieusement. Vierge Marie, mère de Dieu, exauce ma prière, ajoute-t-elle.
Je connais parfaitement la raison de ses dévotions mais je préfère ne pas aborder le sujet.
– Le dôme de l’église Sainte-Sophie s’élève à cinquante mètres et soixante centimètres, précise pompeusement la guide. Son diamètre dans l’axe nord-sud est inférieur à celui de l’axe est-ouest. À l’endroit où vous pouvez voir les caractères arabes, autour des petits rayons, se trouvait la mosaïque du Christ Pantocrator. Le texte arabe a été ajouté au dix-huitième siècle. Il s’agit de la première sourate du Coran.
Depuis le centre de la coupole, à l’endroit désigné par la guide, les mosaïques rayonnent, comme de longues frises courant jusqu’aux vitraux pour mieux briller au soleil.
– Si on grattait la peinture des pattes de mouche, tu crois qu’on y verrait dessous le petit Jésus ? Ce serait marrant ! s’esclaffe Stélaras, dont le rire résonne tandis que sa mère le gratifie d’un « Silence ! » sifflé à l’oreille.
– Rien n’est moins sûr, explique la guide. De nombreux archéologues et restaurateurs d’œuvres d’art affirment que la plus grande partie de la mosaïque a été détruite.
– Malgré le temps, malgré les ans, elle est toujours à nous. Mais il n’en reste rien pour le jour où elle nous sera restituée, commente d’un air affligé Despotopoulos.
Fouillant du regard autour de moi, je fais mine de contempler la grandeur du site et m’éloigne du groupe parce que Despotopoulos est un militaire à la retraite, ancien général de la division blindée et fervent défenseur de la sainte guerre opposant les forces armées aux corps de la sécurité. D’où la sempiternelle question qu’il me lance à chacun de ses accès de fièvre patriotique : « Et vous, qu’en pensez-vous, monsieur le commissaire ? » Et moi, je me retiens de ne pas lui balancer que, depuis que les Albanais ont envahi Athènes, il serait bon pour nous d’investir à notre tour Constantinople comme un juste retour des choses. Mais il est fichu de prendre mes propos au premier degré.

Pour des raisons familiales qui s’éclaireront le moment venu (et qui – rassurons d’emblée les lectrices et lecteurs inquiets – trouveront une issue relativement favorable dans les épisodes suivants de la saga Kostas Charitos, le commissaire et son épouse Adriani sont en voyage organisé à Istanbul. Parcours de visites « classique », teinté éventuellement de la nostalgie et du ressentiment dont beaucoup de Grecs originaires de la cité, qu’ils ont parfois dû, eux-mêmes ou leurs parents et grands-parents, quitter précipitamment après les « événements » de 1955, et parcouru occasionnellement des clivages politiques, entre touristes grecs, qui parcourent toujours leur pays en ces années 2000, bien après la guerre civile et la dictature des colonels. Les vacances légèrement fiévreuses du commissaire vont toutefois prendre un tour bien différent, et l’obliger à certaines acrobaties diplomatiques aventureuses avec la police turque, lorsqu’une série de meurtres au moyen d’un poison particulier se mettent tout à coup à toucher, sur place, diverses personnes liées, visiblement de près ou même en apparence de beaucoup plus loin, à l’exode des Grecs locaux après 1955.

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Mme Mouratoglou nous a tous emmenés au restaurant « Imbros » dont le patron est, sans surprise aucune, originaire de cette île turque de la mer Égée. Nous sommes installés en terrasse, sur une longue ruelle qui semble plus étroite qu’elle n’est en réalité, à cause des tables qui débordent sur la chaussée de part et d’autre, comme chez les autres restaurateurs de la rue. Pour y accéder, nous avons dû traverser une rue pleine d’échoppes où l’on proposait les fameuses moules frites, puis continuer tout droit avant de tomber sur d’autres marchands de moules, farcies cette fois. Plus loin, les parfums d’épices, les arômes de pastirma, de la viande de boeuf pressée couverte de cumin, de paprika, de fenugrec, de sel et d’ail, et les odeurs de soudjouk, la saucisse sèche épicée, et celles de likourinos, le poisson fumé dont les plus beaux spécimens de mulet pendaient dans les magasins. Chez nous, ce sont les grappes de raisin que nous exposons ainsi. Ici, c’est la charcuterie et les mézès, les amuse-gueules, qu’on accroche pour attirer le chaland. Je ne sais pas ce qui me restera le plus de mon voyage à Constantinople : Sainte-Sophie, le Bosphore ou les odeurs de la ville.
– Mais enfin, on dirait que ces Turcs sont en permanence affamés ! s’étonne Adriani à l’intention de Mme Mouratoglou.
– Ne vous y trompez pas. Ils mangent peu. Ce sont nous, les Grecs, qui dévorons comme quatre ! s’exclame dans notre dos la voix tonitruante de M. Sotiris, notre restaurateur, que Mme Mouratoglou nous a présenté un peu plus tôt.
– C’est impossible ! proteste Adriani. Il n’y a pas une ruelle où nous soyons passés dont un magasin sur deux ne propose de la nourriture.
– Les Turcs ne sont pas esclaves de la faim mais des saveurs, Mandam, lui précise Sotiris. Le Turc bien né aime à avoir une dizaine d’assiettes autour de lui pour y picorer pendant des heures. Moi je préfère les Grecs.
– Et pourquoi donc ? dis-je.
– Parce qu’ils ont toujours faim. Ils sont donc plus faciles à contenter. Une pièce de viande aussi dure qu’une semelle dans leur assiette, tout au plus une portion de moussakas, et, en moins d’une heure, l’affaire est réglée. Alors qu’avec les Turcs, il faut aller et venir des dizaines de fois pour servir et desservir des assiettes et des ramequins.
Tout en parlant, il se dirige vers une table voisine pour saluer un homme dans la soixantaine, qui dîne seul dans son coin. Il est évident qu’ils se connaissent. Notre restaurateur s’assied en face de lui et commence à lui faire la conversation. Mme Mouratoglou l’observe tout en secouant la tête.
– Si vous saviez combien de restaurants grecs il y avait dans le quartier de Péra, monsieur le commissaire, me dit-elle. Et pas seulement à Péra mais aussi sur les îles des Princes et à Thérapia, que les Turcs appellent Tarabya. Aujourd’hui, il ne reste plus que Sotiris, un autre à Thérapia, et un troisième sur Prinkipos, la plus grande des îles de l’archipel. Büyükada, en turc.
– Ils ont dû vendre leur commerce ? demande Adriani.
– Certains ont vendu. D’autres sont morts et leurs enfants n’ont pas pris la suite, préférant s’installer en Grèce…
À mon grand soulagement, Mme Mouratoglou poursuit ses explications à l’adresse d’Adriani qui, en bonne adepte de la télévision, adore les histoires et en particulier celles qui sont tristes. Moi, c’est tout le contraire : j’éprouve un rejet naturel pour toutes les grandeurs passées sur lesquelles on pleure dès qu’on les évoque. Je jette un regard autour de moi, sur les tables disposées le long de la ruelle. Elles sont toutes occupées. Les convives boivent et bavardent de concert mais, dans l’ensemble, ils font moitié moins de bruit que la moindre petite taverne athénienne dans laquelle on ne peut même pas entendre parler son voisin.

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Publiée en 2008, traduite en français en 2010 par Caroline Nicolas pour Seuil Policiers, « L’empoisonneuse d’Istanbul » est la cinquième enquête conduite par le commissaire Kostas Charitos de Petros Markaris. Se déroulant quelques semaines avant le début de la « Trilogie de la crise », avec « Liquidations à la Grecque », elle est la dernière pour un bon moment à ne pas être en prise avec l’actualité immédiate (fût-elle par moments légèrement science-fictive) de la Grèce. Enquête plus « intemporelle », donc, même si elle est comme de coutume chez l’auteur férocement reliée à l’histoire du pays, j’ai préféré vous en parler, une fois n’est pas coutume, après les péripéties criminelles engagées au cœur de l’effondrement financier des années 2010.

Histoire de vengeance improbable qui nous permet de parcourir, à hauteur d’homme et de femme, l’une des facettes de l’animosité séculaire entre Grecs et Turcs, elle nous plonge dans un curieux climat, largement inconnu des lectrices et lecteurs de par chez nous, celui de la nostalgie éventuellement vindicative liée au pogrom d’Istanbul de 1955, qui déclencha l’émigration massive de la grande majorité des 135 000 Grecs de la ville à l’époque. En effet, si la « Grande Catastrophe » liée à la fin de la guerre gréco-turque de 1922 et au traité de Lausanne de 1923 et au chaotique « échange de populations » (on ne parlait pas encore à l’époque d’épuration ethnique) avait vu le chassé-croisé d’un million et demi de chrétiens chassés d’Asie et de 500 000 musulmans repoussés hors d’Europe, les communautés orthodoxes d’Istanbul n’avaient, par dérogation (et certainement un peu parce que les Alliés occupaient la ville depuis la fin de la première guerre mondiale…), pas été concernées par ce règlement ô combien douteux. C’est trente ans plus tard que l’émigration « forcée » prit place, avec son lot de crimes et de spoliations, et sa cohorte de profiteurs d’aubaines économiques « à saisir », qui fournissent la toile de fond de cette enquête prenant place encore cinquante ans plus tard. On notera d’ailleurs à quel point Petros Markaris est habile dans la pratique d’un décentrage largement ironique vis-à-vis de ses compatriotes, et comment il évite avec art de souffler sur les braises gréco-turques, en soulignant les comportements loin d’être angéliques de certains Grecs nantis vis-à-vis de moins chanceux qu’eux – et la rapacité largement partagée des deux côtés du Bosphore. La fibre sociale rusée et ambiguë qui parcourt les travaux de l’auteur prend ainsi, ici, un tour parfois joliment inattendu.

Ce n’est pas que l’on trouve chez nous moins de commerces de restauration mais, au contraire d’ici, les nôtres s’apparentent davantage à des fast-foods qu’à des comptoirs de vente à emporter : les mets sont présentés en vitrines derrière lesquelles se tiennent des hommes vêtus de blouses immaculées et coiffés de toques de cuisinier.
Adriani s’approche d’une vitrine. Au début, je me dis qu’elle souhaite commander un complément de repas vu que son appétit a été coupé net quand elle m’a vu sortir mon portable. En fait, je me trompe. Elle reste plantée là, à détailler la vitrine et les plats exposés. Elle rêvasse devant les préparations à l’huile, les boulettes de viande déclinées dans des formes variées, les riz divers et les viandes grillées. Elle regarde les colonnes alignées le long des murs des gyros qui tournent sur eux-mêmes pour cuire la viande dans laquelle on tranche le kebab. Elle semble incapable d’en détacher les yeux.
– Vous aimez la cuisine, madame Charitos ? lui demande gentiment Mme Mouratoglou.
– Comment avez-vous deviné ?
– À votre regard. Vous avez celui d’une spécialiste, répond-elle avant d’hésiter un instant. D’une spécialiste un tantinet envieuse.
Bien que Mme Mouratoglou ait répondu de manière amicale, sans aucune intention de blesser, je m’attends à ce qu’Adriani prenne la mouche et m’apprête d’ores et déjà à la contenir pour ne pas nous retrouver en froid avec la seule personne qui fait montre d’un peu d’affection pour nous ces derniers temps. Mais Adriani me surprend lorsqu’elle s’adresse en souriant à Mme Mouratoglou :
– Toutes les bonnes cuisinières sont un peu jalouses un jour ou l’autre, madame Mouratoglou. Ce qui me plaît tant, ici, c’est l’abondance. L’œil est autant rassasié que l’estomac.
Nous remontons Péra en direction de la place Taksim non sans difficulté à cause de la foule en sens inverse.
– Vos confrères, monsieur le commissaire, me murmure Mme Mouratoglou en me montrant discrètement une ruelle sur notre gauche.
En guise de confrères, je vois surtout une brigade de policiers en grande tenue de combat : casque, bouclier et matraque. Ils ont barré la ruelle sur toute sa largeur et sont prêts à intervenir au moindre accroc. J’imagine le sermon que nous aurait seriné le ministre, voire tous les membres du gouvernement réuni, si nous mettions en faction quelques membres des MAT rue Santaroza ou encore rue Charilaou Trikoupi, également fréquentées. Nous aurions eu droit à toute la gamme de noms d’oiseau, allant du gentil « flicaillons » jusqu’au dédaigneux « fascistes », en passant par un hostile « mercenaires ».
– Ils sont là tous les soirs ou il y a quelque chose en particulier aujourd’hui ? dis-je à Mme Mouratoglou dans l’espoir d’en apprendre davantage.
– Je ne viens pas ici tous les soirs, comme vous savez. Mais ils y sont chaque fois que je passe dans ce quartier.

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À propos de Hugues

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