Quinze ans après sa parution, un réquisitoire politique et écologique, superbement argumenté, qui n’a – hélas – guère pris de rides face aux innombrables combats retardateurs conduits par tant de détenteurs du pouvoir économique.
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RELECTURE
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L’autobus me conduisait à l’aéroport d’Heathrow, au terme d’un reportage sur le « soldat du futur ». La radio diffusait les nouvelles. Le journaliste racontait que, selon des spécialistes suédois, un taux élevé de radioactivité était détecté dans le pays scandinave. Cela pourrait provenir de l’accident d’une centrale nucléaire.
Nous étions le 28 avril 1986, le surlendemain de l’accident de Tchernobyl. Cette nouvelle réveilla en moi, soudainement, un sentiment d’urgence oublié. Dix ou quinze ans auparavant, je lisais Illich, La Gueule Ouverte, Le Sauvage, et me passionnais pour l’écologie, qui me paraissait la seule vraie alternative à une époque où le marxisme triomphait. Puis la vie m’avait poussé sur d’autres chemins. Journaliste, j’étais alors immergé dans la révolution micro-informatique : au moment où Time consacrait l’ordinateur « homme de l’année », je découvrais avec mes camarades de Science et Vie Micro les arcanes du premier Macintosh, les « messageries roses » du Minitel qui préfiguraient les chats et forums d’Internet, les aventures d’un jeune type nommé Bill Gates qui venait de conclure un contrat fumant avec IBM.
Subitement, Tchernobyl. Une évidence : l’écologie. Une urgence : la raconter. J’ai commencé à le faire. Depuis, j’ai toujours été guidé par deux règles : être indépendant, et produire de la bonne information, c’est-à-dire exacte, pertinente, originale. Aussi me gardai-je du catastrophisme. Racontant, parmi les premiers, l’affaire climatique, l’aventure des OGM, la crise de la biodiversité, je n’ai jamais « forcé le trait ». Il me semblait que les faits, portés par une attention tenace pour des sujets si évidemment prioritaires, suffisaient à parler à l’intelligence. Et je croyais que l’intelligence suffisait à transformer le monde.
Cependant, après avoir cru que les choses changeaient, que la société évoluait, que le système pouvait bouger, je fais aujourd’hui deux constats :
– la situation écologique de la planète empire à une allure que les efforts de millions de citoyens du monde conscients du drame mais trop peu nombreux ne parviennent pas à freiner ;
– le système social qui régit actuellement la société humaine, le capitalisme, s’arc-boute de manière aveugle contre les changements qu’il est indispensable d’opérer si l’on veut conserver à l’existence humaine sa dignité et sa promesse.
Ces deux constats me conduisent à jeter mon poids, aussi infime soit-il, dans la balance en écrivant ce livre court et aussi clair qu’il est possible de l’être sans trop simplifier. On y lira une alarme, mais surtout un double appel, sans le succès duquel rien ne sera possible : aux écologistes, de penser vraiment le social et les rapports de force ; à ceux qui pensent le social, de prendre réellement la mesure de la crise écologique, qui conditionne aujourd’hui la justice.
Ces quelques phrases introduisent « Comment les riches détruisent la planète », publié en 2007 aux éditions du Seuil. Quinze ans plus tard, elles ont hélas conservé leur triste justesse, assortie d’un changement plus drastique encore dans l’échelle de l’urgence, désormais. Les nombreuses rééditions de l’ouvrage, et donc le nombre toujours croissant de lectrices et de lecteurs, témoignent bien d’une prise de conscience de plus en plus partagée, mais la puissance de résistance de ceux qu’il faut bien, avec Hervé Kempf, désigner du vocable collectif d’oligarchie est telle que « les choses n’avancent que toujours trop lentement ». Comme à la lecture du « Printemps silencieux » à propos du désastre des pesticides, nettement plus ancien bien entendu, puisque Rachel Carson le publiait en 1962, on est encore frappé chaque semaine par le maquis serré d’obstacles, de mauvaises volontés, de fausses évidences et de lobbys déchaînés qui se mobilise sans cesse pour retarder les décisions nécessaires (les sorties fréquentes, en France, d’un Bruno Lemaire, ou la masse impressionnante de lobbyistes du carbone présents à la dernière COP, en Égypte, en fournissant quelques illustrations très contemporaines, et particulièrement rageantes désormais). Le temps n’est plus, hélas, où la fameuse formule en forme de prétexte pour ne rien faire du fictif vice-président des États-unis, Raymond Becker, dans « Le jour d’après » de Roland Emmerich en 2004 (« L’économie est tout aussi fragile que l’environnement ») pouvait nous faire presque sourire. Les riches détruisent la planète, et Hervé Kempf, il y a donc déjà quinze ans, l’explicitait point par point, en six chapitres d’une belle densité et 110 pages.
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Le confort dans lequel baignent les sociétés occidentales ne doit pas nous dissimuler la gravité de l’heure. Nous entrons dans un temps de crise durable et de catastrophes possibles. Les signes de la crise écologique sont clairement visibles, et l’hypothèse de la catastrophe devient réaliste.
Pourtant, on prête au fond peu d’attention à ces signes. Ils n’influencent pas la politique ni l’économie. Le système ne sait pas changer de trajectoire. Pourquoi ?
Parce que nous ne parvenons pas à mettre en relation l’écologie et le social.
Mais on ne peut comprendre la concomitance des crises écologique et sociale si on ne les analyse pas comme les deux facettes d’un même désastre. Celui-ci découle d’un système piloté par une couche dominante qui n’a plus aujourd’hui d’autre ressort que l’avidité, d’autre idéal que le conservatisme, d’autre rêve que la technologie.
Cette oligarchie prédatrice est l’agent principal de la crise globale.
Directement par les décisions qu’elle prend. Celles-ci visent à maintenir l’ordre établi à son avantage, et privilégient l’objectif de croissance matérielle, seul moyen selon elle de faire accepter par les classes subordonnées l’injustice des positions. Or la croissance matérielle accroît la dégradation environnementale.
L’oligarchie exerce aussi une influence indirecte puissante du fait de l’attraction culturelle que son mode de consommation exerce sur l’ensemble de la société, et particulièrement sur les classes moyennes. Dans les pays les mieux pourvus comme dans les pays émergents, une large part de la consommation répond à un désir d’ostentation et de distinction. Les gens aspirent à s’élever dans l’échelle sociale, ce qui passe par une imitation de la consommation de la classe supérieure. Celle-ci diffuse ainsi dans toute la société son idéologie du gaspillage.
Le comportement de l’oligarchie ne conduit pas seulement à l’approfondissement des crises. Face à la contestation de ses privilèges, à l’inquiétude écologiste, à la critique du libéralisme économique, il affaiblit les libertés publiques et l’esprit de la démocratie.
Une dérive vers un régime semi-autoritaire s’observe presque partout dans le monde. L’oligarchie qui règne aux Etats-Unis en est le moteur, s’appuyant sur l’effroi provoqué dans la société américaine par les attentats du 11 septembre 2001.
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Indifférence des puissants, mieux protégés que toutes et tous des conséquences les plus immédiates du dérèglement écologique (Chapitre I : « La catastrophe. Et alors ? »), négligence face à la montée de la pauvreté (Chapitre II : « Crise écologique, crise sociale »), égoïsme forcené de la « secte mondiale des goinfres goulus » (Chapitre III : « Les puissants de ce monde »), démonstration de l’effet d’entraînement de l’incurie de la classe supérieure (Chapitre IV : « Comment l’oligarchie exacerbe la crise écologique »), substitution de l’autoritarisme musclé à la démocratie ordinaire face à la montée des revendications (Chapitre V : « La démocratie en danger ») : le constat dressé par Hervé Kempf, qui a hélas à peine besoin d’être actualisé malgré le temps déjà écoulé, est implacable. Et si le chapitre VI (« L’urgence et l’optimisme ») indiquait avec une certaine confiance que « L’oligarchie peut se diviser » pour espérer surmonter les blocages et les atermoiements, force est sans doute de constater en 2022 que, bien que cela soit exact, cela demeure nettement trop lent. Et que l’on ne doit plus être surpris qu’une radicalité telle celle du professeur Andreas Malm (« Comment saboter un pipeline », 2021, dont l’on vous parlera très prochainement sur ce blog) et des mouvements écologistes les plus récents, provoquant éventuellement les cris d’orfraie des tenants des immobilismes et des « évolutions douces », soit désormais beaucoup plus d’actualité que jamais.
Dans cette situation, qui pourrait conduire soit au chaos social, soit à la dictature, il importe de savoir ce qu’il convient de maintenir pour nous et pour les générations futures : non pas la « Terre », mais les « possibilités de la vie humaine sur la planète », selon le mot du philosophe Hans Jonas, c’est-à-dire l’humanisme, les valeurs de respect mutuel et de tolérance, une relation sobre et riche de sens avec la nature, la coopération entre les humains.
Pour y parvenir, il ne suffira pas que la société prenne conscience de l’urgence de la crise écologique – et des choix difficiles que sa prévention impose, notamment en termes de consommation matérielle. Il faudra encore que la préoccupation écologique s’articule à une analyse politique radicale des rapports actuels de domination. On ne pourra pas diminuer la consommation matérielle globale si les puissants ne sont pas abaissés et si l’inégalité n’est pas combattue. Au principe écologiste, si utile à l’époque de la prise de conscience – « Penser globalement, agir localement » -, il nous faut ajouter le principe que la situation impose : « Consommer moins, répartir mieux ».
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Discussion
Rétroliens/Pings
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