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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Le tango des ombres » (Jean-François Seignol)

Plaçant le tango, ses passions et ses mystères, au cœur de cinq nouvelles jouant de la science-fiction et du fantastique, un recueil surprenant de ruse et de beauté.

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Seignol

Pour parvenir jusqu’au quartier Villa Urquiza, Emilio avait dû montrer sa carte professionnelle à plusieurs reprises. Les agents du service de la Rectitude urbaine, en faction aux principaux carrefours, étaient intrigués par la malette fixée à l’arrière de son vélo. En particulier, la serrure avec son verrou électromécanique à code. Chaque fois, son ordre de mission spécial du C-Sub lui avait permis de passer.
Retardé par tous ces contrôles, le jeune homme avait pédalé avec plus d’entrain dans les rues quasi désertes de Ciudad. La ville portait un autre nom autrefois, à une époque où le vent n’était pas toxique et où le port ne s’ouvrait pas sur une lagune malodorante. Mais il n’avait pas connu ce temps-là.
Il arriva enfin à son rendez-vous. Octavio l’attendait, dissimulé dans l’ombre d’un bâtiment désaffecté, un maté à la main. Après les présentations, il proposa la boisson à Emilio. Il n’aurait pas été poli de refuser. Emilio aspira quelques gorgées avec la paille métallique. L’infusion était tiède et avait un goût de poussière.
Il prit dans sa poche le petit carnet sur lequel il avait noté les codes du jour, déverrouilla la malette et en sortit une grosse paire de lunettes reliée à une batterie.
Il fixa l’appareil sur ses yeux, tourna une molette de réglage et scruta le trottoir d’en face.
« Vous voyez quelque chose, inspecteur ? » demanda enfin Octavio en triturant la cravate fripée qui tire-bouchonnait sur sa chemise. Emilio ne répondit rien.
Dans la lumière verte de ses oculaires, il examinait les passants qui s’engageaient dans la rue : des couples, des petits groupes d’hommes ou de femmes, enveloppés dans de grands manteaux pour se protéger du vent froid, arrivaient par les deux côtés en rasant l’interminable mur décrépi. Percé de rares fenêtres qu’occultaient des planches de bois, celui-ci portait des lettres peintes en noir, à demi effacées, qui le désignaient comme une ancienne conserverie de fruits : ananas, mangues, papayes… Tout cela n’existait plus. Un seul étage s’élevait sur plus de six mètres jusqu’à la naissance du toit. L’entrée se faisait par une porte percée au centre du grand portail à la peinture fanée.
Le policier releva les lunettes sur son front. Les caoutchoucs avaient laissé deux marques rondes autour de ses yeux Il se retourna et attrapa un classeur dans la malette. Il tourna les pages avec hâte puis s’arrêta sur l’un des feuillets. Une photographie en noir et blanc accompagnée d’informations dactylographiées. En tête de page, la mention « Confidentiel » était flanquée du tampon du service de Contre-Subversion de la police du Conseil.

Recueil de cinq nouvelles, paru en mars 2022 dans la collection Freaks des éditions Æthalidès (où l’on avait déjà goûté les excellents « Lettre au recours chimique » de Christophe Esnault et « Seins noirs » de Watson Charles), « Le tango des ombres » est le premier ouvrage publié en volume personnel (après une dizaine de nouvelles parues en revue ou en anthologie depuis 2003) de Jean-François Seignol. Ingénieur-chercheur, spécialiste des ouvrages d’art (ici au sens travaux publics du terme) et de résistance des matériaux, il nous invite en beauté à découvrir la manière dont sa passion communicative du tango, chanté, dansé ou source d’inspiration littéraire, peut s’inscrire dans une authentique démarche spéculative, empruntant avec allégresse certains des codes les plus subversifs de la science-fiction et du fantastique (dont il est par ailleurs un critique à l’œil ô combien averti, exerçant notamment sur noosfere).

La nouvelle qui ouvre le recueil et lui donne son titre, de loin la plus longue avec ses 80 pages, est certainement la plus emblématique de l’ensemble : sous couvert d’une méthodique mais quelque peu inattendue infiltration policière au long cours d’un club de tango qui ne semble pas être ce qu’il prétend être, « Le tango des ombres » nous confronte à un État policier virulent, résurgence cybernétique de la terrible dictature argentine, qui ne tolère le chant et la danse que dans la mesure où ils ne sont que divertissement, alors qu’ici le tango est bien devenu tout autre chose – même si ce n’est pas du tout ce que la lectrice, le lecteur ou le policier en charge du dossier peuvent imaginer initialement (quel superbe retournement final !).

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J’effectuai la suite de mes recherches avec la même discrétion. On ne captait les signaux de la borne wi-fi de la pension qu’au salon du premier étage, aussi m’y rendais-je tôt le matin, quand Esteban dormait encore. À partir de l’histoire du colonel Ortega, je pénétrai dans un monde, nouveau pour moi, de sites consacrés à l’occultisme, de forums où des illuminés du monde entier s’écharpaient sur les traductions du Sefer Yetsirah ou l’existence réelle du Necronomicon. Des pages et des pages web abritaient des débats sur les pouvoirs d’Alastair Crowley ou l’héritage d’Albert le Grand. De fausses pistes en culs-de-sac, de conversations surréalistes avec des maniaques qui voulaient me convertir au candomblé en tentatives d’escroqueries diverses, je finis par tomber sur un site qui, moyennant une somme modeste, me permit de télécharger un rituel baptisé « Le Piège du Rossignol ». (« La nuit où tu m’aimeras »)

« La nuit où tu m’aimeras » organise un magnifique et inquiétant télescopage entre la vie et la mort du mythique Carlos Gardel, les mystères et les quasi-superstitions qui l’entourent, pour en saisir certains interstices propices, et le désir tout contemporain qu’éprouve un jeune homme venu apprendre le tango à Buenos Aires pour une jeune Autrichienne suivant les mêmes cours que lui. Dans cette béance, quelque chose d’un E.T.A. Hoffmann rendu frénétique par la lancinance d’un 78 tours d’époque s’est engouffré.

« Candombe » réussit une assez incroyable transposition de la puissance subversive des danses, chants et rituels du candomblé brésilo-argentin – en en pimentant la puissance de quelques chevauchées nocturnes résonnant aussi avec le vaudou haïtien ou la santeria cubaine -, sous le signe d’une conception écologique radicale et inattendue, à l’ère partiellement prévisible de l’exploitation minière acharnée des exoplanètes et autres satellites, en une torsion des rapports de production que ne renierait pas China Miéville et une anthropologie exotique et rusée digne du Gene Wolfe de « La cinquième tête de Cerbère ».

Surprenant travail du doppelgänger et de l’imagination au fond des milongas parisiennes, « Paso doble », peut-être plus littéral que les quatre autres nouvelles malgré son exacerbation psychologique et fantastique, m’a sans doute moins convaincu au sein du recueil, mais « Le flot », pour conclure l’ouvrage, instille les touches finales d’une folle poésie au bord du gouffre, transformant le néant fascinant du trou noir en un événement mathématique et physique aux multiples résonances intimes et politiques, avec des accents insolites et d’une profonde beauté qui évoquent par moments la flamboyance fatale du « Aniara » de Harry Martinson.

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Ils dansent. Leurs jambes glissent ensemble sur le sol dans un mouvement très lent, leurs respirations se sont accordées sur le souffle du bandonéon dont les accords résonnent de plus en plus fort dans la salle, et ils évoluent selon un large cercle, lui la tête à peine tournée à gauche, elle les yeux clos maintenant, chacun penché un peu en avant dans une chute permanente vers l’autre. Il maintient la femme serrée dans ses bras, il la garde et la protège dans ce cocon doux et ferme à la fois, il guide chacun de ses pas tandis qu’elle progresse à reculons, dans un abandon généreux, et cette confiance absolue qu’elle lui offre le grandit et le réconforte, même s’il l’emporte avec lui vers la mort qui attend au bout de la danse.
La gueule obscure de Sagittarius A* grandit encore : sur les bords nets du disque, les milliards d’étoiles brillent d’un éclat plus froid alors que toutes les longueurs d’ondes se contractent vers l’ultraviolet, et dans les tréfonds du Kip Thorne monte une plainte grave lorsque les moteurs parviennent à leur poussée ultime, et l’homme se raidit parce que l’appréhension de la chute inéluctable vient troubler sa concentration, mais la femme qui l’enlace perçoit la tension dans son dos, et son bras qui lui entoure les épaules se fait plus caressant, et sa tête bouge à peine contre la joue de l’homme, très doucement elle lui murmure à l’oreille : « Chut… c’est notre temps, il nous appartient », et ces paroles apaisent l’homme qui plonge de nouveau dans la danse, ralentit ses mouvements mais plus il ralentit, plus il avance avec une intensité qu’elle seule perçoit, comme s’il lui offrait un univers tout entier à chaque pas.
Ils dansent, ils tournent sur la piste à rebours des aiguilles d’une gigantesque horloge dont le cadran reflète la totalité de la galaxie en rotation autour du cœur du trou noir et le bandonéon exhale une unique note que les violons reprennent à leur tour, puis le piano et tout l’orchestre, et cette note enfle, s’étire dans le temps, remplit tout l’espace de la salle tandis que l’homme inspire, ancre ses deux pieds dans le sol, enlace avec une infinie douceur sa partenaire et lui guide une suspension à laquelle elle répond en allongeant sa jambe lentement, très lentement, frôlant le sol du bout de l’orteil, pesant contre la poitrine de l’homme qui l’entraîne vers le haut, les élève tous deux, les emporte dans un flot immobile et la femme continue à étirer sa jambe, à étirer le geste, à étirer le temps.

La lectrice ou le lecteur seront comme moi particulièrement impressionnés par la fusion équilibrée à laquelle parvient ici Jean-François Seignol : en profond passionné du tango sous tous ses aspects techniques, historiques, culturels et symboliques, il en intrique le caractère au sein de narrations éminemment rusées qui sont tout sauf des prétextes. Ici, le tango (ou son équivalent dans chacune des cinq nouvelles) est le personnage central, celui qui porte les autres et les pousse à donner le meilleur d’eux-mêmes, pour notre plus grande joie. Comme le dit avec beaucoup de justesse Catherine Dufour dans sa belle préface : « Le mélange des deux thèmes, un avenir à bout de souffle où sévit encore et toujours l’éternelle agressivité des rapports humains et la grâce du tango, au seuil duquel les couteaux s’émoussent et retournent au fourreau, est un mélange plus qu’étonnant : il est détonant. Il apporte enfin à la science-fiction, souvent braquée sur la technologie et la politique, une dimension affective, esthétique, musicale et érotique qui manquait. Et c’est ce qui fait de ce recueil une œuvre indispensable. »

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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