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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Citadins de demain » – Capitale du Nord 1 (Claire Duvivier)

L’autre début du cycle de la Tour de Garde, les fondations d’une fantasy inhabituelle, économique et politique en diable, subtilement surnaturelle, portée en beauté à hauteur d’adolescents.

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Citadins

Je suis le produit d’une expérience éducative.
Une expérience telle qu’il n’aurait pu en exister que dans ma ville et pour ma génération. Car c’est à peu près à l’époque de ma naissance que les choses se mirent à changer pour Dehaven. À force de s’étendre, chassant la population dans les Faubourgs, elle finit par déborder de ses propres fortifications. Les Conseils décidèrent alors d’ériger une seconde rangée de murailles, qui serait, comme la première, longée de canaux tenant lieu de voies de communication ainsi que de douves. À côté des Faubourgs proprement dits, au sud-ouest, un nouveau quartier sortit du sol au sud de la vieille ville, en l’espace de quelques années : la Grille, nommé ainsi en raison du plan d’aménagement rigoureux mis au point par les délégués du Haut Conseil. Au nombre desquels on comptait ma grand-mère, Quilliota Van Esqwill, toujours en première ligne pour tout ce qui concernait la modernisation de la cité. Elle avait été la première, avant la naissance de mon père, à faire démolir l’hôtel particulier en bois de sa famille pour le remplacer par une demeure en brique et en pierre de taille. C’est dans cette bâtisse, encore assez unique en son genre dans le vieux quartier noble que l’on nomme la Citadelle, que je suis née et que j’ai grandi.
Mes parents, Renhardt et Aliss Van Esqwill, n’avaient pas connu la Dehaven obscurantiste où avaient grandi ma grand-mère et les gens de son âge, encore pleine de contes et de msytères, de foi naïve en des divinités incompréhensibles et d’espérance en un hypothétique au-delà. Tout cela avait été balayé à une folle vitesse depuis que le commerce avec les colonies avait pris son essor, apportant à la ville sa prospérité. Les religions n’étaient même plus bonnes à soumettre les peuples colonisés d’outre-mer ; quant aux superstitions, si elles pouvaient subsister dans quelques cœurs plébéiens, il était du devoir de l’aristocratie – au premier rang de laquelle les Van Esqwill, qui avaient compté tant de scientifiques dans leur lignée – de la reléguer définitivement dans le passé. Il fallait moderniser Dehaven, l’assainir, la rationaliser ; le port, les canaux devaient fonctionner comme une mécanique bien huilée, et rien ne pouvait freiner la marche du commerce.
Pour cela, il était nécessaire de donner naissance aux citadins de demain : des âmes neuves qui ne seraient plus forgées par les comptines des nourrices et les ânonnements dogmatiques des frères laïcs, qui servaient généralement de précepteurs aux grandes familles telles que la nôtre. L’éducation de l’avenir serait plus ouverte sur l’usage de la raison, le développement de l’intelligence. Voilà ce qu’était en substance le credo de mes parents, les Van Esqwill, ainsi que des De Wautier, leurs voisins à la Citadelle, mais également des amis qui partageaient leur progressisme.
Leur idée était simple, leur pari audacieux : il s’agissait de fournir à leurs propres enfants une éducation complète et éclairée, qui en ferait ces citadins de demain, en plus de créer entre eux des liens puissants qui renforceraient les positions de nos deux familles. C’est qu’elles étaient complémentaires : les Van Esqwill, famille de la mer, actionnaires importants de la Compagnie du Levant, avaient beaucoup d’influence au Palais grâce à leur charge héréditaire de délégué au Haut Conseil, présentement détenue par grand-mère Quilliota. Les De Wautier, quant à eux, famille de la terre, étaient immensément riches, possédant de nombreux domaines à l’extérieur de la cité, où les fermes et les abbayes avaient au fil des décennies laissé place à diverses industries, notamment une briqueterie située en amont du fleuve. Tel était le patrimoine corporel, incorporel et moral qu’il nous revenait de faire fructifier. 

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C’est par cet exposé de pédagogie politique à long terme, qui explique d’emblée (ou en donne en tout cas l’apparence, le premier roman de l’autrice, « Un long voyage », nous rappelant si nécessaire qu’un certain machiavélisme dans le traitement des attentes de la lectrice ou du lecteur ne peut pas être exclu) le titre de l’ouvrage, que débute « Citadins de demain », le deuxième roman de Claire Duvivier, et également le pendant Capitale du Nord de son homologue Capitale du Sud, « Le sang de la cité » de Guillaume Chamanadjian, inaugurant à eux deux le cycle de fantasy de « La Tour de Garde ».

Publié en 2021 chez Aux Forges de Vulcain, « Citadins de demain » s’attache aux pas d’Amalia, héritière de la famille Van Esqwill, de Hirion, héritier de la famille De Wautier,  et de leur camarade Yonas, de la famille Russmor, nettement moins prestigieuse que les deux précédentes puisque « simple » propriétaire d’une fort rémunératrice écluse. Si la structure politique de la puissante ville apparaît, par la perspicacité d’Amalia, plus rapidement à nos yeux que celle de son équivalent au Sud ne le faisait dans « Le sang de la cité », Dehaven partage avec Gemina l’importance fondamentale, même si elle est partiellement secrète, de la topographie, de la géographie et de l’économie dans la manière dont se structure le cadre étonnant de cette saga de fantasy pensée au long cours.

J’ai toujours recherché les hauteurs. Quand j’étais petite, le grenier de ma maison était l’endroit où je me sentais le plus en sécurité, en partie parce qu’il fallait y accéder par une longue échelle en bois sur laquelle Ebelin, mon demi-frère, n’osait pas s’aventurer. Il souffrait de vertige, ce dont j’avais défense absolue de me moquer, et le simple fait de regarder par la fenêtre depuis le premier étage pouvait le tétaniser lorsqu’il était enfant. Sans jamais disparaître, le trouble s’était atténué avec l’âge, et j’avais vite appris, une fois Ebelin suffisamment sûr de lui pour escalader péniblement l’échelle jusqu’au grenier, à m’éclipser sur le toit, où je savais qu’il ne me suivrait jamais. Certes, ce n’était pas exempt de danger : les toitures sont fort pentues à Dehaven, en particulier dans la Citadelle – celles du quartier portuaire sont plus clémentes -, et cette habitude déclencha très tôt des hurlements chez mes parents. Ils finirent par s’accoutumer à mes acrobaties, sans jamais les accepter tout à fait.
Cela explique la profonde satisfaction que je ressentis le jour où je me retrouvai, à la demande de ma mère elle-même, juchée sur le toit du siège de la Compagnie du Levant, assise en tailleur sur le chapeau d’une cheminée. Pieds nus, j’étais protégée du froid par une courtepointe à la propreté douteuse prêtée par Hyvelin, le stevedore, qui me couvait d’un regard inquiet depuis le chien-assis par lequel j’étais sortie. Il n’avait pourtant pas de souci à se faire : il avait pris soin de m’assurer d’une corde, solidement nouée autour de ma taille ainsi qu’à la rambarde de la fenêtre.
« Par pitié, mademoiselle Van Esqwill, dépêchez-vous ! – Pardonnez-moi, maître Hyvelin, mais j’ai besoin de concentration pour faire correctement mon travail… »
La vérité, c’était que je prenais mon temps. Certes, la fraîcheur était mordante mais, de là-haut, le panorama était magnifique sur la partie des quais concédée à la Compagnie, située à l’extrémité est du port, à la lisière de la Citadelle. Je voyais les bateaux s’éloigner vers le soleil du matin à ma droite, et l’horizon lisse devant moi.

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Même si les écritures respectives de Claire Duvivier et de Guillaume Chamanadjian, dans leurs deux premières pierres de l’édifice « La Tour de Garde » (du nom d’un complexe jeu de stratégie qui joue un rôle culturel important – et plus encore pour certains personnages spécifiques – dans les deux grandes cités), sont bien distinctes, ils bâtissent en commun une fantasy rare et originale, à l’écart de la majorité des techniques et des motifs familiers du genre (on songera peut-être à l’œuvre élaborée, sur une certaine ligne de convergence, par Patrick K. Dewdney dans son « Cycle de Syffe ») : ici, le surnaturel rôde à l’arrière-plan, développe des obsessions chez certains protagonistes, mais demeure mystérieux, profondément inquiétant et joliment incompréhensible, tandis que l’économie et la politique, inscrites dans des vies matérielles chères à Fernand Braudel, occupent toute la place qui leur revient logiquement, et façonnent l’Histoire comme le récit – superbement appréhendées à hauteur d’adolescents. Qu’une fresque aux visées apparemment aussi ambitieuses puisse prendre forme sans aucun sacrifice du côté de la qualité narrative réjouit ainsi diablement la lectrice ou le lecteur.

Ledit Artier se contenta de m’adresser un vague hochement de tête avant de prendre place à notre table, en me tournant à moitié le dos. J’avais l’habitude d’être complètement ignorée par les amis d’enfance de Yonas. Artier était le plus typique d’entre eux : toute la gouaille et la cuistrerie des Faubourgs réunies en un seul personnage, à savoir le bonisseur d’un tripot situé à la pointe ouest de Dehaven, où l’on jouait et perdait généralement beaucoup d’argent. Autant dire qu’être l’objet de son dédain ne m’attristait pas vraiment. Son compagnon, un jeune homme d’allure rustique un peu plus âgé que nous, se posta derrière la chaise d’Artier, les mains sur son dossier, et me salua d’un « mes hommages » beaucoup trop formel et teinté d’accent du sud.
« Voilà quelque chose que je n’ai jamais compris chez toi, Yonas, dit Artier en montrant le plateau d’un vague geste de la main. Un joueur de ta classe n’a rien à faire dans ce boudoir pour vieilles femmes. Aux Arènes, tu ferais vibrer les cœurs et délier les bourses.
– Ma parole, répondit Yonas, on dirait que tu me promets la place de cocotte en chef dans un bordel de luxe. Tu sais donner envie, pas de doute ! »
Artier parut réfléchir à la plaisanterie, puis, ne l’ayant pas comprise, il enchaîna, tournant la tête vers son camarade :
« Mais figure-toi que depuis que « monsieur Van Russmor » copine avec des aristos, on ne le voit plus pousser le pion aux Arènes ou ailleurs. Bizarre, non ? C’était le plus prometteur des gamins des Faubourgs, et le voilà déjà retiré des affaires.
– Je n’ai jamais cessé de jouer, Artier, protesta Yonas. Et tu le sais bien : tu as eu droit à une véritable correction pas plus tard que la semaine dernière.
– Jouer sans enjeu, ce n’est pas ce que j’appelle jouer, rétorqua l’autre.
– Je sais de quel genre d’enjeu tu parles, et tu sais que je ne jouerai jamais pour de l’argent. Maintenant, si cette conversation est terminée, j’aimerais profiter de ma soirée avec mon amie… »
Yonas – qui ne me nommait pas à dessein – reporta ostensiblement son attention sur moi, mais Artier claqua des doigts à côté de son visage pour la rappeler à lui. Je ricanai intérieurement : c’était une des habitudes détestables de ce rustre, et Yonas ne pouvait pas la supporter. Je voyais bien qu’il luttait pour ne pas lui envoyer son poing dans la figure.
« Minute minute minute, Russmor, avant de te laisser batifoler avec ta bourgeoise, laisse-moi te présenter un champion geminien de passage : Casimux. Tu ne peux pas refuser de te mesurer à lui, non, tu ne peux pas…
– Maintenant ? C’est que j’attends mon lait chaud… Enchanté, Casimux. »
Yonas serra fermement la main que lui offrait le compagnon d’Artier. Il était trop malin pour mettre ce nouveau venu dans le même sac que celui qui le lui présentait. Et la perspective d’un nouveau joueur en ville devait l’intéresser bien plus qu’il ne pouvait se permettre de le montrer.

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