Conduite au rythme paisible et attentif de la marche à pied, une formidable leçon de géographie psychologique, politique et humaine, conduite au fil des imaginaires du rail, de la désaffection et du toujours-en-devenir, au long de 50 km d’anciennes voies ferrées.
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cinquante secondes d’arc à Vendargues
À la gare de Vendargues, 50 ans après sa désaffection (1970), je pose qu’une année écoulée sera représentée par une seconde dans l’intervention que je vais mettre en action : 50 secondes pour 50 ans.
Les signaux ferroviaires, je les chercherai dans une inutile tension oculaire : ils ont disparu. Le tableau Lecat ne renvoie à plus rien de tangible, sinon à lui-même comme métaphore de la disparition de signes. Dans cet effort pour, malgré tout, chercher à les voir, s’impose à moi la notion de seconde d’arc, subdivision de la minute d’arc, mesure angulaire que les ophtalmologistes utilisent pour mesurer l’acuité visuelle. Je mets en parallèle le tableau de Snellen (imaginé par l’ophtalmologiste Herman Snellen en 1862) et mon tableau (imaginé en 2020) où je représente non plus les lettres attendues, mais les sigles de la signalisation ferroviaire. Je pousse l’affaire jusqu’au bout : à six mètres, la mesure angulaire entre mon œil et la lettre à identifier sur le tableau est de 5′ d’arc. On peut se représenter une minute d’arc (la soixantième partie d’un degré, ou la trois-cent-soixantième partie d’un tour complet) en visualisant l’angle entre l’œil et un signal ferroviaire de 24 cm de diamètre, à une distance de 800 m, soit un angle de 0,08°.
Mais essayons de voir plus loin encore : que donneraient ces 50 secondes retenues pour représenter 50 années de désaffection ? Imaginons un signal ferroviaire de 24 cm de diamètre à 50 km. Ou un angle de 0,01°. Bref, je ne verrais rien. Plus rien, enfin, qu’un inutile et imaginaire tableau devant un patient atteint de scopophilie & d’exophtalmie.
Cette expérience de pensée poétique n’est qu’une première approximation pour réaffecter la gare.
En partant de la gare désaffectée de Vendargues, quelques kilomètres au nord de Montpellier, le poète, photographe et détective Bruno Lecat a parcouru à pied, l’œil et l’intellect en éveil mais parfaitement prêts tous deux à dériver, une cinquantaine de kilomètres d’anciennes voies ferrées. Publié aux éditions Jou, disponible en librairie à partir de cette première semaine de janvier 2022, le résultat en est cet « Archéologies ferroviaires », un étrange voyage dans le proche entre nature et culture, entre humain et végétal, entre technique et minéral, qui nous propose comme incidemment d’extrêmement lointaines lignes de fuite.
Comme celles et ceux qui suivent ce blog de proche en proche le savent, étant l’un des animateurs des éditions associatives Jou, je ne peux être totalement objectif vis-à-vis de ce texte (mais le suis-je jamais ?), ce qui ne m’empêche pas, modulo ce modeste avertissement, d’avoir diablement envie de partager avec vous la beauté de cette expérience, et la joie que nous avons à la publier.
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effet de seuil
Ce qui me séduit : la délimitation nette entre bitume et végétation. Cette attirance pour les espaces hétérogènes naît de ce que je nommerai simplement effet de seuil. (« L’effet de seuil » existe déjà dans de nombreux champs scientifiques, je ne l’ignore pas, mais je braconne ce terme). Cet effet de seuil me point quand j’aperçois les rails bientôt regagnés par les herbes et les arbres : les rails sont encore visibles, avant leur oubli. Ici, c’est la mémoire du réseau qui est en jeu. Je le réinforme. J’en éprouve une intense jubilation. Il me suffit de franchir ces seuils. Entre le devenir-herbe de la route et le devenir-route de l’herbe : la démarcation spatiale est nette (visible à l’œil nu), indexant le passage de l’organisation routière à la ferroviaire. Passer le seuil, c’est faire l’expérience du plus-d’un-code : les reliquats de signalisation électrique jouxtent un grand panneau publicitaire, les deux font signe, au sein d’un même espace, mais selon des codes différents : ils ne se comprennent pas. En franchissant ce seuil, je change de régime : ce qui règne d’un côté du seuil ignore l’autre côté.
On se situe ici comme naturellement aux frontières acceptées de la psychogéographie, en heureux cousinage avec des expériences d’arpentage comme celles de Philippe Vasset (« Un livre blanc », 2007) ou de Xavier Boissel (« Paris est un leurre », 2012). « Archéologies ferroviaires » s’en distingue peut-être d’abord par son extrême attention portée aux choses rencontrées, et pas uniquement dans leur essence symbolique multivariée. L’herbe folle, pourtant bien précise, celle qui donnait sa tonalité rare, là aussi sur une passerelle ferroviaire désaffectée, à la « Passerage des décombres » d’Antonin Crenn, devient vite un personnage à part entière de ce périple faussement modeste, comme la pièce mécanique abandonnée, dont le rôle semble perdu, provisoirement ou définitivement, lorgne et s’affirme du côté de la superbe « Esthétique du machinisme agricole » de Pierre Bergounioux. La présence animale fantomatique, comme l’excursion industrielle en direction des mines et des carrières, renforce à chaque pas ou presque cette impression d’abord diffuse que, sous couvert d’observation mélancolique et technique, une étonnante entreprise de reconquête de l’imaginaire du rail se déroule sous nos yeux.
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Pister la voie : descendre d’intensité dans la dynamique du corps en mouvement. Voir plus et mieux. Comme lorsque l’œil glisse, au bord du quai, dans l’attente du train, sur la superstructure : maçonnerie, ballast, traverses, rails, détritus, tampons, revêtement podotactile. Le regard peut glisser en coulisse sur tout ce que la lente avancée de la motrice va cacher à notre regard, tel un rideau qui se ferme. Alors on oublie ces coulisses, on monte dans le train (quitter le sol, s’élever, au seuil d’un déplacement fluide, rapide, vers notre destination). À l’humble lenteur succède la Grande Vitesse, utilitaire, qui déplace notre personne immobile, assignée à une voiture / une rangée / un siège. Espace et temps rentabilisés. Et l’on vit une manière de paradoxe : la simultanéité d’une grande vitesse qui floute le paysage encadré par la fenêtre, d’une vitesse plus lente si l’on regarde l’arrière-plan du paysage, d’une vitesse nulle si l’on accommode la fenêtre elle-même et ses détails (buée, pluie extérieure, traces indéfinissables). Mais je ne pense pas à ce petit paradoxe : le pistage m’accapare.
Si l’on ajoute parmi les ingrédients de cette rare alchimie, ne devant toutefois pas grand-chose au hasard, un sens de la formule poétique sachant surgir des détours les plus inattendus du périple, et une capacité peu commune à mobiliser des registres le plus souvent considérés comme forcément disjoints (littéraire et économique, anthropologique et industriel, personnel et politique) – marque d’une curiosité tous azimuts sachant se réorganiser au pied levé, curiosité dont témoigne par ailleurs nettement le blog de l’auteur, « L’Œil a faim » -, Bruno Lecat nous offre certainement avec ces « Archéologies ferroviaires », en à peine 100 pages, l’un des ouvrages les plus stimulants du moment et d’après.
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