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Notes de lecture 2021

Note de lecture : « Tu ouvres les yeux tu vois le titre » (Arno Calleja)

Facile ou pas facile, c’est la vie qui glousse et qui grince. Six chapitres, six contes cliniques déroulant leurs histoires de tout et de rien, de sexe, de désir, d’amour et de mort – en une rare langue obstétricienne.

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Calleja

Le premier chapitre c’est un couple : l’homme a des pensées noires, la femme des pensées sexuelles. Ils vivent des années chacun dans ses pensées, chacun dans ses tensions. Jusqu’au moment où c’est intenable : il faut passer à l’acte.
Alors la femme prend des amants, entre dans des clubs échangistes, s’initie au S-M. L’homme tente de se suicider, trois fois. Il échoue trois fois. Finalement, il se met à la peinture.
Dans la peinture l’homme tient des images, des scènes violentes. Il commence à vendre.
Un soir, pour la femme, c’est un accident de séance : elle reste douze heures enfermée dans un donjon. Sur une croix de Saint André. Elle perd connaissance. Elle est traumatisée.
La femme sort moins, elle se replie. La femme se rapproche de son mari, que la peinture et les ventes ont ragaillardi. Ils recouchent ensemble. Dans la douceur.
Un soir la femme veut être attachée, injuriée, humiliée. Le mari essaye mais il ne sait pas faire. La femme pleure : elle est à bout. Le mari s’excuse. La frustration s’installe. Bientôt la tension revient, intenable. Le mari se re-suicide. Il réussit. Elle l’enterre.
La femme devient frigide : toute excitation est morte en elle. Elle vend la maison. Avec l’argent de la vente, s’installe dans une autre maison, en bord de mer, isolée.

Six chapitres, enchaînés les uns aux autres au point que le texte lui-même nous indiquera, en rappelant souvent la page même où nous nous trouvons, qu’il y a changement de scène et de décor : les pauses et les éventuelles pages blanches (qui sont ici bleues, en résonance avec ce qui se joue au fil des caractères de la même couleur ayant envahi  sans douceur manifeste la grosse centaine de pages de l’ouvrage) se situent au coeur des six contes, fabliaux, nouvelles, compte-rendus d’opérations ou de séances oniriques – la lectrice ou le lecteur choisiront le terme qui leur semblera le plus adapté, le moment venu, quitte à changer d’idée face au déroulé des faits.

Le ton volontiers clinique adopté pour cette narration multiple témoigne certainement d’une volonté de ne pas laisser, en apparence, les émotions en prendre à leurs aises, car il est question ici, avant tout mais pas exclusivement, d’amour, de désir, de sexe, de frustration, de colère, de désarroi peut-être surtout, face à ce qui survient et qui déstabilise, souvent de manière terminale. Les protagonistes, qui peuvent aller du revenant au garçonnet, du peintre au travailleur du sexe, vivent et meurent dans ces rapports officieux, magnifiquement secs et pourtant si pleinement humains. Il y a ici du quotidien et du fatal, de l’inexorable et du broyeur, de la folie et du ressort. C’est beau et étrange comme une vie qui court vers sa perte, à son propre rythme.

Maintenant page 37 c’est le chapitre trois. C’est une famille : le père est professeur, la mère est morte. L’enfant est surdoué. Les autres enfants le mettent à l’écart, à l’école.
L’enfant est surdoué par les chiffres et par les langues. Les langues il en parle neuf, quand on lui demande. Il multiplie tout avec n’importe quoi, de tête, et divise tout avec tout nombre divisible, sur demande. Jamais il n’est hautain. Il est surdoué dans son rectangle. Il passe le temps dans sa chambre. Il ne sort qu’au matin pour l’école, où les autres enfants le mettent à l’écart.
À la maison, l’enfant monte des maquettes : des avions, des bateaux. Il est patient avec ses mains. Il pratique la solitude avec minutie. Il sort la langue de la bouche et il est concentré sur la maquette.
Quand on lui demande l’enfant dit que, plus tard, il veut être médecin. Mais il hésite. Ou prêtre. L’un ou l’autre. Il hésite. Il a le temps.

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Unknown

Six ans après « La performance » et un an avant « Un titre simple », le poète-performeur Arno Calleja nous offrait en 2018, dans l’étrange collection Othello du Nouvel Attila, ce « Tu ouvres les yeux tu vois le titre ». Dans sa superbe recension sur Poezibao (à lire ici), Éric Darsan évoque avec beaucoup de justesse et de finesse les fantômes de Julien d’Abrigeon (« Le Zaroff »), de Pablo Katchadjian (« Quoi faire », mais aussi sans aucun doute « Merci » et « La liberté totale »), de Jason Hrivnak (« La maison des épreuves »), ou encore de Romain Verger (« Ravive ») : l’étroit enchevêtrement entrepris par Arno Calleja, où crudité et cruauté (physiques et psychologiques) sont des ingrédients poétiques majeurs, établit indéniablement un battement sourd, en phase avec ces textes-là, par plusieurs de leurs angles.

J’y ajouterai peut-être, et un réflexe anachronique ou uchronique en renforcera l’impression lorsque paraîtra en 2020, deux ans plus tard, « La mesure de la joie en centimètres », qu’il y a une poésie du non-dit qui se fraie un chemin dans les éboulis au pied de ces différentes parois abruptes issues des coups de couteau ou de serpe pratiqués dans le récit dès qu’il voudrait prendre de l’épaisseur ou de la touffeur, pour n’en garder que la sécheresse vertigineuse des faits, une poésie qui pourrait aussi évoquer la causticité paradoxale des « bons conseils » chers au « Roman dormant » d’Antoine Brea, les abîmes fuligineux d’une Gabrielle Wittkop qui auraient été détournés par les ruses d’une Anne-Sylvie Salzman, ou encore le travail de captation d’un réel aussi instantané que déjà fantomatique d’un Éric Arlix. Arno Calleja teste pour nous les limites d’une enveloppe conceptuelle et vivante au contenu mathématiquement variable et constant, avec sa langue de praticien hospitalier chevronné n’ayant peur ni de ce qui glousse ni de ce qui grince.

Chapitre quatre, c’est un jour de pluie. On sort d’un cinéma. C’était un film d’Eustache. On marche en parlant, mouillés. On cite des phrases on chante un air, comme dans le film. On rentre on fait l’amour, c’est la vie facile. Personne n’aurait l’idée de se tirer un coup de fusil dans la bouche.
On marche nus dans la maison. On a la queue qui pendouille. On fait cuire des pâtes. On voit bien qu’on est amoureux. C’est la vie facile. On fait couler un bain, dedans on fait un concours d’apnée. C’est elle qui gagne toujours. Elle sort du bain, elle dit as-tu vu les ciseaux, je voudrais me raccourcir la chatte. Il lui dit où. Il la regarde faire. Il y a des poils noirs sur le carrelage. Il dit c’est des virgules.
Un jour elle le trompe. Le lendemain, comme promis, elle le lui dit. Il est atteint. Il s’en va en voiture dans la nuit. Il la gare, il marche, il a mal. Il s’endort dans une forêt. On le retrouve mort le matin.

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