La violente naissance, arrachée à une féroce tourbe calaisienne, fantasmée et retravaillée, d’un poète, d’un conteur, d’une comète.
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Dans mon rêve prémonitoire, le village restait pourtant paisible et muet, depuis quelques discrètes minutes échappées du fracas diurne. Un peu d’ombre et de vent, des fleurs jetées au hasard des parpaings lézardés, une cheminée poisseuse, couleur prétentions ravalées, un doberman rongé de pus, la truffe desséchée, prisonnier d’une chaîne rouillée nonobstant cliquetante, un poulailler caquetant, deux oies sur le déclin, trois lapins sur la paille, les restes vérolés d’un fourgon de police « de récup' », une rangée de vêtements étendus, comme pendus par les pieds, les bras flasques, tout près d’un arbuste à l’abandon, totem tordu. Et mon frère, la main sur le bastingage, trop petit, trop fin. Partout, sur les framboisiers rachitiques, les mobylettes entassées, les palettes empilées, sous la tôle, dans l’amiante et le plâtre, au bord du puits, sur la margelle noircie, dans le charbon des casiers côté cour, au fond des buanderies « bouffées à rats », partout, embusqué, insidieux, narquois, puissant d’invisible ubiquité, partout le silence poussiéreux-bouffi d’orage, le sourire de mon frère. Mes coudes sur la nappe, la gifle qui s’envole et s’échoue sur ma joue ronde, l’écho mouchard à tous les étages, le plafond qui pisse encore la pluie du matin, la radio sifflotante, le poing rageur à travers la petite lucarne de la porte d’entrée, la fratrie qui débarque, la poignée défoncée, le chambranle qui s’en branle et s’éparpille, les éclats de verre sur le visage d’une mère brisée,
invaginations intestinales aiguës
la table renversée, les quatre fers en l’air, beau-père Fauchelevent coincé, broyé, grondant, Valjean démuni, Javert satisfait, le rictus parricide à fleur de madeleines éventées, la bouche éventrée, le pilonnage en bonne et due forme,
occlusions dyspepsies tumeurs choléras
l’empoignade à peine déséquilibrée, le vieux buffet brinquebalant tout piqué d’indescriptibles porcelaines, l’oscillation des yeux stupéfaits, l’impuissance au creux des mains refusées, le froissement-claquement-craquement d’une chair osseuse et pointue contre une chair molle et malléable (« Souviens-toi du champ, fils de pute ! Souviens-t’en bien ! »), le flot des gargouillements internes rompant les digues, le sang noir puis rouge puis noir charbon côté cour dans les casiers couverts,
polypes cirrhoses rectorragies pancréatites
les corps indifférenciés, la violence qui se fond, globe de contorsions frissonnantes, météore de fureurs indiscernables, bolide fulgurant-statique au milieu des fourchettes étalées, des couteaux arrondis, des pots de confiture crevés, la transmutation des élans déjetés, larmes contre rires, frénésie tout contre torpeur, la saveur des sueurs mélangées, les semelles trouées d’ivraie, d’herbe folle, de faux-semblants salis,
ulcères lithiases diverticules nécroses
la bruine mortuaire des biseaux translucides, les doigts qui s’effritent sur les pommettes bleuissantes, la main soumise agrippant son tranchant salut, son laissez-vivre-et-passer, son fétiche aiguisé puis le râle horrifié le fils renversé sur la table renversée les sirènes la pluie qui pisse la bourrasque fauve les relents marécageux la tourbe et mon cri et mon cri et mon cri de chair à vif mon cri d’amour giflé : « Tu l’as volé tu l’as volé tu l’as vidé répare-le t’as bu son sourire t’as vidé son sourire tueur de joie buveur de joie remplis-le remplis-le ou je t’égorge ! »
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De quelle violence, sociale et médicale, peut naître un artiste ? De quelle tourbe, humaine et politique, y aurait-il possibilité d’extraction, et sous quelles conditions ? Comment la vraie-fausse jungle d’un Calais mythifié deviendrait-elle le creuset d’une folle course langagière ? En jalonnant ce récit féroce d’éléments autobiographiques ardemment retravaillés, puis dissimulés, contrefaits, mutés et réordonnés dans la double voix d’un poète aux allures volontaristes de comète et d’un frère décédé, Hans Limon, dont on avait notamment tant apprécié l’étrange et joueur « Poéticide » (Quidam, 2018) et le précieux « Dans la nuit de Koltès » (Les Cygnes, 2019), nous offrait en octobre 2020, aux éditions Une Heure en Eté, ce roman passionné en guise de tentative et d’ébauche de réponse. Sur des chemins joliment incertains tracés par diverses sortes de semelles de vent, entrechoquant les possibilités des amours physiques et les sentiments les plus intellectuels, cognant violemment sur les corps et enflammant les âmes, renouvelant avec une immense subtilité – qui n’exclut aucunement la puissance de feu – le vénérable « Familles, je vous hais ! », retournant les clichés pour en extraire les épices narquoises ou fiévreuses, cette « Comète » est ardente, magnifiquement vêtue, et instigatrice d’action à bien plus d’un titre.
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Une légende raconte que la ville de Calais n’aurait jamais pu dénombrer guère plus de six bourgeois parmi ses habitants, et que, dans l’inquiétude d’en égarer la preuve, elle aurait demandé à Rodin d’ériger autant de statues de bronze à leur ressemblance. Une autre légende, qu’on nomme « histoire », précise qu’il s’agit en réalité de six bonnes âmes venues quémander, vers 1347, le salut du peuple calaisien assiégé par Édouard III, roi d’Angleterre. Je préfère la seconde version. Je leur rends visite en rêve tous les matins. Je recoiffe la barbe d’Eustache, redresse Jacques un peu trop voûté, tourne le visage de Pierre vers l’avant, prends les mains d’Andrieu dans les miennes, rhabille le premier Jean, desserre les mains du second pour lui prendre les clés de la ville et les remettre en main propre au roi, que les adjurations de Philippa, son épouse, finissent toujours par fléchir. Ces six bourgeois se livrent au sacrifice, la corde au cou, à moitié nus, dépoitraillés, hagards ou résignés, et s’offrent au bien commun sans autre espoir de gloire que le service du bien commun. Des fonctionnaires comme on n’en fait plus ! Leurs dégaines figées me paraissent fort sympathiques. Eustache a le front plat de Christophe, Jacques la quasimodesque bosse d’Amaury, Pierre l’allure un poil mélancolique de Frédéric, Andrieu la taille de guêpe obèse d’Hélène, le premier Jean l’allure dégingandée de mon frère mort-né, le second le faciès lumineux de Tristan, gentil colporteur de mensonges et délations, clés indispensables à la survie en milieu hostile, quoique familial. Ceux-là ont survécu, ceux-ci sont morts. La plupart, en tout cas. On peut faire et défaire et refaire la légende, mais on ne peut pas changer l’histoire. Et moi ? J’emmerde Spinoza !
Il a cinq ans. Il est emmitouflé sous deux couettes criardes, dans l’une des chambres de l’un des appartements de l’un des immeubles de la rue Toulouse-Lautrec, en pleine ZUP. Comme « ZUT ! », mais avec un P collé au U – je suis linguiste à mes heures perdues. Il écoute sa mère lui narrer les exploits de Grand Louis, son grand-père, jadis engagé dans la 2e DB du général Leclerc. Il écoute religieusement le même récit pour la mille et unième fois.
« Division de fer
Toujours en avant
Les gars de Leclerc
Passent en chantant
Jamais ils ne s’attardent
La victoire n’attend pas
Et chacun les regarde
Saluant chapeau bas
Division de fer
Toujours souriants
Les gars de Leclerc
Passent en chantant
DB ! Vive la deuxième DB !
Ils roulaient tous les cinq vers la Libération, chenilles ronflantes, avec leur canon de 75 et leurs mitrailleuses, quelque part très à l’est, à la frontière pour ainsi dire, une frontière plus mobile qu’une déferlante qui s’abat sur le rivage et s’en retourne aussitôt vers le large. Grand Louis venait de s’évader, après huit semaines de séquestration dans une cave à typhus. On lui avait déchiré la peau un peu partout, pissé dans le dos, allumé des allumettes sous les ongles. Un officier boche avait pris pitié de lui, et l’avait relâché sans autorisation. Cet officier se prénommait Hans… tu comprends ? Ils roulaient vers la Victoire, exultant de bonheur, sur un chemin caillouteux. Grand Louis, qui était tireur, a voulu célébrer la fin des hostilités par une décharge en pleine forêt, une fusée pacifique, une « comète pour le futur », comme il disait. Canon tourné vers l’idéal : PAN ! Des grondements s’élèvent à l’horizon, derrière la forêt. Il sort, tête nue, les bras levés au ciel, puis applaudit de toutes ses dernières forces. On lui répond ! Il sautille, danse, crie, hurle ! Un détachement lui répond ! Et puis… et puis le sifflement après la détonation. Un obus s’écrase à quelques mètres de lui. Chaos, lumière rougeâtre… et le sifflement qui n’est plus dehors, mais bien dedans. On le rapatrie, on le soigne, on le rafistole comme on peut. Sa guerre est finie. Un jour, quand j’avais à peu près ton âge, ou celui de ta sœur, je ne sais plus, je l’ai vu jeter sa pantoufle sur le poste de télévision, puis gigoter comme un possédé, comme une mouche derrière une vitre opaque. Une émission scientifique, un documentaire, voilà ce qui traumatisait ton grand-père, à cet instant précis. Un astronome décrivait la comète de Halley. Ton grand-père n’était plus le même homme. Un héros brisé. Un trophée de chair et d’os, prématurément rouillé.
« Éteins-moi ce foutoir ! La comète va revenir ! »
Tu comprends… sur toutes les photos, il est coiffé comme un prince, les cheveux en arrière. Il n’est pas plus coquet qu’un autre… il cache un trou d’obus. Il est mort avant mes seize ans. On m’a certifiée « pupille de la nation ». C’est vrai que j’ai l’œil ! J’ai rencontré ton père. J’ai eu ton premier frère. Je ne suis pas restée jeune fille très longtemps, mais j’ai conservé le nom, en mémoire de Grand Louis. »
Le même récit pour la mille et unième fois. Pourtant, quelque chose a changé. La tête à peine découverte, le squelette enfoui sous des kilos de tissu rembourré, oubliant Hélène et les monstres de l’obscurité qui le terrifiaient la veille encore, il frissonne, halète, bouillonne. Des fourmis lui grignotent l’estomac. Il est amoureux de sa mère. Un peu plus que ne le sont habituellement les garçons de son âge. Il ne sait pas très bien parler. Ses dents lui font toujours mal. Ses yeux parlent pour sa bouche.
« La comète du futur, c’est moi ! »
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