De secrets fragments quantiques pour prétendre, en beauté, évoquer l’absurde et ce faisant, en poésie, dévoiler le réel.
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Depuis son « Tardigrade » de 2016, qui affectait de nous entretenir d’un minuscule animalcule, le plus résistant qui soit, Pierre Barrault nous propose de fort rusées constructions qui dissimulent leur dense tissu métaphorique sous l’apparence d’un voyage aux frontières de l’absurde, frontières qui sont souvent franchies d’un pas décidé pour mieux laisser résonner en nous, dans une complexe litanie d’échos subliminaux, le pouvoir toujours joueur – et pourtant ô combien sérieux – de la littérature.« Clonck et ses dysfonctionnements » (2018) nous faisait vivre entre chair et circonvolutions cérébrales ce que le codage numérique, avec ses langages secrets, produit sur le monde (ou l’absurde n’est donc pas ce que l’on croit), tandis que « L’aide à l’emploi » (2019), sur un circuit parallèle, examinait les tours et détours de la dictature de l’employabilité, à laquelle l’absurde n’est évidemment pas étranger : publié en novembre 2020 chez Quidam, « Catastrophes » nous propose une nouvelle étape de ce singulier voyage, exploration (fort logiquement) perpétuellement et nécessairement en cours.
Intégrale de chemin
Je dois pour je ne sais quelle raison me rendre à Beaupréau, au sud-ouest du Maine-et-Loire. J’arrive à un carrefour. Il y a quelques panneaux, malheureusement les indications qu’ils me donnent sont pour le moins obscures : FRRAHZMPF (à droite ou à gauche), GRUMLHYC (à gauche), ORFLORMPPPFF (à droite), PLUGRRRRMPHG (tout droit). Quelle direction prendre ? Vite, je me scinde en trois, prends à droite et à gauche et tout droit en même temps. Trois trajets, trois histoires à raconter. Ou plutôt une infinité. Une infinité d’histoires qui, arrivées à destination n’en feront finalement qu’une…
Dès la première page en effet, avec cette Intégrale de chemin qui annonce la couleur à bien des titres, Pierre Barrault nous prévient que, non, quels que soient les doutes et les interrogations qu’il va s’ingénier à faire germer en nous, il ne nous prendra pas en traître. Les itinéraires fourchus qu’emprunteront ici le narrateur, sa compagne Claire et leur toute petite fille (souvent confinée au siège arrière de tout véhicule que le couple serait amené à utiliser dans sa quête à facettes, mais pas uniquement) ne bifurquent qu’en apparence, et si tous les chemins empruntés ne mènent pas à Baupréau (Maine-et-Loire), ils conduisent bien là où il s’agit d’aller lire et partant, vivre.
Brusquement je perds toutes mes dents, bientôt suivies de mes cheveux et de mes ongles et peut-être aussi de quelques-uns de mes organes internes. Un homme arrive à ma hauteur, aussitôt se penche, ramasse le tout à la hâte et disparaît au coin de la rue. Une pensée me traverse alors l’esprit. Et si ce malade avait l’intention de me reconstituer ? Peut-être bien, oui, mais dans quel but ?
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Sous le signe mystérieux d’une catastrophe ultraviolette (qu’un inspecteur aux allures de Derrick ou un commissaire de chez Falco confirmera bien en UV-Katastrophe – le moment venu, ce sera au tour du narrateur de trouver un assassin), évoquant des marins ivres dans un port qui n’est pourtant pas celui d’Amsterdam, identifiant le pouvoir des clichés grâce à des choucroutes et à des tartes flambées, oscillant par moments dans d’ineffables décors de dessin animé, croisant régulièrement Patrick McGoohan dans son personnage du « Prisonnier » (Est-ce que « Le parfum du jour est fraise » ?) et devant se méfier bien plus souvent des sosies de François Berléand, dont on sait depuis un certain épisode de « Dix pour cent », et même sans canard géant, à quel point, paradoxalement, les piscines ici presque inaccessibles et les baignoires ici presque omniprésentes peuvent les attirer, résolvant comme on le peut le problème des miroirs (qui ne se limitent pas à la création de sourires terrifiants), repérant d’étranges boucles temporelles lorsque, par exemple, une scène se répète, et observant trop souvent des bugs dans la matrice (pardon, des dysfonctionnements holographiques), « Catastrophes » évolue dans un continuum espace-temps à part entière, adjacent par moments à ceux de Philippe Annocque (« Mémoires des failles ») ou de Frédéric Fiolof (« La magie dans les villes »), un lieu mobile et métamorphe où évoluent à l’occasion des animaux-bogue (comme en témoigne la superbe illustration de couverture conçue par Hugues Vollant), des éléphants mécaniques empruntés aux Machines de l’Île, ou une très borgésienne preuve par les passagers du bus Ejecutivo 033 de l’existence de Dieu. Et c’est bien en compagnie des physiciens théoriques Paul Ehrenfest et Bernard d’Espagnat (dont certains fragments de philosophie de la mécanique quantique surgissent en rappel à la dernière page de l’ouvrage) que Pierre Barrault apporte ici son précieux atome de sagesse paradoxale, dissimulé dans de lumineux protocoles fantômes, à la recherche d’un réel diablement voilé.
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Le sourire terrifiant
Un matin, je constate grâce au miroir de la salle de bains la présence d’un sourire terrifiant sur mon visage. Je regagne aussitôt la chambre afin de demander à Claire ce qu’elle en pense, mais à peine suis-je devant elle que le sourire terrifiant quitte mon visage et va s’installer sur le le sien. Claire se regarde à son tour dans le miroir et commence à rouspéter. Je lui tapote un peu l’épaule, mais elle rouspète de plus en plus et se met à m’insulter et à me hurler dessus, toujours avec le sourire terrifiant, qui manifestement ne veut plus quitter son visage.
– Allons, allons, dis-je.
Ensuite, Claire me saisit par le col et me secoue si fort que je suis sur le point de m’évanouir, mais heureusement, à ce moment-là, on sonne. Je titube jusqu’à la porte et ouvre au voisin qui n’a qu’une main. Je l’aide à ouvrir un bocal de cornichons. Il me remercie et en le regardant je vois que le sourire terrifiant s’est installé sur son visage. Je m’abstiens de le lui faire remarquer. Je le salue poliment. Je referme la porte. Je retourne auprès de Claire et je lui tapote encore un peu l’épaule.
– Ça va mieux, me dit-elle, l’affreux sourire est parti.
– Terrifiant, dis-je. Le sourire terrifiant.
– J’espère qu’il ne reviendra jamais.
– Il est sur le visage du voisin, pour l’instant.
– Celui qui n’a qu’une main ?
– Oui.
– Il va le garder, tu crois ?
– Probablement, dis-je. Il ne sort jamais. Il ne croise personne à part nous.
– Alors il ne faut plus lui ouvrir. Tu m’entends ?
– C’est un peu délicat. Il ne peut pas s’en sortir tout seul avec ses boîtes de sardines et ses bocaux de cornichons. Nous allons passer pour des grosses merdes.
– Je m’en fiche. Il peut manger autre chose. De toute façon, les boîtes de conserve, c’est dégueulasse.
– Certes, mais là n’est pas la question… En même temps, nous allons déménager dans quinze jours…
– C’est vrai.
– J’aime autant ça.
– Moi aussi. Espérons qu’il n’ait pas de bocal à ouvrir durant les deux prochaines semaines.
– Oui, espérons.
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Discussion
Rétroliens/Pings
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