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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Monde ouvert » (Adrien Girault)

Deux gardiens d’un otage indistinct en échappée étrange, juste avant la fin d’un certain monde. Mystérieux, poétique et décapant.

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Monde ouvert

La route était mauvaise, tournoyait et, surtout, était couverte d’une fine couche de gravier. Le moteur de la Xantia surchauffait, et parfois même rugissait, indiquant sans doute un passage de rapport mal maîtrisé? La voiture atteignait péniblement les cinquante à l’heure. L’air était froid et cassant? Des restes de givre embuaient les côtés du pare-brise. Le ciel était d’un gris presque laiteux, tirant sur le blanc? Au volant, Dale gesticulait, ses bras moulinaient dangereusement lorsqu’il négociait les virages en épingle, et, parfois, il empoignait brutalement le levier de vitesse, par exemple quand il fallait rétrograder en côte pour récupérer de la puissance. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Pourtant c’était encore le milieu de l’après-midi. Les phares étaient déjà allumés et éclairaient les fossés profonds, les ravins, et le museau hargneux des chiens qui jappaient. Les demeures étaient sombres et intimidantes, et les bêtes avaient l’air particulièrement agressives. Il y avait parfois une loupiote vacillante à la porte d’entrée, mais la grille des portails était systématiquement fermée. Dale roulait depuis six heures. Un seul arrêt pour pisser, en vitesse, dans la boue, et il était revenu sur son siège avec des chaussures à talons. De la terre s’était éparpillée sur le tapis. Dale se foutait complètement de la propreté, voire, il trouvait ça louche. Avant de repartir, il mit ses mains en bénitier, les porta à sa bouche et souffla, et puis les frotta avec énergie contre sa cuisse pour fluidifier le sang. Dale avait roulé presque d’une traite mais regrettait de ne pouvoir s’arrêter dans un drugstore ou une station, quelque chose qui aurait égayé l’imagination. Au lieu de ça, il terminait laborieusement le parcours, une crampe lui tirant la jambe en remontant jusqu’aux fesses.
« Ah, la cambrousse, quand même », se disait-il, plutôt négativement du fait de ces routes compliquées. Il voyait bien que les paysages avaient un truc, sûrement pas de la beauté mais quelque chose tenant du caractère et de la franchise. Il y avait des cabanes en pierre avec des trous noirs en guise de fenêtres, des silos à grains, des sentiers qui s’enfonçaient, de grands panneaux à l’effigie de magasins de bricolage dont les inscriptions s’effritaient. La radio captait mal. Dale l’éteignit car les nasillements lui tapaient sur le système. La route s’allongea enfin et Dale sortit de son pantalon un bonbon à la menthe fraîche qu’il suçota. Ce qui était bien avec son pantalon, c’était le nombre de poches. C’était un pantalon de baroudeur. Il pouvait ainsi avoir à portée de main son couteau et toutes sortes de gadgets, du fil, une boussole, un carnet. C’était un pantalon qu’on achetait dans les surplus ou dans les magasins d’occasion. Il avait emporté un sac laid et pratique qui traînait sur la banquette arrière.
Dale s’orientait avec une carte fripée qu’il avait étalée sur le tableau de bord et coincée avec une pierre afin de la consulter en roulant. Avant de partir, il avait surligné le trajet d’un grand trait jaune qui s’était délayé au contact de l’encre imprimée. Il avait noté l’adresse sur un Post-It qu’il gardait dans la poche arrière de son pantalon. Il avait pour consigne de faire disparaître la carte dès son arrivée. Il avait quitté l’autoroute avec dans un coin de sa tête l’idée que c’était la dernière fois qu’il l’empruntait, et cela l’avait empli d’une joie simple, gratuite et illusoire.
L’obscurité était sur le point d’engloutir le décor. Les jambes engourdies, les épaules lourdes, maintenant que l’entrepôt approchait Dale restait pied au plancher. Les phares de la Xantia étaient d’un autre âge. Jaunes. Un jaune d’œuf dur, un jaune pétant. Il débarrasserait son coffre plus tard. Il ne savait pas si l’entrepôt était grand. Son barda pouvait bien rester sous la couverture. Dale n’avait prévenu personne de son départ. Il verrait bien. Il se persuadait qu’il venait ici pour les autres, pour plus grand que lui, pour la cause.

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Dans un entrepôt soigneusement situé bien à l’écart d’une petite ville, peut-être au fin fond de l’une de ces zones périphériques d’aménagement concerté et de festoiement commercial qui furent le signe et l’apanage d’une certaine époque (celles que hantait déjà le personnage déboussolé du « Autopsie des ombres » de Xavier Boissel, par exemple), Dale et Sven gardent leur otage au chaud, alimenté et désaltéré. De la nature exacte de cet otage, ou même de la Cause pour lequel il a été enlevé et détenu, on ne saura in fine pas grand-chose. Dans un pays en état de déliquescence avancée, où la révolte instinctive et les menées révolutionnaires ont semble-t-il pris au fil des années de franches allures de guerre civile, tandis que la pénurie alimentaire de moins en moins rampante s’installait progressivement, l’action politico-militaire, massive ou bien groupusculaire (aux revendications laissées largement dans l’ombre, même si l’on devine que la justice y joue un rôle important) semble elle aussi, presque paradoxalement, s’être délitée aux confins. Une langueur presque folâtre, entre les méandres de la cohabitation forcée, de la complicité avérée et de la lassitude partagée, se fait jour peu à peu entre les injonctions qui vont elles-mêmes se raréfiant, laissant d’abord la place à certains automatismes, puis à une légèreté sibylline et à un vide conquérant, où la nature reprend toute sa place mystérieuse – à moins que ce ne soit simplement le visage à peine masqué de la folie.

Douze jours maintenant qu’ils occupaient l’entrepôt. On ne leur avait pas donné signe de vie. Dale et Sven n’étaient pas du genre à se plaindre. Tant qu’on leur foutait la paix, ils étaient capables de ne pas s’exciter, et de respecter le plan. Et ils aimaient profondément la cause. Au café froid stagnant dans la cafetière, Dale comprit que Sven s’était levé aux aurores. Il n’était pas huit heures. Dale s’approcha du calendrier. C’était le jour du ravitaillement. Effectivement, les clés de la Xantia avaient disparu de la corbeille. Son ventre se serra en imaginant Sven au volant. Il n’était jamais bien confiant en la prêtant. Il n’eut pas le temps de couvrir ses jambes maigrichonnes que le téléphone sonna. Stridente, démodée, on imagine ce que la sonnerie pouvait produire sur l’humeur d’un homme tout juste sorti du lit. Il conquit l’espace le séparant de la tablette en noisetier sur laquelle l’objet reposait en insultant le sang des morts. Dale n’était qu’un exécutant, aussi il masqua ce qu’il pensait de cet appel, et se montra plutôt coulant. De dos, ses mollets laissaient voir des croûtes tirant sur le marron, sortes de corn flakes caramélisés. Dale acquiesça à plusieurs reprises. Puis, après avoir raccroché, il fit volte-face brutalement, comme pour impressionner une partenaire de danse. Il gonfla ses joues, qui bougèrent à droite et à gauche. Puis, il fut enfin temps de rentrer ces vilaines jambes dans un pantalon. Sven fut rapidement de retour. Le claquement des portières alerta Dale, qui avait fait sa toilette et rêvassait, presque dans le silence, concentré. Ils rangèrent les courses. Toujours les mêmes produits. Le coffre se remplissait de moins en moins. Trois bouches étaient à nourrir, et par ce froid, les organismes brûlaient une quantité importante de calories.

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Unknown

Deux ans et demi après « Rabot », Adrien Girault nous offre, en septembre 2020 aux éditions de L’Ogre, toujours, une nouvelle fable de la marge et de la limite, portée cette fois aux confins politiques où la conviction et la mission se dissolvent dans d’étranges flottements entre deux eaux, entre deux neiges, entre deux temps, entre deux faims. Naviguant en beauté étrange entre les contextes hautement torturés du « Cordelia la guerre » de Marie Cosnay, du « Saccage » de Quentin Leclerc ou des « Événements » de Jean Rolin, portant un fer désabusé et rêveur, où la frontière entre le normal et le pathologique s’efface doucement, sur les plaies pourtant largement à vif d’une « Camarade Lune » de Barbara Balzerani, ou sur les paradoxales prises de pouvoir par la nature d’un « Grand jeu » de Céline Minard« Monde ouvert » porte haut la chronique d’une bascule terminale et d’un vertige radical, dont les ramifications physiques, musculaires, psychologiques, champêtres et montagnardes créent une trame serrée pour les deux personnages beckettiens en diable, derrière leurs engagements initiaux et leurs armes illusoires. Cette échappée hors des sentiers battus, qui ne sont eux-mêmes pas nécessairement ceux jusqu’alors attendus, servie par une écriture des limites de décrochage et des profils minces de portance, nous démontre à nouveau à quel point Adrien Girault sait s’emparer d’une situation intriquant au plus haut degré le simple et le complexe pour y loger sa poésie diabolique et sainement déroutante.

Puisqu’ils n’avaient décidément rien d’autre à faire, Dale et Sven prirent le large. De l’autre côté de la route, le long d’un chemin de terre, ils découvrirent deux ânes qui auraient mutilé les cœurs les plus endurcis. Au-delà de la tristesse séculaire qui habitait le fond de leurs yeux, les voir ainsi, sabots prisonniers de la neige, faisait venir les larmes. Sven rit grassement d’abord. Dale le foudroya du regard. Il savait que l’autre jouait au dur. Il n’y a rien de pire qu’un homme qui ne respecte pas les bêtes. Dale les appela en agitant une main par-dessus la clôture. Les ânes, malgré le froid et l’épaisse couche de neige, piétinèrent jusqu’à eux depuis le fond de l’enclos. Dale arracha une grosse quantité d’herbe. Sven l’imita. Quand les ânes furent tout près, ils avaient de quoi nourrir un régiment. On alterna caresses et poignées d’herbe. Dale se refusait à croiser leur regard. Sven était finalement excité, on aurait dit qu’il n’avait jamais vu une bête de sa vie. Il redoubla de surnoms affectueux, et rechigna presque à les quitter. Dale promit de revenir. Le chemin était bordé alternativement de petites portions de forêt et de champs. Ils avançaient capuche sur la tête. Sven sifflotait. Dale se concentrait sur ses pas, et il estimait l’usure de ses chaussures en rêvassant. Il demanda à Sven si la compagnie de la société ne lui manquait pas. Il ne s’étendit pas plus que ça. Parvenus aux abords d’une grande forêt, dans laquelle on aurait dit qu’ils hésitaient à pénétrer, ils firent demi-tour. Essoufflés et les mains et les joues rougies, ils secouèrent un mélange d’eau croupie et de boue glacée accroché à leurs bottes avant de s’avachir à l’intérieur de l’entrepôt.

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Un lecteur, un libraire, entre autres.

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