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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Juste après la vague » (Sandrine Collette)

Après le tsunami, face à l’inexorable montée des eaux, l’impact glacé et pourtant d’une rare tendresse des choix cornéliens et des pulsions dévorantes sur le devenir d’une famille nombreuse tentant de survivre. Une fable liquide sombre et étonnante.

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Alors le cordage se tendit d’un coup, et il pensa qu’il avait accroché un tronc d’arbre qui allait les emmener au large. Il batailla quelques instants, déjà vaincu, la chaîne prise à son poignet. Et il sentit qu’ils avançaient.
D’abord il crut à une illusion, les vertiges qui le prenaient, la tête basculée par les vagues froides. Mais non : la corde le tirait en direction du monticule. Le courant le bousculait furieusement, avide de le ramener en arrière, projetant contre lui des morceaux de bois et des mottes d’herbe arrachées, mais il progressait avec lenteur vers la maison qu’il devinait à présent un peu mieux. Il ne chercha pas à comprendre. Se laissa glisser dans l’eau, Liam et Mattéo toujours sur le dos qui le noyaient à demi, il en aurait pleuré, n’avait plus la force de rien leur dire – juste rester à flot, à la surface malgré les vagues qui s’enroulaient autour d’eux et le vent qui les repoussait, la corde tenait bon, et lorsque le père eut l’ultime espoir qu’ils allaient peut-être s’en sortir, ravagé et incrédule, il leva la tête et les aperçut.
Ils étaient là sur la rive à trente mètres, sauf Lotte et Marion que la mère avait dû enfermer dans la maison. La bouche ouverte sur une plainte de panique, le père murmura leurs noms dans sa tête : Madie, Louie, Perrine, Noé, Émilie, Sidonie. Tous arqués sur la corde, même sa fillette borgne, même son garçonnet chétif, à tirer en rythme chaque fois qu’un Hisse ! phénoménal sortait du corps de la mère, écrasant le souffle du vent, tous à haleter pour remonter vers eux les trois naufragés, ils ne flanchaient pas, malgré les rafales, la pluie et le tonnerre, malgré les vagues qui venaient les faire trébucher, se relevaient les uns les autres, continuaient à treuiller en enroulant la corde autour de l’arbre. Et le père effaré les regardait en découdre avec l’orage et la mer, minuscules sur leur bout de terre giflé par le vent, tête baissée, dos voûté telles des bêtes cambrées sous le mauvais temps, pas un qui céderait, même Sidonie qui ne servait à rien mais agrippait la corde elle aussi, glissant sans cesse, elle allait tomber, rouler jusqu’à l’eau – le père dans un sanglot murmura son nom, pria pour que la mère les oblige à regagner la maison, il suffisait d’un arbre brisé, d’un pan de rive qui s’éboule et ils seraient tous emportés. Mais ils restaient là, criant ensemble pour s’encourager et invectiver le ciel, la corde remontait toujours le courant, et soudain le père sentit la vase sous ses pieds, quelques caillasses, et la terre oui, c’était la terre.
La mère empêcha les enfants de courir vers eux quand ils butèrent sur la rive : la tempête était trop forte pour qu’ils s’approchent du bord. Pata s’agenouilla, le coeur battant fort, Liam toujours dans son dos qui laissa glisser Mattéo derrière lui. Le père les prit par la main, se leva et, dans un effort surhumain, parcourut les quelques mètres qui les séparaient les uns des autres. La mère ouvrit les bras. Le père lâcha les petiots et l’enlaça avec un sanglot ; alors ils accoururent tous dans une clameur qui, un instant, fit taire le vent, les petits, les grands, et tous ils s’étreignirent à s’étouffer, formant une boule compacte et détrempée au milieu de la tempête, un coeur chaud et puissant qui tressautait du rire des gamins, défiant les flots jusqu’à ce que la mère enfin se redresse, les yeux ouverts sous la pluie battante, et dise comme s’ils avaient gagné une guerre :
– On peut rentrer, maintenant.

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Par une nuit d’orage, un pan entier de la grande île volcanique située au large du pays s’est effondré dans l’océan, levant en quelques minutes une vague titanesque qui s’est abattue sur le rivage, noyant les paysages et leurs habitants jusqu’à des dizaines de kilomètres à l’intérieur des terres, ne laissant émergées que de très rares demeures situées sur les hauteurs de quelques collines éparses. Sur l’une d’elles, le père, la mère et leurs huit enfants attendent les secours. Secoués d’orages encore fort impressionnants, les jours passent, peut-être irrémédiablement perdus, et l’aide ne vient pas. Les vivres baissent dangereusement, et l’eau continue inexplicablement à monter, doucement mais inexorablement, sans doute. Il faut désormais se résoudre à partir vers les ex-montagnes, à une bonne semaine d’avirons, vraisemblablement, à bord de la pauvre barque dont ils disposent. Et de ses sept places, au maximum bien serré.

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Le deuxième matin, ce sont déjà de petits animaux, hirsutes et blafards, des êtres sans parole qui se frottent les yeux en se regardant les uns les autres avec mauvaise humeur, comme si la colère avait poussé pendant la nuit et qu’il suffise d’un écart ou d’un mot, un geste de trop, un éternuement. Ils s’habillent sans se laver, sans se coiffer – d’ailleurs ils ne s’habillent pas, enfilant un pantalon par-dessus leur pyjama et allant pieds nus jusqu’à la cuisine où rien ne sent, rien ne bouge. Alors ils se regardent et ils se rappellent, jusque-là ce n’était qu’un songe. Noé s’assied par terre. Ils attendent.
Combien de temps ?
Pour si la mère était simplement en retard. Si elle allait se lever.
Un quart d’heure, un peu plus. En silence. Que la mère chantonne derrière une porte, et ils l’entendront.
Mais personne ne chante.
La réalité les reprend : les parents sont partis. Il n’y a plus de rêve. Ils tournent en rond, vides de tout désir, s’asseyent à table de la même façon que quand la mère était encore là et qu’elle leur servait le petit déjeuner, des galettes grillées et du thé, du chocolat ou de l’eau chaude avec quelques grains de café, juste pour donner du goût, parfois un fruit, une crêpe, des tartines de miel. Se dévisagent entre eux. Qui va le faire ? Louie glisse de sa chaise et ouvre les placards. Dans celui tout en haut, il le sait, se trouvent les gâteaux et les bonbons ; il sait aussi que Madie a dû les emporter, il essaie quand même, pousse un cri. L’étagère est presque pleine, les bonbons sont restés, ceux qu’ils n’ont le droit de grignoter qu’avec parcimonie, verts, rouges, bleus, roses ou jaunes, de la saleté, dit Madie, c’est Pata qui les achète pour faire plaisir aux petiots, ça sert à quoi si on ne peut pas les manger.
Louie les prend tous, les pose au milieu de la table, près de Noé qui éclate de rire et tend le bras. Il écrase une main sur la sienne.
– Faut en prendre qu’un. Sinon on sera malades.

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Sandrine Collette excelle à organiser d’inattendues confrontations, souvent apparemment d’abord entre homme et nature, mutant ensuite rapidement en chocs glaçants dans lesquels l’élément humain dévoyé ou réorienté joue un rôle largement déterminant. La redoutable séquestration forestière dans « Des nœuds d’acier » (2013), la réécriture, moins convaincante, de « La belle et la bête » dans les vignes champenoises de « Un vent de cendres » (2014), ou l’incroyable randonnée hivernale dans les neiges albanaises de « Six fourmis blanches » (2015) témoignent de son singulier pouvoir d’évocation, lui permettant souvent de hisser un sombre fait divers au rang de drame presque shakespearien dans sa force symbolique et dépouillée. En s’appropriant habilement un imaginaire post-tsunami soigneusement retravaillé à sa main, son sixième roman, « Juste après la vague », publié chez Denoël en 2018, insère avec précision une réécriture des dilemmes moraux du « Choix de Sophie » (1979) de William Styron, pour transformer une singulière famille nombreuse, à la fois ordinaire et surprenante, en formidable terrain d’expérimentation romanesque pour création de fable intemporelle, physique et musculeuse, à l’heure des grandes catastrophes climatiques en gestation.

Le matin, Perrine a fait une pâte à crêpes avec des œufs frais, a préparé vingt ou trente galettes d’avance sur la cuisinière encore chaude. Louie a dressé la liste de ce qu’il leur reste à manger, et cela ne coïncide pas avec la liste que leur a laissée Madie, il y a bien moins de choses que prévu, pourtant Perrine avait partagé en petits tas, il ne comprend pas. La fillette avoue : elle a pioché ici et là car ils n’avaient pas assez.
Comment feront-ils les derniers jours ?
Perrine les larmes aux yeux dit qu’elle ne sait pas. Ils avaient faim, voilà tout.
– On va recommencer les tas, murmure Louie. Mais il ne faudra pas les changer, t’entends ?

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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