Deux orientations récentes saisissantes et cinq jalons précieux dans l’œuvre redoutable et cohérente de compréhension intime du pouvoir hypnotique du spectaculaire marchand conduite poétiquement depuis 1999 par Patrick Bouvet.
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Égrenés entre les petits monuments de poésie contemporaine, rockeuse, rusée, politique et incisive que sont « In situ » (1999), « Shot » (2000) ou encore « Canons » (2007), Patrick Bouvet avait publié un certain nombre de textes plus courts aux éditions Inventaire / Invention. Épuisés depuis un certain temps, une partie de ces textes sont aujourd’hui réédités aux éditions Jou, assortis de deux nouveautés de 2019, « Corps migrant » et « Cloacanard », sous le titre d’ensemble engageant de « Pistes – Vol. 1 », et c’est une véritable joie de voir ainsi poursuivie et (re)complétée l’œuvre de l’une des voix les plus singulières aujourd’hui au travail poétique pour notre compréhension du contemporain spectaculaire marchand, de ses ressorts, de ses racines, et de ce qui l’ancre hélas si fort en nous.
Wim
Spinoza du XXIe siècle
demande à la machine
ce que peut un corps
et devant ce spectacle
le visiteur / voyeur se sent
troublé
s’imaginant privé / délivré
de la machination
du vivant
comme arrivé
au bout du rouleau
(« Cloacanard »)
« Cloacanard » (2019) transforme sous nos yeux la machine artistique infernale que fut le système digestif artificiel « Cloaca » de Wim Delvoye en une forme de feu d’artifice terminal d’un devenir mécanique marketable, appuyé au fil des années et des siècles par le « Canard digérateur » de Vaucanson, mais aussi par « Les temps modernes » de Charlie Chaplin ou « Mon oncle » de Jacques Tati, « La Broyeuse de chocolat » de Marcel Duchamp ou les « Merda d’artista » de Piero Manzoni.
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La « Cloaca » de Wim Delvoye (2000)
elle raconte avoir
au plus fort de sa crise
vu le sol s’ouvrir sur un inframonde
où s’affrontaient des créatures terribles
une guerre totale
entre la mythologie aztèque
la mythologie mésopotamienne
et la mythologie hollywoodisneyienne
(« Corps migrant »)
« Corps migrant » (2019) enfonce un coin particulier et terriblement actuel dans le champ d’expérimentation langagière et politique de Patrick Bouvet, comme si, en quelque sorte, après la synthèse provisoire que constituait « Petite histoire du spectacle industriel » (2017) et le grappin d’abordage lancé en direction du pur divertissement numérique avec « Trip machine » (2018), le temps était venu à la fois d’un retour sur soi et sur son imaginaire propre (« Le livre du dedans ») et d’une confrontation majeure entre le divertissement industriel persévérant dans son être à lui et les corps broyés, directement ou indirectement, des 272 millions de réfugiés dans le monde en 2019.
leurs affaires restent
dans des sacs en plastique
l’espoir de partir est toujours
présent
malgré le dénuement
« nous allons bouger
forcément
mais je ne sais pas s’il existe un endroit
où je vais pouvoir me retrouver »
lance-t-elle en regardant tristement
par la fenêtre
(« Corps migrant »)
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Dans le cheminement de cette œuvre électroluminescente et redoutablement cohérente, il est ainsi ô combien précieux de pouvoir de surcroît à nouveau disposer des jalons que sont « Ciel à l’envers » (2000), avec son lien aiguisé déjà entre management contemporain et divertissement spectaculaire, « Expérience » (2001), avec sa rythmique spécifique de l’innovation signifiante sur 35 années récentes d’art contemporain, « Client zéro » (2002), avec ses raffinements d’études du comportement du consommateur et son merchandising tentaculaire, « Flashes » (2005), avec son incrustation de la guerre télégénique et des drames américains jaillissant des omniprésentes armes à feu dans notre divertissement involontaire habituel, et « Nouvel âge » (2006), avec sa mise en scène implacable des fausses échappatoires intégrées proposées par les gourous de tous ordres (« Nouvel âge » dont les trois dernières strophes comptent peut-être bien parmi les plus signifiantes de la poésie contemporaine). Tous les cinq plus brefs, ils viendront tous contribuer à synthétiser « Canons » en 2007, puis à faire exploser « Pulsion lumière » en 2012 et « Carte son » en 2014. Et c’est ainsi que la poésie de Patrick Bouvet, se déployant au long cours, nous donne à penser et à ressentir, peut-être bien davantage encore que les incises d’Éric Vuillard – et de son emblématique « Tristesse de la Terre – Une histoire de Buffalo Bill Cody » (2014) -, le pouvoir hypnotique de ce que le capitalisme tardif dispose avec brio autour de nous et en nous.
1992
réalisation
d’un monument
aux morts
l’information
prostituée
l’information
et ses morts
autoportrait
devant un paysage
d’informations
spectateur
toxicomane
dont la perception change
selon la position
de la caméra
(« Expérience »)
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Discussion
Rétroliens/Pings
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