Parmi les brouillards et les tombes, c’est un combat complexe que mène la poésie de « Brumaire », pour arracher in extremis et en beauté sa victoire sur la tentation de la noirceur.
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Les éditions Mesures poursuivaient cet automne la publication de ce singulier monument mémoriel et poétique que constitue le « Sur champ de sable » de Françoise Morvan. Après « Assomption » et « Buée », leurs étés échappés des contes de l’enfance et leurs mois plus indistincts régénérant la mémoire à partir de gestes arrachés au quotidien, « Brumaire », comme le précise sa notice, « n’évoque pas seulement les brumes de novembre », mais travaille ses métaphores en profondeur pour glisser vers ce qui se trame autour de la Toussaint et des cimetières qui s’y associent inévitablement.
Memento mori
Le papillon de nuit qui tombe
Sur le plancher lavé au savon noir
Masque en effigie rire aztèque
Memento mori que la flamme absorbe
Est-il ainsi si étonnant que s’immiscent, parmi ces premiers frimas et parmi ce qui pourrait en sortir, des échos potentiellement tropicaux (là aussi, le conte lancé à la veillée, matériau anthropologique par excellence, mais plus encore support de la mémoire en formation, n’est jamais bien loin) évoquant à l’occasion le Patrick Chamoiseau de « Le papillon et la lumière », pour un premier paradoxe de ce novembre-ci ?
Les deux premiers volumes de cette poésie, hantée et pourtant extraordinairement bienveillante, traitaient déjà, subrepticement ou explicitement, de résistance : résistance de l’enfant en nous qui cherche sa petite lumière, résistance de l’adolescent qui ne veut pas se voir arracher ses souvenirs. « Brumaire » développe en beauté une résistance plus adulte, plus puissante face aux frimas de la vie, que la notice énonce pour partie : « Par ces automnes noirs de l’âge adulte, la force des trahisons, des angoisses et des disparitions donne l’impression de descendre vers la Toussaint, étrange fête des morts où l’absence est celle même de ceux qui la célèbrent. »
Empire
La main s’appuie au bord poreux du mur
Un peu de sciure âpre absorbe
Le sang le bruit des pas le soleil gris framboise
Un scarabée se creuse un abri sous la terre
Et le vieillard qui parle emploie le mot d’empire
Comme on déploie un drapeau de velours
Empire oligarchie objet de marchandage
Un bloc de chair que le vitrail arrache
Translucide et rouge à reflet bleuâtre
Est figé sur le marbre du boucher
On célèbre un deuil aux rumeurs de l’orgue
L’église est grande ouverte au froid
Et le siècle est stable et l’empire est lent
Dans le balancement de l’air
Entre les grands plateaux de cuivre
Leur poids sans ombre endormi
Les clameurs le marbre et les reflets doubles
Le vieux mur de pierre où la main se crispe
Rouge aussi gercée rongée de crevasses
Continuant d’effriter le sable entre les schistes
Et d’écorcher les lichens secs.
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Pour déchiffrer le cimetière, et neutraliser le cas échéant le délétère qui s’y accumule si l’on n’y prend garde, il faudra le recours à une poésie nouvelle dans le cycle « Sur champ de sable », une poésie encore plus dense sans doute que dans les deux volumes précédents, une poésie plus féroce ne laissant plus désormais de véritable place au propos respiratoire en prose, une incantation de défense qui doit se nourrir d’alliés imprévus ou improbables. Les métiers d’aujourd’hui ou d’autrefois qui rôdent autour de cet enclos ambigu, de ce nid de songes exposés au noir, devront être retravaillés par la mémoire, relus par l’ingéniosité complice, confrontés même aux imaginaires à facettes qu’ils sécrètent, dans ce travail de va-et-vient haletant et éblouissant où Françoise Morvan nous a montré, déjà, qu’elle excellait – et c’est par ce travail du mot et de la langue qu’ils trouveront peut-être in fine leur vertu conjuratoire, et salvatrice.
Armurier
Tandis que l’armurier dispose ses couteaux
Le soir tombant rougit les arbres de la place
Où les enfants jouent à la guerre
Poussant des cris d’assassinés
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Fossoyeur, par Viktor Vasnetsov (1871)
En une poésie qui ne cherche pas à masquer les blessures, ni à nier la corrosion des êtres et des choses, mais à organiser une coalition face à un pouvoir d’écrasement et d’oblitération, Françoise Morvan assemble ainsi une armée subtilement hétéroclite, mais à la cohérence secrète, de fossoyeurs et de marbriers, de forgerons et de chasseurs, de cantonniers et de défricheurs, de fleuristes et de sculpteurs, de repasseuses et de sonneurs, pour, ensemble, faire face.
Schiste
Qui a creusé la terre a creusé le temps
Dit un vieillard à dents grises
Et sa voix qui se heurte aux raideurs du schiste
Prend à son décours le son caverneux de la pierre
La carrière est ouverte au ciel d’octobre
Comme un coquillage à flancs moulurés
Déroulant ses spirales en moirures
Bleu noir roussi de rouille et d’ocre
Plus précieux d’être inclus dans les volutes
Englobant des reflets de conque
Les raidillons creusés dans les à-pic
Entourent la semence et l’air vide autour.
Poésie singulière jaillie de la tentation de la noirceur, poésie initialement décharnée oscillant au bord du désespoir pour s’en arracher avec le secours d’une armée familière, presque littéralement ressuscitée des morts – et en tout cas des abîmes de la mémoire trahie et défaillante -, « Brumaire » hausse le ton, et réussit la somptueuse fusion défensive du familier (qu’il a fallu retrouver, relire et réinterpréter) et du légendaire, progressivement dégagé de sa gangue inoffensive pour redevenir, décapé à la lucidité historique adulte, le ferment de révolte, et le chaudron bouillonnant d’une sorcellerie de la résistance face à ce qui nous broierait sinon.
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Remembrement
Un ciel trop blanc brouillé de lueurs floconneuses
Remue en tournant comme on barate un lait caillé
Un goéland tournoie sur un taillis de branches
Les feux fument au loin devant le vide
Des arbres qui étaient sur ces talus marbrés de brume
Ne restent que ces floculations blanches
Qui se perdent déjà comme se perd le souvenir
Arasement du temps limbes de la mémoire.
(…)
Le parjure
Celui qui trahissait dans l’ombre
Et semblait si glorieux dans la lumière
Clair auréolé de sa renommée
À lui l’absinthe à goût de fer et le fiel
Gorgeant l’éponge d’un sang jaune
Séché comme un faisceau d’échardes
Et toi, passant, tiens pour maléfices
Le soleil obscur des médailles
Et ces trophées qui rouillent sur la pierre.
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Discussion
Rétroliens/Pings
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