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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Les jardins de la lune » – Le Livre des Martyrs 1 (Steven Erikson)

Le premier volume d’une saga de fantasy épique, cataclysmique et joliment monstrueuse.

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C’est certainement Stephen R. Donaldson qui avait le premier développé, à grande échelle, une fantasy littéraire d’une noirceur jusqu’alors inconnue, cruelle et grinçante, avec les six volumes initiaux de ses « Chroniques de Thomas l’Incrédule », publiées entre 1979 et 1983. C’est sans doute Glen Cook qui avait le premier introduit une tonalité proprement militaire dans l’univers de la dark fantasy, avec son unité mercenaire légendaire, dans les dix tomes de « La compagnie noire », entre 1984 et 2000 (il faudrait aussi noter dans ce cas, il est vrai, l’hilarant et très parodique « Grunts ! » de Mary Gentle en 1992). Lorsque l’archéologue et anthropologue (de formation) canadien Steven Erikson publie à son tour, à quarante ans, le premier des dix tomes de son « Livre des Martyrs », en 1999, il n’est donc guère surprenant que ces deux grands auteurs saluent sa performance littéraire, et que lui-même souligne immédiatement sa profonde dette à leur égard à tous deux. Les esthètes parmi vous noteront qu’un an auparavant, en 1998, Alain Bashung nous offrait l’album « Fantaisie militaire » et sa fabuleuse chanson « La nuit je mens », notamment, ce qui ne saurait être une véritable coïncidence, bien entendu.

Depuis quelques décennies, l’empire malazéen domine une grande partie du monde connu, par la puissance de ses armées, de leur technicité militaire, conventionnelle comme magique, de sa ruse diplomatique occasionnelle, et de son service spécial d’espionnage et de contre-espionnage, la Griffe, service chargé également, en toute simplicité, des assassinats politiques. Si la prospérité et la stabilité des régions centrales de l’Empire semblent de prime abord indéniables, il semble bien que la contrepartie en soit d’intenses et permanentes guerres périphériques, menées contre diverses nations ou populations menaçantes, ou peut-être simplement rétives à l’expansion malazéenne.

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Sur la première colline, le Grand Mage Tayschrenn leva les bras. Un arc de flammes dorées apparut entre ses mains, avant de rouler  vers le haut en formant une vague de plus en plus grande en s’approchant de Sangdelune. Le sortilège percuta le roc noir et des blocs de pierre éclatèrent. Une pluie de mort s’abattit sur la ville de Pale et au milieu des légions malazéennes déployées dans la plaine.
– C’est parti, dit Calot dans un souffle.
Un grand silence suivit ce premier assaut de Tayschrenn, à peine troublé par les retombées de débris sur les tuiles des toits de la ville et par les lointains gémissements des soldats blessés. Tous les regards étaient braqués vers le ciel.
La réponse ne fut pas celle escomptée.
Un nuage noir enveloppa Sangdelune, suivi par des cris faibles et perçants. Peu après, le nuage explosa en une multitude de fragments et Loquevoile comprit enfin de quoi il s’agissait. Des corbeaux.
Des milliers et des milliers de Grands Corbeaux. Ils devaient nicher parmi les escarpements et les creux de la surface de la Lune. Leurs cris se changèrent en une cacophonie outragée. Tournoyant, ils s’éloignèrent de la Lune. Avec plus de quatre mètres d’envergure, ils étaient capables de s’élever très haut au-dessus de la ville et de la plaine.
Dans le cœur de Loquevoile, la peur fit place à la terreur. Toupet ricana et pivota vers Calot et elle.
– Voilà les messagers de la Lune, collègues ! s’exclama-t-il, les yeux étincelant de folie. Ces charognards !
Rejetant sa cape en arrière, il leva les bras en l’air.
– Imaginez un seigneur qui parvient à nourrir grassement trente mille Grands Corbeaux !
Une silhouette avait surgi sur la corniche devant le portail, bras levés, une longue chevelure argentée flottant dans son dos.
La Crinière du Chaos. Anomander Rake. Le seigneur des Tistes Andii à peau noire, qui a vu défiler cent mille hivers, qui a goûté au sang des dragons ; qui dirige les derniers de sa race assis sur le Trône d’Affliction, dans un royaume tragique et maudit – un royaume sans terre.
Anomander Rake semblait minuscule face à l’édifice flottant, presque irréel à cette distance. Mais cette illusion n’allait pas tarder à voler en éclats. L’aura de pouvoir du seigneur de la Lune s’épanouit et Loquevoile en eut le souffle coupé. La voir de si loin…
– Canalisez vos Garennes, ordonna-t-elle d’une voix fêlée. Maintenant.
Alors même que Rake rassemblait ses forces, deux boules de feu bleu s’élevèrent à toute allure depuis la colline du milieu. Elles heurtèrent la Lune près de sa base et l’ébranlèrent. Tayschrenn lança une autre vague de flammes dorées, qui se fracassèrent sur Sangdelune dans un jaillissement d’écume ambrée et de flammèches rougeoyantes.
Le seigneur de la Lune réagit. Une onde noire et frémissante déferla sur la première colline. Le Grand Mage voulut la dévier et tomba à genoux. La magie ravagea l’espace autour de lui puis dévala les pentes, engloutissant les rangées de soldats les plus proches. Loquevoile vit un éclair bleu nuit embraser les malheureux, suivi d’un grondement sourd qui se propagea à travers le sol. La lueur se dissipa. Les soldats gisaient là, fauchés comme du chaume.
De la sorcellerie Kurald Galain. De la magie Ancienne, le Souffle du Chaos.

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Cet univers complexe, où puissances divines et quasi-divines arpentent à l’occasion la terre des mortels, où la sorcellerie, omniprésente, provoque bien souvent d’hallucinantes boucheries, où les intrigues peuvent se développer sur des décennies entières, est d’abord issu du formidable travail effectué par Steven Erikson et par son ami Ian C. Esslemont (qui écrira ensuite également ses propres romans mettant en jeu l’empire malazéen et son monde ramifié), dans les années 1980, dans le cadre de leur activité de rôlistes (dans le système de jeu GURPS). Comme dans les plus belles tentatives littéraires issues de ce type de background (on songera fatalement, par exemple, au captivant « Gagner la guerre » de Jean-Philippe Jaworski), les marqueurs du jeu de rôle demeurent souvent visibles (ajoutant une touche réjouissante pour les lectrices et lecteurs rôlistes, justement, et donnant une patte particulière pour les autres) – ce premier volume étant toutefois, curieusement, moins irrigué par ses origines (si l’on excepte, par exemple, la précieuse et rusée classe de personnage que constitue le sapeur / artificier) que le deuxième, « Les Portes de la Maison des morts », dont ce blog vous entretiendra prochainement.

Il s’ébroua, puis traversa la pièce. Les pigeons s’écartèrent sur son passage, roucoulant de plus belle. La porte du bureau du capitaine était entrouverte. Une lumière poussiéreuse filtrait à travers les joints irréguliers des volets clos. Rengainant son épée, Paran entra dans la pièce. Le capitaine était encore assis sur sa chaise, le visage gonflé et tuméfié bleu, vert et gris.
Le lieutenant balaya des plumes humides sur le dessus de la table pour fouiller des rouleaux de papyrus. Les feuilles se désagrégèrent aussitôt, pourries et grasses sous ses doigts.
Quelqu’un avait minutieusement tout effacé derrière son passage.
Rebroussant chemin, Paran retraversa rapidement la première salle pour retrouver la chaude lumière du jour. Il referma ensuite la porte de la gendarmerie, comme l’avaient sans doute fait les villageois.
La floraison sinistre de la sorcellerie était une souillure que peu de gens étaient prêts à examiner de près. Elle avait une furieuse tendance à se propager.
Le lieutenant détacha sa jument, remonta en selle et quitta le bourg abandonné.
Sans un regard en arrière.

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Le Haut Poing Dujek ® YapAttack

Il serait vain (en même temps que désagréable pour la surprise et l’émerveillement) de tenter de raconter même les grandes lignes des intrigues cataclysmiques qui vont éclore puis se dénouer au fil de ces dix romans étagés entre 1999 et 2011. Retenons seulement que peu d’éléments situés à hauteur d’homme ou de femme (ou d’être « ordinaire ») seront gratuits, et que l’énorme majorité des éléments retenus par la narration trouveront tôt ou tard leur place dans le dessein d’ensemble.

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent devant la tente de commandement. L’unique sentinelle qui montait la garde à la porte leur adressa un salut nerveux. Loquevoile s’arrêta, le dévisageant attentivement :
– 7ème régiment ?
L’homme acquiesça en évitant son regard.
– Oui, Magicienne. 3ème escouade.
– Il me semblait bien vous avoir déjà vu. Transmettez mes amitiés au sergent Rouilleux.
Elle se rapprocha :
– Des invités de marque, soldat ?
Le militaire tiqua.
– Pour ça oui, Magicienne. Difficile de marquer davantage.
Loquevoile lança un coup d’œil à Calot, qui attendait devant le rabat de la tente. Le mage gonfla les joues avec une expression comique.
– Je pensais bien l’avoir flairé, celui-là.
Loquevoile grimaça. La sentinelle suait à grosses gouttes sous son casque de fer.
– Merci de l’avertissement, soldat.
– C’est toujours donnant donnant, Magicienne.
L’homme lui adressa un second salut, plus sec et d’une certaine manière, plus personnel.
Des années et des années que cela dure. Que j’essaie de les convaincre que je suis de leur famille, de la 2ème armée – la plus vieille unité encore indemne, une de celles de l’Empereur. Toujours donnant donnant, Magicienne : sauvez nos peaux, nous sauverons la vôtre. Au fond, c’est cela la famille. Pourquoi faut-il donc que je me sente toujours si étrangère de mon côté ? Elle lui rendit son salut.

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Quelques personnages hauts en couleurs du « Livre des Martyrs » ® Slaine69

Après deux tentatives n’ayant pas dépassé le tome 1, en 2001 et en 2007, chez Buchet-Chastel et chez Calmann-Lévy, ce sont les jeunes éditions Léha qui se sont lancées dans cette aventure éditoriale hors du commun, avec la parution de ce premier volume, traduit par Emmanuel Chastellière, à l’automne 2018 (deux autres, « Les Portes de la Maison des Morts » et « Les souvenirs de la glace », ont déjà été publiés en cet été 2019, un quatrième volume, « La maison des chaînes », est annoncé pour octobre). Et l’on peut déjà, avec ces trois premiers tomes, avoir la confirmation que cette saga est sans doute l’une des plus joliment enchevêtrées et paranoïaques au sein du genre fantasy.

– Et vous ? s’enquit Ben le Vif. Qu’allez-vous faire ?
Le sergent perçut dans la voix du sorcier un espoir mal dissimulé. Sans doute aurait-il voulu des indications, ou peut-être une confirmation comme quoi ils avaient fait le bon choix. Un peu tard pour ça… Mésangeai éprouva néanmoins une pointe de regret à l’idée de ne pouvoir donner à Ben le Vif ce dont celui-ci avait le plus besoin, d’être incapable de lui dire que tout irait pour le mieux. Il s’accroupit, le regard braqué sur Pale.
– Ce que je vais faire, Ben ? Réfléchir. Très sérieusement. Je vous ai écoutés, Kalam et toi, Maillet et Violain. Même Gogues est venu déblatérer dans mon oreille. À mon tour maintenant. Alors fiche-moi la paix et emmène cette maudite gamine avec toi.
Ben tressaillit, semblant se recroqueviller sur lui-même. Quelque chose dans les paroles de son sergent l’avait rendu très malheureux, ou peut-être était-ce leur totalité.
Mésangeai était trop las pour s’en soucier. Il devait songer à leur nouvelle mission. S’il avait été un homme pieux, il aurait versé du sang dans le Bol de Goule en invoquant les ombres de ses ancêtres. Même s’il détestait l’admettre, il partageait le sentiment général de l’escouade. Quelqu’un, au sein de l’Empire, voulait la disparition des Brûleurs de Ponts.
Pale était désormais derrière eux. De ce cauchemar, il ne lui restait plus qu’un goût de cendre sur la langue. Leur prochaine destination se profilait à l’horizon : la légendaire ville de Darujhistan. Et Mésangeai pressentait qu’un nouveau cauchemar était sur le point de débuter.

Grâces soient rendues à Noëlle, Emmanuel et Julien, amies et amis qui ont su trouver les mots pour me convaincre de plonger dans cet océan-ci, moi qui étais ces derniers temps plutôt blasé vis-à-vis des grands fleuves de la fantasy contemporaine, même si d’intenses et heureuses surprises récentes, telles que le cycle celtique de Jean-Philippe Jaworski ou le cycle de Syffe de Patrick K. Dewdney, m’ont rappelé à point nommé que ce genre littéraire n’était pas condamné, comme je l’avais craint un moment, à la répétition plus ou moins déguisée de quelques tropes ressassées, loin de là. La lecture de Nébal, dans Bifrost, est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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