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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Bernard-Marie Koltès » (Arnaud Maïsetti)

Une magnifique biographie de Bernard-Marie Koltès, concoctée au plus près de sa création et de son écriture.

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Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous.

Ces mots de Bernard-Marie Koltès, extraits de « Une part de ma vie », Arnaud Maïsetti les place en premier exergue de la belle biographie qu’il consacre à l’auteur, publiée aux éditions de Minuit en février 2018. À la différence de l’approche retenue par Anne Ubersfeld en 2001, très analytique et séparant la biographie proprement dite de l’analyse de l’œuvre et de son impact sur la dramaturgie contemporaine, ou de celle de Brigitte Salino en 2009, plus rapide, et en se démarquant logiquement des nombreux travaux universitaires ou para-universitaires fouillant, souvent avec bonheur, certains aspects particuliers de l’écriture de Koltès, Arnaud Maïsetti a choisi de respecter presque à la lettre un fil chronologique, mêlant intimement la vie, les rencontres, les quêtes, les voyages, les processus d’écriture et les passages à la scène.

À la vie de Bernard-Marie Koltès sont attachés le privilège du secret et l’appel du désir. Au secret, sa vie tout entière paraît vouée comme à un pacte. Et au désir, l’écriture est son serment qui le révèle.
Emporté à quarante et un ans, en 1989, Bernard-Marie Koltès n’aura pas seulement laissé une œuvre, mais aussi son inachèvement qui la constitue finalement de part en part.
De son vivant, dix ans durant, son œuvre fut célébrée, montée par Patrice Chéreau qui la choisit en contemporain essentiel, et pendant dix ans elle fut ainsi reconnue comme celle de notre temps ; dix ans ensuite elle fut lue et commentée, reprise et éditée, dressée au rang des classiques du présent ; depuis dix ans, on la joue sur toutes les scènes du monde.
Trente ans après sa disparition, la vie et son pacte demeurent intacts : ce qui lie l’expérience aux secrets qui exigent en soi de rejoindre les territoires les plus vifs où la vie elle-même serait de nouveau possible et réinventée à rebours des origines. Dès lors, ce qu’on croyait appartenir au camp de l’œuvre, sa faculté à rebattre les cartes de l’art, relève aussi de part en part de la vie, d’une articulation intime entre l’expérience et l’écriture, une façon neuve de penser le monde qui le renouvelle.
Ce que nous laisse Bernard-Marie Koltès, ce n’est en rien l’exemple d’une vie ou l’héritage d’une œuvre, mais cette faculté à éprouver dans la vie les forces capables de reconquérir des territoires de fiction, et par là des imaginaires intimes, politiques ou érotiques essentiels pour que nous puissions, en retour et en partage, habiter ce monde et le rendre possible, percevoir la nature des corps qui peuplent notre histoire et en reprendre possession.

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Il me semble que le choix d’approche retenu par Arnaud Maïsetti a en effet été particulièrement fructueux : il permet de réaliser, beaucoup plus vivement que dans les travaux existants précédents, à quel point, et ce presque dès les débuts strasbourgeois de « Les amertumes », « La marche » ou « Procès ivre », et naturellement plus encore à partir de la curieuse rampe d’envol que fut « Sallinger », puis du triomphe précoce, en réalité, de « Combat de nègre et de chiens » et de la grande rencontre avec Patrice Chéreau, il y aura toujours chez l’écrivain une étroite intrication des rencontres et des voyages comme déclencheurs, un usage de facto de l’insatisfaction comme moteur essentiel de l’écriture, et une frustration presque permanente, même si acceptée tant bien que mal, face au délai séparant l’écriture de la scène, condamnant Bernard-Marie Koltès, de façon sans doute encore plus intense que d’autres dramaturges, à vivre son art comme un perpétuel décalage.

D’une radicalité profonde et offerte cependant à une reconnaissance immédiate, l’œuvre de Koltès ne peut se lire qu’en regard de cette vie, non pas qu’elle l’explique, ou la prouve, mais parce que Koltès a fait de sa vie l’expérience même, esthétique et politique, de ces conquêtes, où il s’agissait avant tout de trouver, voire d’inventer, les espaces où se donner naissance, pour pouvoir donner naissance à l’écriture, et réinventer les fables susceptibles de nous réapproprier le monde.
C’est dans cette mesure que raconter ce que fut la vie de Bernard-Marie Koltès a un sens, et c’est pourquoi ce sens porte avec lui le refus de s’attacher aux événements superficiels de l’existence, pour mieux lire dans les articulations de l’œuvre et de l’expérience ce que cet auteur inventa pour nous : une manière d’inventer dans l’écriture la vie : la sienne ou la nôtre, comme celle de notre temps.

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Voyages décisifs, chacun à leur manière spécifique, au Nigéria, à New York ou au Guatemala, quête d’une expression singulière dans l’écriture, avec les hésitations entre les moments « Quai Ouest » et « Dans la solitude des champs de coton », et autour de l’unique roman, « La fuite à cheval très loin de la ville », combat effréné face à la maladie qui gagne alors, pour parvenir à conclure l’extraordinaire « Roberto Zucco », presque in extremis, tout en nourrissant les intenses discussions autour de la mise en scène et autour de ses quêtes personnelles : Arnaud Maïsetti nous donne abondamment à voir, à penser et à ressentir, en pourtant à peine plus de 300 pages, en confrontant habilement les données factuelles et chronologiques aux questions abordées dans la correspondance de l’auteur et dans divers entretiens avec des personnes essentielles, dont au premier chef François Koltès, auteur lui-même et frère aîné de Bernard-Marie. Au même titre que le superbe hommage poétique et théâtral concocté par Hans Limon cette année, « Dans la nuit de Koltès », cette biographie magistrale s’impose comme un texte indispensable, non seulement pour les amatrices et amateurs du grand dramaturge et écrivain, mais aussi plus généralement encore, pour celles et ceux qui souhaitent toujours mieux comprendre comment s’élabore la grande littérature, et ce qui la relie à la politique et à la vie.

« J’ai vécu des expériences décisives, mais elles sont irracontables. » Je voudrais ici seulement approcher l’irracontable de ces expériences – non en vertu d’un savoir qui saurait les expliquer par la preuve, plutôt chercher dans un parcours les traces de quelques trajectoires fuyantes qui dessinent comme des constellations de sens et d’intensité pour notre présent.

Une grande soirée d’hommage à Bernard-Marie Koltès, avec de nombreux débats, mises en voix et lectures, sera organisée par la librairie Charybde à Ground Control (81 rue du Charolais 75012 Paris) vendredi 15 novembre prochain. Accès libre et gratuit, bien entendu.

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